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© Crédits photo : Illustration : Pomkasix d'après le mème de @seladadefruta

Captain Ukraine, itinéraire d'un mème

Du flop d’un anonyme sur Twitter à la naissance d’un mème emblématique d’une guerre d'images sur les réseaux sociaux. Carnet de route d’un photomontage mondialement repris et détourné.

Temps de lecture : 6 min

Tout commence par une vidéo de trente-trois secondes postée sur le compte Instagram de Volodymyr Zelensky vendredi 25 février, aux premières heures de la guerre. « Nous sommes tous ici. Nous sommes à Kyiv. Nous défendons l’Ukraine », répète le président en se filmant devant le palais Mariinsky. Éclairés par un simple lampadaire au bout de la rue, on distingue autour de lui son Premier ministre Denys Chmyhal, son chef de cabinet Andriy Yermak ainsi que deux de ses proches conseillers. Tous fixent l’objectif du regard, mâchoires serrées. Zelensky tient sa caméra en contre-plongée. « Nous défendons notre indépendance, notre État. Et cela va continuer. »

Partagées en masse sur Twitter, Facebook et TikTok, les images cumulent plusieurs dizaines de millions de vues. Christopher Miller, correspondant de BuzzFeed News en Ukraine, reposte la vidéo, la contextualise

Capture d'écran du tweet du journaliste Christopher Miller montrant Zelensky devant le palais Mariinsky
Capture d’écran du tweet du journaliste Christopher Miller, le 25 février 2022.

« Zelensky dément ici les médias russes qui soutiennent qu’il a fui le pays. » Emoji éclair auquel s’ajoutent les flammes et petits cœurs des 2 200 réponses. « Du comédien au badass absolu. Je suis fan de ce mec », commente un Twittos originaire de Floride. « Oubliez les Marvel. Maintenant, on a un super-héros dans la vraie vie ! », renchérit Amanda, cette Londonienne qui arbore un drapeau ukrainien à la suite de son pseudo. Et le récit mythologique autour du président Zelensky prend forme.

Serial floppeur

La veille, @k0ol1, un jeune Indien hyperactif sur les réseaux sociaux, observe un changement sur le compte Instagram du chef d'État ukrainien. Au placard, le costume-cravate. Le vestiaire militaire occupe désormais tout l’espace. Et les clichés souriants aux côtés de son épouse, la productrice Olena Zelenska, sont remplacés par des captures d’écran de conférences de presse sur lesquelles Zelensky apparaît de profil, buste droit, attitude solennelle. « C’est à ce moment qu’il a commencé à poster des vidéos de lui, expliquant que même s’il était la cible numéro 1 des Russes, il ne bougerait pas, raconte le Twittos. Cela m’a fait penser à cette citation de Captain America, "I can do this all day". » [« Je peux faire ça toute la journée », NDLR.]

Le premier mème sur Captain Ukraine / 25/02/2022 / Crédits : @k0ol1
Le premier mème sur Captain Ukraine, le 25 février 2022. Crédits : @k0ol1.

En une heure à peine, @k0ol1 remplace le visage de Captain America par celui de Zelensky sur une image éditée « à la va-vite, avec un simple téléphone et quelques compétences en photomontage ». Une référence à la pop culture, quelques hashtags bien sentis, un parfait sens du timing. Toutes les conditions sont réunies pour faire le buzz. Un mois plus tard, le montage ne comptabilise pourtant qu’un seul et unique like, quand un simple «Très courageux !», posté par un anonyme en obtient, lui, près d’une centaine. «Franchement, mon mème était marrant », peste @k0ol1, qui n’en est pourtant pas à son coup d’essai. C’est comme une malédiction : ses parodies n’atteignent jamais plus de dix likes. De la pandémie de Covid-19 à la gifle de Will Smith en passant par le lancement de Meta, le « twittos » couvre tous les sujets phares de l’actualité mais ne parvient pas à trouver son public.

Tour du monde

Pour gagner un peu de reconnaissance, mieux vaut ne pas considérer les mèmes comme un simple passe-temps. Cristiano Silva en sait quelque chose. Voilà deux ans que ce passionné de design se consacre à 100 % à son compte @seladadefruta, publiant quotidiennement sur Twitter, Facebook et Instagram des contenus humoristiques sur l’actualité. L’idée de Captain Ukraine, il pensait l’avoir eue en premier. « En voyant les vidéos de Zelensky, j’ai tout de suite pensé aux bandes dessinées dans lesquelles les super-héros sont ces leaders charismatiques qui combattent le mal pour protéger la population. » Un coup de Photoshop plus tard et son compteur de likes s’affole. Le « mèmeur » portugais bat même son record personnel d’interactions, au lendemain du post de @k0ol1, le samedi 26 février aux alentours de 15 heures.

Le mème sur Captain Ukraine le plus partagé à travers le monde / 26/02/2022 / Crédits : @seladadefruta
Le mème sur Captain Ukraine le plus partagé à travers le monde, mis en ligne le 26 février 2022. Crédits : @seladadefruta.

En quelques heures, l’image gagne de nouveaux continents. Pour la première fois, des messages venus du Canada, d’Australie et même du Japon remplissent l’espace commentaires. « J’ai également reçu beaucoup de messages d’Ukrainiens me témoignant de leur affection. Mon Captain Ukraine n’est pas une parodie : c’est un parti pris. » Vu le contexte, les mèmes prennent avant tout une portée politique. Cristiano Silva a conscience de marcher sur des œufs. « J’ai toujours cette crainte, quand je produis du contenu sur des sujets sensibles ou controversés. Je ne voudrais pas qu’on pense que je me moque. » Alors le graphiste se fixe deux règles d’or. 1. Ne jamais tomber dans la facilité ou la méchanceté. 2. Toujours soigner son timing. « On peut rire de tout, mais pas n’importe comment, et pas tout de suite. L'humour, c’est aussi fait pour apaiser les situations tendues. »

Rebondir sur l’actualité au bon moment, trouver le bon angle, utiliser des références « concernantes » pour intéresser le plus grand nombre. Dans cette guerre de l'image, les pages de mèmes deviennent des sortes de médias de masse mutants, destinés à informer la communauté internet tout en proposant une solution au climat anxiogène ambiant. Ce qui ne leur permet pas d’échapper aux critiques. « Le peuple ukrainien a besoin de votre sympathie et de votre soutien. Pas de vous voir traiter la guerre comme un film Marvel. C’est tout simplement irrespectueux », souligne Nik, ce musicien ukrainien, las d’observer un culte de la personnalité autour de Zelensky tandis que ses compatriotes sont sous les bombes.

Plagiats et détournements

Il arrive que le monstre échappe à son créateur. Une fois le mème posté et malgré l’inscription de la source d’origine en filigrane sur l’image, simple précaution d’usage, certains n’hésitent pas à se la réapproprier à leur compte. « Prendre le temps d’effacer un crédit sur un photomontage… Franchement, quelle ingratitude. C’est mon effort, mon travail et ma créativité qui me sont pris », soupire Cristiano. Son Captain Ukraine a tellement tourné que des marques sont allées jusqu’à en faire des produits dérivés, sans le créditer. C’est le cas de plusieurs sites américains d’impression à la demande, comme MyFrogTee ou encore RedBubble. Ce dernier était déjà sous le feu des critiques le mois dernier suite à la vente de t-shirts à l’effigie de Rayan, ce petit garçon marocain décédé après sa chute dans un puits.

Une réutilisation du mème Captain Ukraine sur le site d’impression à la demande RedBubble
Une réutilisation du mème Captain Ukraine sur le site d’impression à la demande RedBubble.

Même problème côté médias. « Je ne compte plus les articles qui l’utilisent en tant qu’image d’illustration en prenant soin d’effacer mon nom. » Cristiano croit au karma. Tôt ou tard, ce qui lui aura été volé lui reviendra. « Je suis confiant. Autant ignorer ces abus pour le moment. » Il l’assure : lui n’a jamais voulu tirer le moindre profit de son mème. Cristiano monétise pour l’heure son travail grâce à une boutique en ligne de T-shirts à messages humoristiques. « Je travaille pour des marques et j’ai aussi ma propre collection. Mais je ne fais pas de produits dérivés à partir de mes mèmes. »

Certains détournements se font aussi à bon escient. Il y a par exemple ce concours, organisé sur la page « Photoshop Request » du forum américain Reddit, spécialisé dans l’échange de mèmes. « Proposez-moi une version améliorée de cette image du Président Zelensky en Captain Ukraine », lance @gerald9090x, ajoutant en copie le mème de Cristiano (crédité, celui-là), publié quelques jours plus tôt. L’instigateur du concours promet 20 $ à son montage préféré. « Si je gagne, envoie plutôt l’argent à une association pour l’Ukraine », requiert un participant. « Cela peut peut-être vous inspirer : le trident fait partie des symboles associés à l’Ukraine, cela fonctionnerait bien sur une tenue de super-héros ! », suggère un observateur.

Au total, ils sont une petite cinquantaine à tenter leur chance. À la place de l’étoile, @boyznews, le gagnant, choisit d’apposer un tournesol, fleur nationale de l’Ukraine sur le bouclier de Zelensky. Comme pour symboliser le soutien de la communauté internet au peuple ukrainien. Difficile de savoir où et quand l’histoire de Captain Ukraine s’achèvera. Pour l’heure, le mème poursuit son parcours sous forme de street art dans les rues des grandes villes du monde. Car les super-héros voyagent aussi du virtuel au monde réel.

Un tag Captain Ukraine dans les rues de Londres / 28/03/2022 / Crédits : @duelsit
Un tag Captain Ukraine dans les rues de Londres, le 28 mars 2022. Crédits : @duelsit.

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