Illustration représentant un présentateur de journal télévisé avec une tête de poisson dans un aquarium. On voit dans son reflet derrière lui qu'il a les doigts croisés.

© Crédits photo : La Revue des médias. Illustration : Alexis Grasset.

Comment le 1er avril est tombé à l’eau

Source d’inspiration pour des reportages farfelus, le 1er avril et ses poissons sont passés de mode au fil des années. En cause notamment : la chute de confiance dans les journalistes et l’essor des fake news. Désormais, pour la crédibilité journalistique, il apparaît moins risqué de faire d’un poisson d’avril un sujet de reportage que d’en initier un.

Temps de lecture : 10 min

En ces temps de pandémie de Covid-19, et à l’heure où près de la moitié de la population mondiale est confiné, les médias auront-ils la tête aux poissons d’avril ? Habituellement, le 1er avril, April fool’s day en anglais, est l’une des rares journées de l’année où il est loisible socialement de prendre ses distances avec les caractères sérieux et de vérité qui dictent nos comportements et nos discours le reste de l’année, c’est le jour des blagues et autres poissons d’avril. Et si les historiens ne sont nullement unanimes sur les origines de cette tradition populaire, celle-ci hérite sans doute du renversement des valeurs et des hiérarchies des journées carnavalesques, au sens de Mikhaël Bakhtine, de l’Ancien régime. Mais pour que ces transgressions demeurent sans conséquence pour l’ordre social, pour que les blagues et les canulars ne soient pas assimilés à des propos trompeurs ou mensongers, cette parenthèse journalière se doit d’être clairement identifiée, de faire consensus (hormis en Espagne où le jour des canulars est le 28 décembre) et d’être limitée temporellement aux vingt-quatre heures qui composent la journée.

La dimension brève et provisoire de cette mise en parenthèse est une condition fondamentale pour préserver la crédibilité des individus et des institutions qui pourraient s’adonner à ces facéties. Pour que le ludique demeure, le retour à la normalité doit être un horizon garanti rapidement, de sorte que les médias n’oublient jamais de saluer explicitement la particularité de cette journée, devenue ainsi un des marronniers incontournables du printemps journalistique.

La ponctualité et la brièveté de l’évènement rassurent les médias sur la possibilité de faire vibrer leur esprit farceur, sans altérer le sérieux de leurs activités du reste de l’année. En outre, la médiatisation de cette date manifeste le partage d’une temporalité culturelle commune entre la société et les médias, créant des effets de connivence avec les publics.

Les premiers poissons d’avril à la télévision

À la télévision, média du quotidien par excellence, l’un des premiers poissons d’avril recensés est un reportage de trois minutes diffusé par la BBC en 1957 dans le cadre du magazine d’actualités Panorama. Il est consacré à la récolte à la main des arbres à spaghetti dans un canton suisse. Les images montrent des jeunes femmes ramasser de longs filaments clairs des arbres, puis les faire sécher au soleil. Comme ces images sont authentiques, le siège du canular réside dans leur interprétation suggérée par le commentaire verbal du très sérieux Richard Dimbleby, qui participe dès lors à finaliser la supercherie.

La télévision française n’est pas non plus en reste : après avoir fait croire dans un reportage à une taxe sur les cannes à pêche en 1961, elle consacre en 1964 toute une émission aux poissons d’avril, en confiant la présentation du journal télévisé — rendez-vous désormais bien établi dans les habitudes médiatiques des Français — à un humoriste notoire, Francis Blanche. Depuis les habituels studios de la télévision française et avec la complicité de professionnels de la télévision reconnus que sont Léon Zitrone ou encore le chroniqueur judiciaire Frédéric Pottecher, Francis Blanche présente les reportages de ses Actualités télérévisées. L’un des plus célèbres est consacré à l’exploration de la nappe pétrolifère sous la place de l’Étoile à Paris par la RATP, la régie autonome des travaux pétrolifères. À la fin de l’émission, le présentateur du journal l’époque, Raymond Marcillac, rejoint l’humoriste pour reprendre sa place quand un mouvement de caméra dévoile un poisson d’avril accroché à son dos, ainsi qu’à celui de Francis Blanche.

Entre ces deux poissons d’avril, des différences sont remarquables. Dans le cas de la BBC, peu d’indices accompagnant le reportage mènent à douter de sa véracité, la mystification est quasi-totale, mettant exclusivement à l’épreuve les connaissances et la vivacité critique des téléspectateurs britanniques et ce, y compris après sa diffusion. Quand ces derniers contactent la chaîne pour démêler le vrai du faux, on leur répond « Placez un morceau de spaghetti dans de la sauce tomate et soyez optimistes ». Ce canular se veut être une mise en garde contre l’absence de discernement à l’égard des médias. Tandis qu’en 1964, l’intention de la télévision française n’est pas d’abuser la crédulité des Français ni de donner une leçon du bon usage critique du média, mais plutôt de s’amuser avec les codes et conventions journalistiques de l’époque, en habillant la diffusion des reportages mystifiants par une introduction ouvertement détournée. L’émission se présente d’ailleurs d’emblée sous un titre calembouresque d’actualités télérévisées, avalisant ainsi le changement du statut de l’animateur, du journaliste par le saltimbanque.

Canulars médiatisés et canulars médiatiques

Deux grandes catégories de poissons d’avril sont à distinguer dans les médias : les canulars médiatisés et les canulars médiatiques. Relayés par les médias, les premiers existent indépendamment du monde médiatique, qui peut néanmoins s’en faire l’écho au même titre que d’autres événements factuels. Toutefois, si les médias en sont les témoins privilégiés, ils peuvent aussi en être les victimes quand la farce s’opère à leur insu. Ainsi, le 1er avril 1983, l’agence Associated Press s’est fait piéger par un professeur de l’université de Boston, Joseph Boskin, qui fit remonter l’origine de la tradition du 1er avril à un bouffon nommé Kugel au service de l’empereur romain Constantin. L’existence du fictif Kugel a été prise trop au sérieux, de sorte que l’information a circulé avant que le poisson d’avril ne soit démasqué.

À l’inverse, les canulars médiatiques ont pour cible le public des médias, car ils ont pour ambition de jouer avec les ressorts de leur crédulité et de mettre à l’épreuve leurs cadres interprétatifs. Il s’agit bien de « faire croire », même provisoirement, quelque chose qui n’est pas vrai… au moment du canular. En témoigne le poisson d’avril de 1967, pour lequel un journaliste interroge les Parisiens sur la disparition annoncée des voitures dans les rues de la capitale en faveur du vélo. Ce qui semble tellement incroyable à un moment peut s’avérer quelques années plus tard. Le choix de l’objet retenu par le poisson d’avril est un très bon indicateur de l’évolution de la société.

Entre ces deux catégories, existe à la télévision une autre forme de canular qui fait des téléspectateurs des complices amusés, regardant, grâce à un dispositif de caméras cachées, des quidams se faire piéger à leur insu. C’est le cas de La caméra invisible de Jacques Legras, ou des célébrités médiatiques comme dans Surprise, sur prise de Marcel Beliveau dans les années 1990. Inspirée d’un format américain Candid Camera, la première Caméra Invisible fut diffusée un 30 avril 1964 à la télévision française.

Les trois temps du canular

De façon générale, le canular suit un tempo en trois temps (1) qui engage à chaque fois différemment le média initiateur. Le premier moment, celui de sa fabrication, est une phase nécessairement secrète pour s’assurer de son succès pragmatique. Puis s’ensuit l’étape de la performance canularesque qui correspond à sa diffusion par le média et coïncide avec le moment de la mystification des publics. Enfin, la dernière séquence est celle de la divulgation, moment où le média lui-même donne un coup d’arrêt volontaire à la supercherie en la révélant publiquement. Cette dernière étape est essentielle pour distinguer le régime communicationnel du canular des mensonges et autres tromperies. En effet, son « faire-croire » ne vise pas la permanence : il ne s’agit pas de tromper ou de manipuler de façon définitive le public, seulement de l’égarer passagèrement — et le plus souvent de façon plaisante —, pour l’amener à réfléchir sur la fabrique des croyances.

La révélation est une disposition commune à toutes les mystifications ludiques — et à plus fortement raison aux facéties du 1er avril — : elle est un élément indispensable à la rhétorique du poisson d’avril dans les médias. Un reportage du journal télévisé de FR3 en 1991 explique que pour des raisons techniques la Tour Eiffel est amputée de son troisième étage. Après avoir sondé les impressions des parisiens au Trocadéro, le commentaire se termine par l’aveu que « l’illusion n’aura duré qu’un temps. En France on ne touche pas au monstre sacré ou alors… l’espace d’une visite au parc France Miniature ». Et le reportage s’achève sur des plans plus larges qui contextualisent l’agencement du modèle réduit de la Tour Eiffel dans le parc de loisirs. Un autre exemple est l’interruption de la diffusion du magazine de Thierry Ardisson, Lunettes noires pour nuits blanches, du 31 mars 1999, par une mire en couleurs sur laquelle défile une mention écrite annonçant la suspension de l’émission sur décision de justice. Quelques secondes plus tard, un autre bandeau arrive : « Poisson d’avril, bandes de nazes ! » et l’émission reprend son cours.

Cette phase de révélation est nécessaire au canular à la fois pour le public dupé qui, soulagé, peut recommencer à inscrire par la suite sa croyance dans des rails interprétatifs sérieux, et aussi pour les auteurs médiatiques. Même s’ils ont joué avec la crédulité du public, ils ne perdent pas pour autant toute crédibilité. En réussissant le canular, ils exposent doublement leur compétence par une maîtrise du détournement des codes médiatiques et par l’exercice de leur pouvoir à remettre les choses d’aplomb, à pouvoir annuler la transgression. À la différence des canulars survenant le reste de l’année dont la portée est peut-être plus subversive, les poissons d’avril visent peut-être moins à contester foncièrement le monde établi et son régime de vérité, qu’à créer un ethos sympathique en faveur des énonciateurs médiatiques, en devenant une forme de divertissement attendue.

Le poisson d’avril, un divertissement comme les autres ?

Au sein des médias, y compris à la télévision française, cette portée plus ludique que critique des poissons d’avril l’emporte de plus en plus. Ainsi, en 2011, France 3 s’amuse à interchanger les animateurs réguliers de ses jeux et programmes de divertissement. Il ne s’agit pas de jouer avec le public se trouvant devant son petit écran, mais de mettre en scène l’étonnement des candidats sur le plateau et le partager. Les téléspectateurs font ainsi davantage figure de témoins que de victimes du poisson d’avril.

« Il apparaît désormais moins risqué pour la crédibilité journalistique de faire d’un poisson d’avril un sujet de reportage que d’en initier un »

Depuis la fin des années 1990, une autre tendance repérable concerne l’augmentation des discours réflexifs au sujet de cette tradition : il s’agit à la fois d’enquêter sur ses origines et de réunir ses variations médiatiques sous forme de florilège. La rétrospective des canulars télévisés proposée par Hervé Brusini au sein du 13 heures de France 2 en 1998 en est emblématique. Les téléspectateurs assistent donc à une baisse des performances canularesques, au profit d’une multiplication des métadiscours sur le 1er avril à la télévision.

À la différence des canulars, ces reportages, tout en continuant à saluer le caractère extraordinaire de ce jour, évitent de froisser les téléspectateurs qui, dupés, auraient pu, s’ils étaient mauvais perdants, se détourner de la chaîne. Ce tournant éditorial s’explique en partie par un environnement médiatique de plus en plus concurrentiel, pour lequel la fidélité des téléspectateurs s’avère essentielle. Il apparaît donc moins risqué pour la crédibilité journalistique de faire d’un poisson d’avril un sujet de reportage que d’en initier un, d’autant plus que depuis quelques années la confiance à l’égard des médias s’est largement émoussée.

Sous certaines conditions, le canular peut également participer à discréditer les médias traditionnels quand, mené par un auteur dont la notoriété s’est construite au sein de l’écosystème Internet, Rémi Gaillard, il révèle l’inauthenticité d’une des émissions les plus populaires d’une chaîne de télévision, en l’occurrence TF1 avec Confessions Intimes.

Poissons d’avril contre fake news ?

Dans ce contexte de défiance médiatique, nombreux sont les acteurs qui se questionnent sur la pertinence des canulars en ces temps de désinformation et de fake news. Dans cette perspective, certains acteurs médiatiques traditionnels, d’abord étrangers puis français (L’Express, Marianne, Numerama, parmi d’autres), suivis par des rédactions de France 3 en 2019 ont renoncé à ce rituel. Si, d’un point de vue pragmatique, les intentions communicationnelles sont bien opposées entre les facétieux poissons d’avril et les tromperies, du seul point de vue formel des énoncés médiatiques, il est difficile de les distinguer au premier regard. Et ce même, si le canular développe nécessairement des indices suffisamment ostensifs et hyperboliques de sa nature trompeuse pour mettre la puce à l’oreille des spectateurs et internautes sur le bon niveau de croyance à adopter. Dans son documentaire Objectif Lune, diffusé sur Arte le 1er avril 2004, William Karel s’interroge sur l’authenticité des images diffusées par la Nasa des premiers pas de l’homme sur la Lune en adoptant de façon conventionnelle, dans la première moitié du programme, la structure classique de l’enquête documentaire (utilisation d’archives authentiques, vrais témoignages, etc.) pour, par la suite, ne pas hésiter à disséminer, au fur et à mesure et de façon croissante, des incongruités et autres indicateurs parodiques de la farce télévisuelle.

Le fait qu’une chaîne publique ne souhaite plus « participer à mélanger le vrai et le faux, fût-ce pour plaisanter »pose fondamentalement la question de l’inégalité des publics face à la réception des indices des faux discours. Comme l’a montré le canular Bye Bye Belgium qui secoua le pays en décembre 2006, la révélation même explicite de la supercherie — par une diffusion d’un bandeau « ceci est une fiction » — n’a pas été suffisante pour que les publics suspendent leur croyance dans la partition inventée du pays (2) . Et, s’il est difficile pour un individu, même doté d’un sens critique, de faire la part des choses entre le faux et le vrai, les algorithmes qui se chargent de la régulation des flux d’information ne sont pas en reste non plus. En fondant exclusivement la valeur d’une information de façon quantitative sur le nombre de ses occurrences, il n’est pas rare qu’un poisson d’avril, même signalé par un tag adéquat #prank (signifiant plaisanterie), accède à une notoriété virale en s’affichant à la Une des moteurs de recherche, et trompant ainsi les internautes. Les usages numériques montrent que la plupart des internautes passent à côté de ces indices en ne lisant pas complètement les publications avant de les partager ou de les commenter, comme l’indique une expérience menée précisément un 1er avril 2016 par l’équipe des Décodeurs du Monde.

« La présence des poissons d’avril est la preuve que les enjeux de croyance à l’égard des médias anciens comme nouveaux sont très complexes »

À la différence des dispositions humaines qui peuvent démêler le vrai du faux et permettre l’exercice du doute comme du sens de l’humour, l’algorithme, lui, ne connaît qu’un seul et unique régime épistémique. Il ne peut donc remonter aux différentes intentions qui président à la communication des faux discours, et distinguer le faux pour rire du faux malhonnête. Finalement, au-delà des effets comiques produits, la présence des poissons d’avril est bien la preuve que les enjeux de croyance à l’égard des médias anciens comme nouveaux sont très complexes. Et cette complexité a toujours historiquement fait l’objet de jeu et d’expérience par les acteurs médiatiques eux-mêmes, témoignant ainsi, plus que jamais, de la nécessité d’une éducation aux médias et au numérique pour tous.

    (1)

    se reporter au travail de systématisation entrepris par André Gattolin dans L’acte canularesque médiatique : Dispositifs, procédés et enjeux communicationnels, thèse de doctorat, sous la direction de Guy Lochard, université Paris 3, juin 2011, 507 p.

    (2)

    LITS, Marc. (dir.) Le vrai-faux journal de la RTBF, les réalités de l’information. Éditions Couleurs Livres, Bruxelles, 2007, 176 p.

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris