Le 6 novembre 2020, Kim Ju-ha, journaliste vedette du journal de la chaîne MBN, présente son double artificiel.

Le 6 novembre 2020, Kim Ju-ha, journaliste vedette du journal de la chaîne MBN, présente son double artificiel.

© Crédits photo : YouTube / Capture d'écran

En Corée du Sud, l’IA présente l'info à la télé

La chaîne de télévision sud-coréenne MBN a mis à l'antenne, fin 2020, la première présentatrice virtuelle. Deux ans et demi plus tard, elle a trouvé sa place dans la programmation et intervient tous les jours dans des émissions. La chaîne évoque un gain de temps et d'efficacité.

Temps de lecture : 5 min

« Bonjour, je suis la présentatrice virtuelle Kim Ju-ha» énonce la femme à l’écran avant d’animer une courte tranche d’information. Pas de tromperie, si la journaliste paraît bien réelle, il est indiqué sur le bandeau que c’est bel et bien un ordinateur qui vous parle.

Depuis le 6 novembre 2020, une partie des flashs d’actu du matin, midi et du soir de la chaîne sud-coréenne MBN est présentée par une intelligence artificielle (IA). Cette nouvelle présentatrice n’est pas inconnue du public, c’est un double de Kim Ju-ha, la journaliste vedette du journal de 19 heures de la cinquième plus grande chaîne du pays.

Deux ans plus tard, ce premier clone artificiel de journaliste a fait du chemin. La version IA de Kim Ju-ha présente près de 3 000 vidéos par an, principalement pour le site web, la chaîne YouTube et Naver [le plus gros portail web sud-coréen, surnommé « le Google coréen », principale plateforme de partage d’articles et de vidéos, NDLR] de MBN. Pour Choi Eun-soo, rédacteur en chef des informations de la chaîne, l’IA n’a que des avantages. «C’est un gain de temps et d’efficacité, certifie-t-il. Le programme met une minute à générer la vidéo à partir du texte. Il n’y a plus qu’à incruster les illustrations et vérifier que tout fonctionne bien. En moins de 30 minutes, nous avons un contenu prêt à la diffusion. »

Réduction des coûts

Une performance bien loin des deux ou trois heures nécessaires selon lui pour un tournage en plateau. Pour la production quotidienne, il suffit d’un seul technicien et d’un rédacteur pour opérer l’IA. «C’est d’une facilité déconcertante : le journaliste n’a qu’à écrire le script de l’article et la machine en fait une vidéo », s’émerveille M. Choi.

Cette recherche du gain de temps s’explique par la priorité accordée au contenu diffusé sur internet. «Nous devons publier énormément de courtes séquences d’information pour que les gens les regardent sur leurs téléphones dans les transports », ajoute Min Kyung-yeong, journaliste à MBN qui a travaillé avec l’IA. «Filmer pendant des heures pour de petites vidéos, c’est long et peu intéressant pour Kim Ju-ha. Grâce à l’IA, elle peut se concentrer sur des émissions de longs formats », poursuit-il. Autre avantage, la présentatrice virtuelle ne représente, selon la chaîne, que 20 % du coût de la vraie journaliste. Soit environ 100 000 euros par an pour la licence du programme.

Entré comme journaliste chez MBN en 1993, Choi Eun-soo est passionné d’informatique et d’intelligence artificielle. Au point d’y consacrer une thèse, soutenue en 2016. C’est lui qui a eu l’idée de cloner une journaliste. «Je voulais faire de MBN la chaîne à la pointe de la technologie en Corée et ailleurs », avance le rédacteur en chef.

En contact régulier avec le directeur de Deep Brain, une société sud-coréenne spécialisée dans les IA, la connexion s’est faite naturellement. «Nous travaillions déjà sur des programmes similaires pour des commerces. Lorsque MBN nous a appelés, on a tout de suite sauté sur l’occasion, c’était l’opportunité de s’essayer à un nouveau domaine », se souvient Sung Han-kyu, chargé du projet de l’IA à Deep Brain.

Pour créer ce double virtuel, la chaîne a filmé 120 heures de journal télévisé présenté par Kim Ju-ha afin de « coller » l’image sur un modèle numérique. L’objectif est de capter toutes les intonations, les gestes ou encore les respirations de la vraie présentatrice. «L’idée est d’avoir une copie presque parfaite pour que le téléspectateur puisse reconnaître la journaliste et lui faire confiance comme si c’était un être humain », explique M. Sung. Pour que l’illusion soit plus crédible, Kim Ju-ha a été filmée avec cinq tenues différentes afin de varier l’image de la présentatrice artificielle.

Plus vraie que nature

Difficile, à l’oreille, de distinguer Kim Ju-ha de son clone. « La voix de l’IA est une voix de synthèse créée à partir de celle de la journaliste », ajoute Sung Han-kyu. Si le clone semble plus vrai que nature, MBN a volontairement restreint son utilisation à de courts programmes d’une à deux minutes couvrant les sujets principaux. «Pour le journal télévisé et d’autres formats, nous gardons la vraie Kim Ju-ha. Les gens préfèrent toujours l’original à la copie, s’amuse Choi Eun-soo. Ils ont confiance en elle et c’est un rendez-vous quotidien important. »

Depuis son apparition, la version artificielle de Kim Ju-ha a trouvé sa place et s’est bien installée dans la programmation de la chaîne. En plus des vidéos sur internet, elle intervient dans plusieurs journaux télévisés pour raconter des sujets, parfois même dans des discussions « scriptées » (préécrites) avec un présentateur humain.

Poursuivant sur cette voie, MBN s’est récemment doté de deux journalistes, cette fois totalement virtuels, c’est-à-dire non créés à partir de personnes existantes. Lina et Taebin font le même travail que leur prédécesseure. Mais la technologie n’est pas encore au point et l’on se retrouve rapidement dans « la vallée de l’étrange », pour reprendre le concept du roboticien japonais Masahiro Mori selon lequel plus un robot tente d’être similaire à un être humain, plus ses imperfections nous paraissent monstrueuses.

MBN s’est récemment doté de deux nouveaux journalistes virtuels, cette fois totalement virtuels, non créés à partir de personnes existantes. Voici Taebin.
Taebin est un journaliste totalement virtuel, sans double humain.

L’arrivée de ces intelligences artificielles semble avoir été facilement acceptée par le public. «Je pense que les Sud-Coréens sont plus habitués aux IA que des Européens ou Américains », avance Sung Han-kyu. Par moment, certains spectateurs commentent avec humour les quelques bugs de la Kim Ju-ha virtuelle, notamment son bras droit qui parfois bouge de manière intempestive. «Deep Brain travaille encore à perfectionner le programme et nous y apportons des mises à jour régulières », ajoute-t-il.

Remplacés ?

Chez les rédacteurs, en revanche, la réception fut plus mitigée. «Nous étions assez perplexes au début, admet le journaliste Min Kyung-yeong. Nous pensions nous faire remplacer petit à petit par ces IA. Mais pour l’instant, elles ne peuvent pas interpréter ou analyser des faits, c’est encore notre rôle d’humains. Les machines font le travail rébarbatif donc c’est plutôt positif, cela me permet de me concentrer sur des sujets plus en profondeur. » Toutefois, il deviendrait réticent si les IA venaient à dépasser ce stade.

Après MBN, Deep Brain a tenté de vendre le même produit à d’autres médias sud-coréens. Si certaines chaînes nationales comme Arirang ou YTN, pour l’information en continu, s’y sont mises, leur utilisation de l’IA reste plus limitée. D’autres, à l’instar de la septième chaîne la plus regardée, TV Chosun, ont refusé sous la pression de leurs présentateurs. Ces derniers craignaient notamment de se faire remplacer par une copie qui ne vieillit pas et est constamment disponible.

À ce sujet, Kim Ju-ha, qui ne s’est jamais vraiment exprimée quant à son clone virtuel, nous répond brièvement d’un air amusé «Quand je la présente, je dis toujours “voici ma doublure plus jeune et plus jolie que moi !” » Difficile de savoir ce qui se cache derrière cette boutade, mais elle rassure : «Il n’y a aucune rivalité entre elle et moi. Je suis contente qu’elle soit là pour me faciliter le travail. »

Quoi qu’il en soit, Choi Eun-soo se déclare satisfait de l’usage de l’intelligence artificielle par MBN. Il envisage même d’aller plus loin. «Nous réfléchissons à créer un système de production automatisé, annonce-t-il. Ainsi, s’il y a une catastrophe au beau milieu de la nuit, nous pourrons publier une vidéo sans que quiconque ait à se déplacer au bureau. » L’idée n’est pour l’instant que sur le papier, mais le ton est donné.

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