Montage de la collision entre les deux hélicoptères de tournage au Nord de l'Argentine, le 9 mars 2015.

Montage de la collision entre les deux hélicoptères au Nord de l'Argentine, le 9 mars 2015.

© Crédits photo : ABEL PEREA / AFP

Dropped : qui est responsable du crash d'hélicoptères ?

Le 9 mars 2015,  deux hélicoptères utilisés sur le tournage de « Dropped », une nouvelle émission de téléréalité de TF1, entrent en collision en Argentine, entraînant la mort des dix passagers. Où chercher les responsabilités de ce qui reste la plus grande tragédie de la téléréalité française ? Du côté de la chaîne ou de la société de production ALP ? L'instruction vient de se clore. Nous avons eu accès au dossier.

Temps de lecture : 7 min

C’est une audition de témoin emplie d’émotion, le 13 décembre 2022. « Mentionnons que Madame X pleure », écrivent les juges d’instruction dès le premier feuillet du PV, que La Revue des médias a consulté. Le 9 mars 2015, Mme X, alors directrice adjointe aux programmes de la « télévision du réel » à TF1, se trouvait en Argentine sur le tournage de « Dropped », une future émission de téléréalité. Son « premier programme d'aventure un peu extrême ». En fait, un cauchemar.

Pour ce programme créé d’abord en Suède et en Norvège, des hélicoptères lâchent dans une nature a priori hostile deux équipes composées chacune de quatre anciens sportifs, qui doivent regagner la civilisation par eux-mêmes, sous l’œil des caméras. Mme X les attend sur la montagne, où débute leur équipée. Ils n’arriveront jamais. À Villa Castelli, province de la Rioja, les deux hélicoptères transportant candidats et équipe de tournage se percutent deux minutes après le décollage. Les dix occupants périssent, dont la navigatrice Florence Arthaud, la nageuse Camille Muffat et le boxeur Alexis Vastine, tous deux médaillés olympiques.

De ce trio, il reste une dernière photo, assis dans l’hélico les yeux bandés. Le vol de routine s’est transformé en la plus grande tragédie de la téléréalité française. « Par talkie-walkie, j’ai entendu "ils sont tous morts, ils sont tous carbonisés", explique Mme X aux juges du tribunal judiciaire de Paris. Là, on s’est tous écroulés. » Elle a « beaucoup culpabilisé », ayant, avec la société de production Adventure Line Productions (ALP), « casté » les sportifs engagés. « Le fait d'avoir sélectionné Florence Arthaud et Alexis Vastine, ça m'a beaucoup meurtrie, c'était des gens que j'admirais. »

Duplex

Le lendemain de l’accident, la directrice adjointe vit « très mal » un duplex pour le 20h de TF1, tourné par le présentateur Louis Bodin, à ses côtés lors du crash. On le filme « juste devant les épaves des hélicoptères qui étaient encore fumants ». Elle s’y oppose. « Je dis "non non" mais c’était trop tard. » Elle a « les boules » mais la chaîne est « contente » qu’on l’entende crier « Don’t [shoot] the helicopters behind » [« ne filmez pas les hélicos en arrière-plan »] : « Une fois que TF1 a été attaqué pour avoir choisi ce fond d'interview, ils se sont servis de ma voix en disant "non non, on avait quelqu’un sur place qui ne voulait pas que ce soit filmé, mais ça s’est quand même filmé". » Cet épisode a « rajouté de la douleur à la douleur ». Après la polémique, Louis Bodin et TF1 ont exprimé publiquement leurs regrets, la directrice de l’information Catherine Nayl rejetant le choix du cadre sur un prestataire extérieur.

« Dropped », émission au budget de 2,5 millions d’euros, ne verra jamais le jour. Longtemps suivie pour « choc post-traumatique », Mme X a tenté de faire reconnaître une « faute inexcusable » de TF1. « Très déçue par l'attitude de TF1, ils m'ont laissée toute seule là-bas », elle dénonce un « manque d’empathie » et ce qu’elle prend pour une forme de « cynisme ». Mais la cour d’appel de Versailles la déboute sévèrement, le 25 juin 2020, lui infligeant une amende de 3 000 euros. Le motif ? Il n’y a rien à reprocher à TF1 sur son comportement avant ou après l’accident. Surtout, Mme X était « l'une des personnes les mieux placées, sinon la mieux placée », pour savoir qu'un tel programme « comprenait nécessairement une dimension non négligeable de risque ». Voire l’espérait « afin de rencontrer un public plus important », tout en s’assurant qu'il soit « maîtrisé ». Son avocate, Me Françoise Davideau, conteste cette vision : « Ce n’était pas une pro de ce genre d’émissions, elle débutait dans ce domaine. Elle s’est retrouvée en haut d’un chemin, à attendre dix personnes qui sont mortes. »

Entrée à 41 ans chez TF1, en 2007, comme conseillère programme sur « Secret Story », elle occupait ses nouvelles fonctions depuis un an. Et quelques semaines auparavant, un incident d’hélicoptère avait marqué le tournage de la première étape à Ushuaïa. « On avait frisé la catastrophe à cause du vent et du drone qui s’était approché trop près », indique Mme X. Colère des pilotes qui ont trouvé cela « très dangereux » : « Si le drone s’était pris dans les pales de l’hélicoptère, l’hélicoptère se crashait », rapporte-t-elle. Mais « aucune conclusion ne pouvait en être tirée » contre TF1, selon la cour d’appel de Versailles : « Ou alors, il aurait fallu renoncer au programme, ce que [Mme X] n’a à aucun moment recommandé. » Quant au duplex tourné devant les carcasses d’hélicos, la responsable est, de par son métier, « particulièrement au fait de la recherche du "sensationnel" », assure la cour. Elle ne peut donc s’en plaindre.

« État post-traumatique sévère »

Après plus de deux ans en arrêt de travail pour « état post-traumatique sévère » où elle alternait entre « culpabilité et désespoir » selon son conjoint, Mme X a été licenciée pour inaptitude. Selon le médecin du travail, elle ne pouvait pas reprendre chez TF1. Elle a quitté l’audiovisuel et n’aspire plus qu’à une chose, qu’on l’oublie*. Mais les juges, qui ne lui reprochent rien, l’interrogent encore. D’après leurs auditions en Argentine, l'équipe d'ALP « travaillait sous tension et n'était donc pas très agréable avec le personnel local ». Mme X confirme que « c'était très dur physiquement et pour les cadreurs et pour les journalistes » qui « devaient être aussi sportifs que les sportifs, avec en plus un équipement de dingue sur les épaules » : certains « étaient carrément épuisés ».

Pour les enquêteurs argentins, le facteur déclencheur de l’accident a été « le défaut d'appréciation des pilotes de la proximité ou du manque de séparation de leurs aéronefs respectifs », indiquent les juges d’instruction françaises, qui recherchent d’autres responsabilités. Dans ce vol rapproché à basse altitude, avec un décollage quasi simultanée (45 secondes d'écart maximum), un hélico devait filmer l’autre de près. Peut-être perturbés par le travail des cameramen à bord, aucun des pilotes n’a tenté de manœuvre pour éviter la collision.

Ce vol « en formation », bord à bord, implique des conditions particulières de sécurité, et il n’a pas été suffisamment préparé selon les juges, ce que ALP conteste. Les hélicos n’assuraient pas que le transport des équipes : ils étaient filmés et servaient à filmer. « Contrairement à la production suédoise qui n'a pas pris le risque d'obtenir des images sensationnelles au péril de la sécurité des candidats, le scénario défini par vos équipes prévoyait de filmer porte ouverte l'autre hélicoptère », reprochent les magistrates. Tout cela pour capter une séquence sans grande importance. « Les images tournées auraient correspondu à quelques secondes dans le programme », a expliqué lors de son audition l’actuelle patronne de ALP, Alexia Laroche-Joubert (qui n’occupait pas ces fonctions au moment de l’accident).

Motivations financières ?

« On peut s’étonner de la relative désinvolture avec laquelle vous avez traité la sélection des hélicoptères et des pilotes », admonestent les juges : parmi les leaders des jeux télévisés d’aventure comme « Koh Lanta » ou « Fort Boyard », ALP aurait pu recruter un professionnel de l'aéronautique « doté d'une expérience technique et opérationnelle adaptée à la complexité des prises de vue recherchées ». Autre interrogation, ALP a eu recours à un hélico public de la province, « moins cher » selon un témoin. Et a payé une partie de cette prestation en cash, « mode de règlement illégal et opaque ayant probablement permis l’obtention d’un tarif avantageux au détriment de la sécurité des personnes ». Alexia Laroche-Joubert conteste vivement cette appréciation des juges : « J'ai l'impression que vous pensez que les choix qui ont été faits par la société l'ont été pour des raisons financières au détriment de la sécurité des passagers, dont, je tiens à le rappeler, certains étaient des collaborateurs de longue date de la société. […] Les motivations financières n'étaient pas les motivations de cette première saison. »

Selon elle, il était « crucial » de réussir cette production « quel qu'en soit le coût financier ». ALP espérait vendre « Dropped » dans d’autres pays tout en l’installant « sur le long terme, au même titre que "Fort Boyard" en 1988 ou "Koh Lanta" en 2001 », selon un autre responsable mis en examen. L’accident constitue donc, au-delà de la tragédie humaine, une lourde perte. Avec des conséquences judiciaires : la responsabilité pour « faute inexcusable » de la société a été reconnue plusieurs fois par la justice civile, qui a alloué des dommages et intérêts à des proches de victimes. ALP « n'a pas pris les mesures nécessaires pour évaluer le risque et sensibiliser ses équipes », affirme la cour d’appel d’Amiens, le 5 juillet 2022. ALP ayant exercé des recours, ces condamnations ne sont pas définitives.

Devant les juges d’instruction, Alexia Laroche-Joubert, qui n’est pas poursuivie personnellement, a défendu mordicus ses troupes : « À aucun moment, aucun d'eux n’a fait preuve de légèreté et de manque d'implication dans son travail. » En 2013, un candidat de « Koh Lanta » était mort d’une crise cardiaque au Cambodge, mais dans des conditions très différentes. « Ce drame a été provoqué par une cardiopathie dilatée qui n'a pas été détectée et qui s'est déclarée lors du premier jour de tournage. Ça ne pouvait pas être imputable à la participation du candidat dans le format », a expliqué Franck Firmin-Guion, patron d’ALP au moment du crash, pour lequel il est mis en examen.

Amateurisme

Au total six personnes, dont ALP, sont mises en examen pour « homicides involontaires par violation manifestement délibérée d'une obligation de sécurité ou de prudence ». Toutes sont présumées innocentes. « Aucune faute pénale ne peut être reprochée dans ce dossier, nous indique Me Mathias Chichportich, qui défend ALP avec Pierre-Olivier Sur. Les équipes d’ALP restent déterminées à démontrer que tous les moyens matériels et humains ont été mis en place pour assurer la sécurité du tournage. »

Les magistrates ont terminé leurs investigations le 15 décembre, on saura dans les semaines à venir si un procès a lieu. Huit ans après le drame, les parties civiles l’attendent avec impatience. L’une d’elles, Bénédicte Mei, dénonce le « coupable et mortel amateurisme » de ALP et s’inquiète de voir cette affaire « enfouie dans l'inconscient mortifère des émissions de la télévision française ». Quant à Mme X, elle ne s’en remet pas : « Je suis sortie traumatisée de cette affaire, et je le suis encore malheureusement. »

* C’est pourquoi nous avons choisi de préserver son anonymat.

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