Les suspects derrière une vitre sans teint.

© Illustrations : Martin Vidberg

Dans les récits d'accidents de la route, « la voiture » est coupable

« Une voiture folle », « la voiture a pris la fuite », « la voiture roulait trop vite »… Les articles consacrés aux délits routiers ont tendance à gommer la responsabilité des automobilistes. Des habitudes de langage, souvent présentes dans les titres, que certains répertorient méticuleusement afin de responsabiliser les conducteurs. Car « la voiture », souvent, n'y est pas pour grand chose.

Temps de lecture : 5 min

« Une voiture » est un vrai danger de la route. Quand on lit la presse, on découvre quotidiennement ses méfaits. Le 4 janvier, indique France Bleu Poitou, « une voiture » n’a par exemple « pas vu » un homme de 74 ans et l’a percuté alors qu’il traversait sur un passage pour piéton, le projetant sur 25 mètres. À Wingles (Pas-de-Calais), deux jours plus tard, « une voiture » a blessé gravement un cycliste et a ensuite pris la fuite. À Nantes (Loire-Atlantique), « une voiture » a récidivé le 15 janvier. France Bleu indique en effet dans le titre d’un de ses papiers : « Un homme retrouvé mort à Nantes : il aurait été heurté par une voiture ayant pris la fuite ». 

Vous avez compris l’idée : dans les titres, les chapô et les attaques de très nombreux articles de presse traitant de faits divers routiers, les automobilistes sont souvent effacés par la personnification de leur véhicule. Dans ces articles, c’est non seulement la voiture qui percute mais c’est aussi elle qui s’enfuit, c’est elle qui est folle, c’est encore elle qui roule trop vite ou qui fonce volontairement sur des migrants

Fait étonnant : dans une majorité de ces articles, les personnifications sont l’apanage des automobilistes. Les autres usagers de la route sont plutôt désignés en tant qu'êtres humains et non comme des véhicules. Ce qui peut donner des phrases surprenantes comme dans ce chapô de L’Avenir de l’Artois : « un accident de la circulation a eu lieu entre un cycliste et une voiture rue de la Coupignies ». 

Les communautés liées aux mobilités douces et les victimes de violences routières sont attentives à ces tournures de phrase. Ainsi, l’Observatoire citoyen des cyclistes accidentés de la route remplace de façon méthodique l’expression « une voiture » par « une personne conduisant une voiture » dans les articles qu’il répertorie sur son site internet. 

Tics de journalistes

Pour montrer à quel point ces tics journalistiques sont généralisés, un militant anonyme qu’on appellera Nicolas a même décidé depuis juillet 2021 de répertorier un maximum de ces papiers. Cet homme de 25 ans, qui dit se déplacer beaucoup à vélo, nous explique : « Depuis qu’on m’a fait remarquer que les journalistes parlent beaucoup “d’une voiture” dans leurs articles, j’ai eu l’impression que c’était systématique. J’ai voulu vérifier cette impression en faisant un référencement. » Le cycliste a choisi de le faire sur Twitter — « Je sais que Twitter est consulté et suivi par les rédactions, mon but c’est de faire réfléchir et réagir les journalistes » — et avec une méthodologie simple et efficace — « je tape “une voiture” dans Google actualités plusieurs fois par jour. J’obtiens les résultats quasiment à chaque fois. » Comment en vient-on à donner autant de son temps à une pareille veille ? Interrogé, Nicolas explique d’abord s'intéresser « au sujet de la mobilité et de ses risques ». Puis il semble réaliser en nous parlant : « Je suis brancardier. Alors les dangers de la route, je les vois tous les jours. » 

Après plus de dix-huit mois de veille, Nicolas fait une recommandation principale aux journalistes : ne plus parler d’« une voiture ». « Quand je le propose, les gens me répondent que ça va faire peser toute la responsabilité sur les conducteurs. Je ne suis pas d’accord. Je sais bien que les automobilistes ne sont pas toujours en tort, c’est évident. Mais en changeant les tournures de phrase on n’accuse personne, on évite juste de laisser entendre qu’un accident de la route c’est surtout la faute à pas de chance. » Disons-le tout de suite, Nicolas a échoué : celui-ci indique que très peu de journalistes lui ont répondu, et qu’aucun n’a semblé convaincu par ses arguments. 

La voiture est une personne ?

En épluchant une partie significative du corpus réuni par Nicolas, on remarque des constantes. On note qu’« une voiture » apparaît plutôt dans les titres et les débuts de papiers, puis que les êtres humains qui conduisent les voitures finissent par être mentionnés dans le corps du papier. Des mots et des expressions reviennent alors dans ces paragraphes. On y lit de façon très récurrente que le conducteur est « choqué », et ce même si celui-ci est très probablement en tort. Un article du 4 janvier 2023 publié par France Bleu Lorraine Nord détaille ainsi d’abord qu’« une voiture » qui roulait en excès de vitesse dans un centre-ville a percuté et gravement blessé un piéton de 47 ans, avant d’indiquer que le conducteur et la passagère « de la voiture concernée » sont tous les deux très choqués (en gras). 

« Éblouie par le soleil, sa voiture percute un motard de 69 ans »

Ces paragraphes donnent également des circonstances atténuantes aux automobilistes. « Les conditions de circulation étaient mauvaises », précise par exemple la gendarmerie dans l’article de France Bleu Poitou cité plus haut. Mais plus que les mauvaises conditions, c’est le plus souvent le soleil qui est mis en cause par les automobilistes accidentés. Les articles indiquant qu’un automobiliste a été « ébloui par le soleil » sont si nombreux qu’un autre compte Twitter a été créé et nommé en leur honneur. On y repère des titres comme : « Éblouie par le soleil, sa voiture percute un motard de 69 ans ». Contacté, l’auteur de ce compte ne nous a pas répondu. Mais ses échanges sur Twitter avec les journalistes n’ont pas l’air très fructueux

L’omniprésence dans les articles d’une version plutôt favorable aux automobilistes est probablement en partie liée à la nature même de ces faits médiatiques et à la façon dont il est possible pour un journaliste de les couvrir. L’un d’eux, François Greuez, détaille comment il traite les faits divers routiers pour L’Observateur du Douaisis : « Le plus souvent, je vais sur place. Je fais d’abord quelques photos de loin, puis je fais un petit signe, toujours de loin, pour alerter le chef de groupe des pompiers de ma présence. On se connaît, on se comprend, il viendra me parler une fois qu’il aura terminé de s’occuper des victimes. En attendant, je peux parfois parler à des témoins mais c’est assez rare d’en avoir. Ensuite, le chef de groupe me fait un topo, et c’est vrai que souvent les infos qu’il a viennent plutôt de l’automobiliste. » 

Dans de nombreux faits divers, la seule personne impliquée en état de répondre aux pompiers — et donc indirectement à la presse — est l’automobiliste. Voilà pourquoi on entend beaucoup sa version des faits, et pourquoi en lisant un corpus important de ces articles de presse, on peut avoir l’impression que les automobilistes sont rarement en tort. 

Mobilités douces

Problème : les données officielles en matière d’accidentologie disent exactement l’inverse. Le bilan 2019 de la Sécurité routière indique par exemple que « les usagers de modes doux sont le moins souvent présumés responsables dans les accidents mortels dans lesquels ils sont impliqués » et qu'en revanche « les usagers de véhicules de tourisme et utilitaires, de cyclomoteurs et de motocyclettes restent très souvent présumés responsables dans les accidents mortels où ils sont impliqués. »

Le sujet n’est pas une spécificité journalistique française. Un article publié en 2019 dans la revue scientifique Transportation Research Interdisciplinary Perspectives était par exemple consacré à la façon dont les journalistes américains traitent les faits divers routiers et à son impact. Les auteurs de l’article indiquaient que la perception erronée des risques routiers et des responsabilités des différents usagers de la route pouvait être corrigée par de très légers changements d’habitudes dans les façons de rédiger les articles : « Passer [dans les articles, NDLR] du point de vue des conducteurs au point de vue des piétons réduit le risque de blâmer les victimes. » L’étude démontrait l’impact bénéfique de certaines techniques : indiquer de façon systématique le nombre de drames de la route ayant déjà eu lieu les mois précédents sur un même tronçon apporte par exemple une information tout en évitant de présenter les faits divers routiers comme des cas isolés. Vous vous en doutez : l’étude recommandait également de désigner directement le conducteur et non plus son véhicule. Tant pis pour « une voiture »

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