Anne-Sophie Nouvel et Loup Espargilière dévoilent à Paris la «charte pour un journalisme à la hauteur de l'urgence écoloqique », le 14 septembre (capture d'écran Facebook live).

© Crédits photo : Anne-Sophie Nouvel et Loup Espargilière (capture d'écran Facebook live).

Les journalistes pionniers sur l’écologie commentent le « tournant vert » des médias

Depuis plus de vingt ans, ils ont défriché une thématique qui ne mobilisait pas dans les rédactions. Pionniers sur l’environnement, peu écoutés, taxés de militantisme, comment ces journalistes accueillent-ils les engagements pris par Radio France ou France Médias Monde (RFI, France 24), et la charte « pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique » ?

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Réduction du bilan carbone, formation des équipes sur les questions environnementales… France Média Monde et Radio France ont annoncé prendre un tournant vert, en s’engageant publiquement à mieux traiter le sujet via une série de mesures.. Mi-septembre, c’est une charte « pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique  » qui a été adoptée par une trentaine de rédactions françaises (Reporterre, Mediapart, 20minutes, France Médias Monde), ainsi que 500 journalistes et plusieurs écoles reconnues par la profession. Les co-organisateurs, la journaliste indépendante Anne-Sophie Novel et Loup Espargilière, fondateur du média Vert, indiquent vouloir « réconcilier les citoyens et les journalistes autour d’un texte  », pour faire mieux. En dix points, elle exhorte les professionnels à « traiter le climat, le vivant et la justice sociale de manière transversale  » plutôt qu’en rubriques, « faire œuvre de pédagogie  » en expliquant les données scientifiques complexes, « consolider l’indépendance des rédactions » par rapport aux propriétaires de leur média, ou « pratiquer un journalisme bas carbone  », en utilisant des outils moins polluants ou en favorisant le recours aux journalistes locaux. Les étoiles s’alignent pour une thématique qui a mis des décennies à acquérir ses lettres de noblesse.

Si des journalistes historiques de l’environnement saluent la démarche, ils n’y voient pas de révolution. « J’ai signé mais il n’y a rien que de très normal pour moi, c’est comme ça que j’exerce le métier depuis près de trente ans », affirme Denis Delbecq, qui fut à l’origine de la page « Terre » de Libération, en 2003, la toute première dédiée au sujet dans un grand quotidien français. Il n’a pas été consulté pour élaborer la charte, pas plus qu’Éliane Patriarca, qui travaillait avec lui à l’époque : « même si je partage ce qui y est dit, il y a une attitude assez moraliste et naïve qui empêche de s’interroger sur ce qui a freiné nos développements à l’époque », constate-t-elle. Selon la journaliste indépendante, il y a, de la part de cette nouvelle garde du journalisme écologiste, une ignorance des combats des confrères qui ont défriché une spécialisation qui ne jouissait pas de l’engouement actuel. Une reconnaissance liée à une aggravation du dérèglement climatique ces dernières années, dont les conséquences font l’actualité (canicules, sécheresse, inondations…) et s'imposent dans le débat politique.

« Une rubrique agaçante et ignorée »

Au sein de la rédaction de Libération à l’époque, Éliane Patriarca raconte qu’on reprochait à la rubrique « Terre » ses sujets « anxiogènes ». « Le sujet n’intéressait pas, ce n’était pas une rubrique noble ». Pour Denis Cheissoux, pionnier du journalisme environnemental qui porte l’émission « CO2 mon amour » (anciennement « Chassez le naturel ») depuis vingt ans sur France Inter, et signataire de la charte, elle était bien « plus que sacrifiée : c’est une rubrique qui était agaçante et ignorée : on ne savait pas par quel bout la prendre, puisqu’elle comportait beaucoup d’interdictions pour une époque qui ne concevait pas la nature autrement que comme un cadre décoratif pour ses loisirs ». Il se souvient d’une presse où il fallait raconter une histoire sans plomber le lecteur. Docteur en physique, Denis Delbecq, a été journaliste scientifique à Libé, avant de rejoindre la page « Terre ». C’est ce qui l’a sensibilisé à ces sujets, en traitant notamment d’environnement, de biodiversité et de climat. « Je pressentais que les questions liées à ces sujets prenaient de l’importance et je savais qu’un jour, l’environnement allait monter en force, alors autant être les premiers ». Il a présenté son idée en 2001 à Serge July qui dirigeait le journal, en insistant sur une approche transversale.

Un timing impeccable puisque selon le chercheur Jean-Baptiste Comby, les années 2000 marquent un intérêt croissant pour l’environnement. Cela commence avec Les Echos qui désignent un journaliste spécialisé en 1998. Puis Le Point lance une rubrique hebdomadaire dédiée trois ans plus tard et enfin la page « Terre » de Libé, la première quotidienne. Mais même établie, la rubrique était la première menacée, que ce soit par les collègues en interne, par les difficultés financières touchant le journal, ou tout simplement par la priorité accordée à d’autres thématiques. Denis Cheissoux énumère, par ordre d’importance, les priorités : la politique, l’économie, l’étranger, le social, le sport, la culture, et en dernier, l’environnement. Éliane Patriarca salue la confiance placée par la direction de la rédaction (Serge July et Antoine de Gaudemar) dans la rubrique « Terre » à sa création en 2003, lui accordant une place de choix au début du journal, face à la rubrique « Monde ». Mais « un arbitrage était nécessaire pour maintenir chaque jour sa présence dans les pages du journal : des chefs de service n’y étaient pas forcément favorables, car ces sujets leur paraissaient secondaires », se souvient-elle. Par sa nature transversale, la thématique pouvait créer des « tensions avec les services économie ou étranger, selon ce qui les arrangeait », se souvient Denis Delbecq, satisfait d’avoir tout de même réussi à faire passer le tsunami en Indonésie du statut de brève à la Une du journal. Libération sera l’un des rares titres d’Europe à l’avoir fait. Mais « Terre » sera fusionnée avec la rubrique « Sciences », dont les journalistes n’étaient pas sur même la longueur d’onde, avant d’être fondue dans le service Économie en 2008, qui l’enterrera en la privant de sa transversalité essentielle. « Un sabotage », abondent les deux journalistes. 

Journalistes ou khmer verts ?

Quand un journaliste se spécialise sur une thématique, il est admis qu’il ait une affinité personnelle avec son sujet. Pas quand il est journaliste environnemental : la rubrique « Terre » de Libération était appelée « page des ONG » en interne. « On nous accusait d’être militants avant d’être journalistes, même si nos articles étaient étayés scientifiquement  », déplore Éliane Patriarca. « On nous a traitées, Laure Noualhat et moi, de khmers vertes, de militantes trop proches des ONG – par méconnaissance de celles-ci car la plupart étaient équipées d’un conseil scientifique et faisaient un vrai travail de recherche et de documentation. » Dans un article de la revue Réseaux, le sociologue Jean-Baptiste Comby rappelait les origines du préjugé qui lie les journalistes environnementaux à un militantisme qui décrédibilise leur travail. Ce thème apparaît à la fin des années soixante dans les médias généralistes. C’est à cette époque que se crée l’Association des journalistes-écrivains pour la nature et l’environnement, « liée à la Fédération française des sociétés de protection de la nature [devenue France Nature Environnement depuis 1989, ndlr], (...) lieu d’échange et d’élaboration des revendications naturalistes et écologistes ». Les JNE participent « activement » à la campagne présidentielle de René Dumont en 1974, premier candidat représentant les intérêts environnementaux. Cette proximité du journalisme environnemental avec le mouvement écologiste « s’apparente à un fardeau qui complique leur reconnaissance », souligne le sociologue. Denis Delbecq, quant à lui, assume une certaine distance avec les ONG, qu’il voit comme des lobbies avec une stratégie et un chiffre d’affaires, même s’ils défendent une belle cause. « Je n’ai pas été taxé de militantisme, remarque Denis Delbecq. Ce qui me sauve, c’est mon côté scientifique, très cartésien. Cela rend difficile de deviner ma position sur certains sujets ». Peut-on échapper à ce soupçon de militantisme qui colle aux journalistes, même quand ils mènent des enquêtes de fond ? Pour Hervé Kempf, rédacteur en chef de Reporterre passé par la page « Planète » du Monde et membre du collectif à l'origine de la charte, « il fallait être plus rigoureux encore, pour être incontestable. ​​​Un  journaliste mainstream sera moins mis en cause ».

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