Des journalistes filment des policiers à Magnanville, en juin 2016.

Des journalistes filment des policiers à Magnanville, en juin 2016.

© Crédits photo : Thomas Samson/AFP.

Flouter le visage des policiers : pourquoi cette proposition est inutile et dangereuse

Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, voudrait obliger les médias à flouter les visages des forces de l'ordre sur le terrain. Mais le droit européen en limiterait sérieusement la portée.

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Ce texte a été écrit et publié peu après l’annonce par le ministre de l’Intérieur, en septembre, de son intention « d’obliger les télés et les réseaux sociaux à ne pas diffuser les images des visages des policiers, mais de les flouter ». Depuis, les choses se précisent, avec le vote en première lecture par l’Assemblée nationale, le 24 novembre, de la proposition de loi dite « sécurité globale ». Si son article 24, qui interdit de diffuser « l’image du visage ou tout autre élément d’identification » de membres des forces de l’ordre en intervention, lorsqu’elle porte « atteinte » à leur « intégrité physique ou psychique », précise désormais qu’il ne doit pas porter « préjudice au droit d’informer », et que l’intention malveillante contre les forces de l’ordre doit être « manifeste », il demeure vivement contesté par de très nombreuses sociétés de journalistes qui dénoncent une atteinte disproportionnée à la liberté d’informer.

Protéger l’identité des policiers par différentes mesures est un serpent de mer. En 2019, le sénateur de l’Hérault Jean-Pierre Grand avait déposé un amendement au projet de loi Avia qui, s’il avait été adopté, aurait interdit la diffusion de l’image des fonctionnaires de police, des militaires et des agents des douanes sans leur autorisation. L’amendement se fondait sur une justification : il n’existe aucune contrainte légale à ce jour « permettant aux policiers de demander le floutage de leur visage ».

Fort heureusement pour la liberté d’expression, cet amendement n’a jamais été adopté, alors qu’il existe bien dans notre droit un moyen de protéger l’identité des forces de l’ordre. S’il était appliqué avec sincérité par tout un chacun, le règlement général sur la protection des données (RGPD) permettrait déjà de masquer le visage de toute personne filmée ou photographiée. Ce règlement européen pose en effet un principe, celui de la minimisation des données personnelles. De quoi s’agit-il ? Tout simplement d’une règle visant à ne diffuser que les données d’une personne qui sont utiles au droit à l’information des citoyens. L’article 5 du RGPD dispose de façon assez limpide que les données à caractère personnel qui sont utilisées doivent être « adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées ». Ainsi, quand un journaliste filme une manifestation, il devrait normalement flouter le visage des policiers mais aussi celui des manifestants, sauf s’il y va de l’intérêt de l’information transmise de les montrer. 

Par conséquent, le ministre de l’Intérieur, au lieu de proposer d’imposer le floutage, pourrait tout simplement rappeler à la loi ceux qui diffusent des images, en leur demandant de respecter le RGPD. Tout serait ainsi conforme au droit français, au droit de l’Union européenne, ainsi qu’à la Convention européenne des droits de l’homme qui protège le travail des journalistes.

Or, Gérald Darmanin a choisi d’en passer par l’obligation pure et simple de floutage. Juridiquement, il lui suffirait de modifier un arrêté du 7 avril 2011 qui prévoit déjà la protection de l’anonymat de certains personnels des forces de l’ordre : personnels de la sous-direction antiterroriste, des brigades de recherche et d’intervention (BRI), du renseignement, etc. Cet arrêté repose sur la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui prévoit elle-même que le gouvernement puisse établir une liste de personnels dont l’anonymat doit être préservé.

Quid des images diffusées en direct ?

Où donc est le problème ? Cet arrêté va bien au-delà du principe, simple et souple, de la minimisation des données personnelles. Et il y a de fortes chances qu’au nom de la protection des journalistes, « chiens de garde » de la démocratie pour la Cour européenne des droits de l’homme, mais aussi au nom du RGPD, qui protège les journalistes de profession mais aussi toute personne agissant à des fins journalistiques — un citoyen voulant dénoncer une bavure policière, par exemple —, cette mesure ne puisse s’appliquer à plusieurs situations.

Tout d’abord au cas des diffusions en direct. À ce jour, aucune technologie n’est suffisamment avancée pour repérer en direct le visage d’un policier — qui par ailleurs peut être en civil — et lui appliquer un filtre. L’obligation envisagée par Gérald Darmanin reviendrait de facto à empêcher tout direct dès lors qu’il y a un risque de présence d’un agent des forces de l’ordre : manifestation, expression sur la voie publique d’un responsable politique de haut niveau. Une bonne nouvelle peut-être : les chaînes d’information en continu ne pourraient plus filmer en direct l’entrée du palais de l’Élysée avec ses gardes en faction, pour monter de toute pièce un suspense sur un non-évènement.

Plus sérieusement, si on applique le droit européen — qui prime sur le droit français — alors le journaliste pourrait se dispenser de respecter l’obligation de floutage dès lors qu’il estime que le droit à l’information justifie de montrer le visage des policiers. Comme le rappelle le RGPD, dans ces circonstances, la liberté d’expression doit être interprétée largement. Le direct entrerait dans ce cas de figure.

Une atteinte au droit d'informer ?

De manière générale, flouter le visage des policiers ne porterait-il pas atteinte au droit d’informer en ce qu’il ne permettrait pas d’identifier des agents lors de violences policières ? Logiquement, en présence de telles violences, le journaliste pourrait estimer qu’il est en droit, au nom du droit à l’information, de ne pas flouter les visages. Mais ces violences ou éventuelles bavures sont-elles toujours repérables sur le vif ? Comme le soulignent des journalistes dans une tribune parue sur le site d’Amnesty International le 21 février dernier, le floutage pourrait même rendre plus difficile l’utilisation de ces vidéos comme éléments de preuve lors d’une instruction judiciaire, notamment car le numéro RIO d’identification des policiers n’est pas toujours visible.

Une autre interrogation est celle de l’usage des réseaux sociaux. Les journalistes qui diffusent des vidéos en direct seraient assurément protégés par le droit européen. Mais qu’en serait-il de ceux qui ne sont pas journalistes, de ceux qui n’agissent pas à des fins journalistiques ? Faudrait-il, pour le simple utilisateur, au risque d’être inquiété par la justice, trouver le moyen technique de flouter des visages et, surtout, s’interdire toute diffusion de vidéo en direct ? À l’évidence, une telle interprétation de la proposition de Gérald Darmanin serait une atteinte démesurée à la liberté d’expression.

Toute cette polémique autour de l’anonymisation des forces de l’ordres masque une carence de l’État : sa capacité à assurer la sécurité de ses agents. Imposer l’anonymat des policiers est sans doute plus simple, rapide et électoralement rémunérateur que rétablir le lien de confiance entre le citoyen et sa police. En revanche, au vu des limites auxquelles elle se heurterait, cette mesure serait d’une efficacité bien moindre. Le refuge dans les solutions immédiates et toutes faites serait-il une maladie de l’ère des réseaux sociaux ?

Mise à jour 26/11 : ajout d'un paragraphe de contextualisation au début de l'article.

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