Des journalistes devant une aire d'accueil pour voyageurs au loin.

© Crédits photo : Illustration : Johanne Licard.

Les journalistes changent de regard sur les « gens du voyage »

Marronniers de la presse locale, les sujets autour des « gens du voyage » commencent à interroger les médias. Certains journalistes tentent de renouveler les angles, pour éviter une couverture jugée incomplète voire stigmatisante.

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Lorsque les « gens du voyage » apparaissent dans les médias, c’est surtout dans les colonnes de la presse locale, souvent dans le cadre d’un fait-divers ou d’une installation illégale, parfois photographiés de loin par des journalistes qui ne se risquent pas sur le terrain du reportage, de temps en temps confondus avec d’autres groupes comme les Rroms ou les Tsiganes. Une succession de travers auxquels quelques journalistes et des militants sont aujourd'hui plus attentifs, pour renouveler un traitement de l’information jusque-là principalement négatif.

William Acker, juriste, activiste et auteur de Où sont les « gens du voyage » (éditions du Commun, 2021), un « inventaire critique » des aires d’accueil, est devenu l’un des interlocuteurs privilégiés de la presse à ce sujet. De France Inter au Monde, il dénonce la ségrégation spatiale, l’antistiganisme, la pollution sur les aires d’accueil, les biais journalistiques. Un des chapitres de son livre se consacre d’ailleurs à la couverture médiatique de ces communautés, qu’il juge trop distante, imbibée de préjugés. Alors il interpelle les journaux sur leurs articles à coups de tweets. « Pour sensibiliser les médias, mon cœur de cible, c’est la PQR [presse quotidienne régionale, NDLR], car c’est le principal vecteur du traitement stigmatisant. Je cherche à apporter un nouvel outil aux journalistes locaux, pour qu’ils abordent le sujet autrement que par les installations illégales. Et de plus en plus de journalistes m’appellent en me disant " Ça fait des années que je travaille sur ce sujet, et en fait je le connaissais mal !". »

capture d'écran tweet william acker
Capture d'écran de l'un des tweets de William Acker. Crédit photo : Twitter.

Ronan Le Goaster, journaliste à l’hebdomadaire Le Littoral de la Charente-Maritime, a interrogé le juriste voyageur en mai dernier. C’était une première dans son travail, qui lui a donné l’occasion de s’interroger sur la manière habituelle de parler des « gens du voyage ». « On fait amende honorable : c’est vrai que la plupart du temps, c’est abordé à sens unique, parce que c’est compliqué de faire du reportage ou d’avoir le contact de voyageurs. J’espère que cela changera la manière dont on traite le sujet. »

Ce sont aussi les recherches de William Acker qui ont poussé Julie Bataillon, cheffe d’information au Dauphiné Libéré, à « faire le point » sur l’aire d’accueil de Bourgoin-Jallieu (Isère). « Ça fait une quinzaine d’années que je suis journaliste, je n’avais jamais fait ce genre de reportages. On abordait toujours la question par le prisme politique, des débats dans les conseils municipaux par exemple, rarement sur comment ça se passait sur place. On a voulu apporter une plus-value aux lecteurs en racontant une tranche de vie. »

Capture d'écran d'un tweet de William Acker
Capture d'écran de l'un des tweets de William Acker. Crédit photo : Twitter.

Les journalistes qui traitent ce sujet tombent en effet souvent dans un écueil : relayer en priorité la parole des élus et des autorités locales, plus accessibles. « Il y a peut-être une tendance à la facilité. C’est plus compliqué d’aller chercher la parole de gens qui ne sont pas dans l’annuaire ou sur les réseaux sociaux. Fatalement, on va appeler le maire, les policiers et les pompiers, et pas forcément les gens qui vivent sur les aires », reconnaît Bertrand Mallen, journaliste pour France 3 Centre-Val de Loire, qui souhaite à présent tendre davantage le micro aux premiers concernés par ces sujets en soulignant la liberté que lui laisse sa rédaction et la confiance accordée. Selon William Acker, « une fois que les journalistes se questionnent sur la communication politique qu’ils reçoivent, ça les amène à aller davantage vers les voyageurs ».

« 90 % d’articles négatifs »

« La presse locale, comme le reste de la presse, donne la parole à ceux qui la prennent, résume Mouloud Aissou, qui s’est rendu en reportage sur l’aire de Thil (Ain) pour France 3 Régions. Et j’ai l’impression que sur les aires, les gens du voyage n’aiment pas trop parler publiquement ». En cause notamment, une méfiance vis-à-vis des médias. « La présomption de ne pas être bien accueilli est fondée : quand on arrive sur une aire, on se confronte souvent à de l’hostilité ou du silence. À force d’être mal traités dans la presse, cela crée [chez eux] de la paranoïa… ce que je peux comprendre. Mais en tant que journaliste, ça ne doit pas nous freiner », explique Léa Gasquet, journaliste pigiste en Seine-Maritime.

Les sources unilatérales posent aussi problème quand il s’agit de couvrir des faits-divers. « Dès qu’un crime ou un délit est commis par des gens du voyage, les policiers vont nous le dire, et on reprend cette info spontanément, sans trop prendre du recul », ajoute Bertrand Mallen. Plusieurs des journalistes interrogés font désormais attention à ne pas mentionner l’origine des suspects pour un fait-divers si elle n’apporte pas d’information pertinente sur les événements. C’est ce qu’affirme par exemple Fabienne Marcel, rédactrice en chef adjointe à France 3 Centre-Val de Loire. De son côté, Ouest-France s’est doté d’une charte en ce sens.

En donnant essentiellement la parole aux autorités, ou aux riverains dérangés par l’arrivée des « gens du voyage », la manière d’aborder les aires d’accueil et leurs conditions de vie dans les médias reste donc souvent déséquilibrée. Dans son livre, William Acker a analysé pendant un mois l’ensemble de la production de la presse écrite sur ces sujets. D'après ses calculs, 90 % des articles sont négatifs, relevant du fait-divers ou relatant des installations illégales, des gênes.

Des sujets plus fouillés

Les angles choisis reflètent ce traitement inégal : évoquer une installation illégale en dehors d’une aire sans rappeler que la commune où elle est située ne respecte pas ses obligations légales en matière de places d’accueil, par exemple, n’offre qu’une information partielle. Après avoir rapporté plusieurs installations illégales pour France Bleu Touraine, Adrien Bossard s’est justement penché sur les motifs en se rendant sur le terrain, pour découvrir que les aires n’étaient pas adaptées à l’arrivée des « gens du voyage ». « On ne fait pas toujours la démarche de se pencher sur le fond du problème. On traite souvent la forme : « Alors voilà, ils se sont installés illégalement », mais dans le fond, qu’est-ce qu’il se passe ? On a été un peu plus loin. »

Nicolas Goinard, journaliste au Parisien, nous raconte avoir particulièrement prêté attention à ce que les reporters se rendent sur place dès que possible lorsqu'il était chef d’édition en Essonne. « Il faut réussir à informer sans tomber dans quelque chose d’alarmiste. Soit on faisait le service minimum, en expliquant factuellement que des caravanes s’étaient installées à tel endroit, en en parlant uniquement si ça perturbait vraiment la vie de la commune, soit on proposait un sujet un peu plus fouillé pour expliquer pourquoi ils s’installaient là, et dans ce cas, il fallait évidemment leur donner la parole. Parfois, en PQR, on donne l’information sans chercher à apporter une plus-value. Il faut se poser la question en amont : quel angle fait-on, avec quels interlocuteurs, pourquoi on traite ça. »

Delphine Gerbeau, cheffe de service de La gazette des communes spécialisée notamment dans le logement, explique éviter de placer le journal sur une ligne polémique. « Ce n’est pas parce qu’on est La gazette des communes qu’on est le porte-voix des élus les plus agressifs : on essaye de limiter la parole de ceux qui sont les plus virulents. Notre lectorat, qui est largement composé de collectivités et d’élus locaux, n’a pas forcément envie de lire ça, mais on évoque aussi dans notre travail les problèmes sur certaines aires mal desservies ou sales. » Il y a quelques années, Olivier Berthelin, un de leurs journalistes particulièrement impliqué dans les problématiques autour des « gens du voyage » et fondateur du média en ligne Dépêches Tsiganes, avait d’ailleurs participé à sensibiliser le reste de la rédaction aux termes à utiliser ou aux différences entre chaque association.

Autre solution envisagée : ne pas rapporter systématiquement les informations relatives à l’arrivée des « gens du voyage » si elles sont jugées anecdotiques. « Est-ce qu’il ne vaut mieux pas ne pas en parler ?, s’interroge Adrien Bossard. Pour bien traiter un sujet, il faut l’aborder dans son entièreté, et avoir le point de vue de tout le monde, et souvent, là-dessus, c’est difficile. C’est un sujet clivant, qui ne satisfait jamais personne. »

Trouver les bons mots

Pour expliquer ces manques, se mêlent méconnaissance, préjugés et manque de moyens. « Avec le fonctionnement actuel des médias, peu de journalistes ont le luxe de passer du temps et de bien connaître les populations dont ils parlent. Alors qu’il faut prendre encore plus de pincettes et faire attention à ce qu’on écrit, ou aux images qu’on diffuse, lorsqu'on traite d’une population discriminée », regrette Isabelle Ligner, journaliste dans une agence de presse et autrice d’Interdit aux nomades (éditions Calmann-Lévy, 2011), qui a longuement travaillé avec des voyageurs. Stéphanie Stoll, pigiste pour La gazette des communes, rapporte par exemple avoir récolté des informations pendant deux ans pour écrire un article sur un nouveau schéma départemental d’accueil en Ille-et-Vilaine. « Pourtant, à la réunion de concertation, les gens du voyage n’étaient pas là. Ce n’est pas normal qu’ils ne soient pas audibles. Mais je ne pouvais pas, économiquement, passer une journée de reportage de plus pour aller sur une aire. »

À France 3 Centre-Val de Loire, Fabienne Marcel évoque quant à elle le manque de ressources : « Les rédactions web en région fonctionnent avec deux ou trois journalistes pour couvrir toute l’actualité. Ils travaillent surtout au téléphone, sans avoir toujours la possibilité de se déplacer. Et la difficulté par rapport à cette communauté, c’est de trouver les bons interlocuteurs. »

Le vocabulaire choisi nourrirait lui-même une couverture médiatique généralisante. « La catégorisation administrative « gens du voyage » enserre encore aujourd’hui toute une population dans un ensemble artificiel, induit la notion communautaire et celle d’une altérité qui se traduit dans le traitement médiatique », nous écrit Evelyne Pommerat, documentaliste pour une médiathèque gérée par la Fnasat (Fédération nationale des associations solidaires d'action avec les Tsiganes et les gens du voyage). Certains journalistes nous expliquent leur opposition à l’utilisation de ce terme dans leurs articles, qu’ils et elles trouvent déshumanisant, contrairement à « voyageur », qui peut s’utiliser au singulier. « Comme beaucoup de mots qu’on utilise par réflexe dans l’écriture journalistique, ça vaut le coup d’y réfléchir et de les faire évoluer », avance Léa Gasquet.

Au-delà de la manière de se référer aux voyageurs, tout le champ sémantique peut être interrogé. « Ça me fait hurler de lire que les gens du voyage vivent en clan, ou pire, qu’ils vivent dans des "camps" et pas des aires. C’est très violent pour des personnes qui ont vraiment subi ça pendant la Seconde Guerre mondiale [Des « nomades » (selon la terminologie de l’époque), des Tsiganes et des Rroms ont été internés dans des camps en France sous le régime de Vichy, NDLR] », critique Isabelle Ligner. William Acker déplore que, souvent par méconnaissance, les journalistes n’emploient pas les bons termes, ce qui brouille les nuances entre des groupes ou des situations différentes.

Peu de porte-paroles, pas de journaliste voyageur

Le manque de porte-parole a longtemps constitué un frein supplémentaire. « Souvent, on cherche quelqu’un qui a une vision globale du groupe, une figure de patriarche, ce qui exclut les femmes ou les jeunes. Il y a peu de représentation politique collective, donc on se tourne vers des personnes d’autorité – ce que j’essaye d’éviter, je ne suis pas un porte-parole », décrit William Acker. Selon Léa Gasquet, « en tant que journaliste, c’est beaucoup plus pratique d’avoir quelqu’un qui représente une cause. Mais sur beaucoup de sujets, il faut couvrir un mouvement ou un groupe très disparate. Se couper de cette hétérogénéité, c’est de la paresse intellectuelle ».

« Je trouve que c’est une communauté qui s’organise de plus en plus. Il y a matière à ce qu’un journaliste se nourrisse un peu différemment, ce qui alimente les papiers qu’on fait ensuite sur le terrain », nuance Marilyse Couraud, qui a régulièrement traité ces thèmes chez Ouest-France et regrette que les articles se focalisent trop sur l’aire d’accueil, « une toute petite partie du problème ».

L’absence de journalistes voyageurs représente aussi un obstacle pour améliorer la couverture. « Il n’y a pas d’espace médiatique où le voyageur est maître de sa narration : il répond à des questions, ou presque à des injonctions. On a besoin de médias, même confidentiels, auxquels des voyageurs peuvent prendre part », analyse William Acker.

Le juriste a participé à changer la donne sur ce plan. « Twitter est une source première d’informations pour les journalistes. En relançant sans cesse le sujet, William Acker a permis de sortir cette problématique de l’invisibilité. Avant, c’était cantonné aux gens du voyage eux-mêmes, quelques militants, quelques recherches universitaires », décrit Camille Bordenet, journaliste au Monde, qui a interviewé le militant. Selon Mathieu Molard, rédacteur en chef du pureplayer StreetPress, son âge, sa maitrise des codes journalistiques et sa « double légitimité », étant lui-même voyageur et ayant mené un travail de recherche jugé sérieux, en font un intermédiaire bien placé pour les médias, « dans un milieu où les journalistes n’ont majoritairement aucun contact » — ce que confirment plusieurs journalistes interrogés.

Incendie de Lubrizol : un déclic pour parler des difficultés sur les aires

Cela a commencé à changer lors de l’incendie de Lubrizol, en septembre 2019 : une mobilisation militante, universitaire aussi, a fait connaître les risques courus par les voyageurs installés sur l’aire proche de cette usine de Rouen, où un incendie s’est déclenché, et a abouti à une médiatisation plus large. Plusieurs de nos interlocuteurs parlent de « déclic » ou de « symbole fort », d’un moment où certains journalistes ont commencé à s’intéresser plus généralement aux difficultés sur les aires d’accueil.

Léa Gasquet vient de réaliser un dossier pour StreetPress sur les conditions de vie des « gens du voyage », après avoir suivi des familles sur l’aire près de Lubrizol. L’événement a marqué pour elle un « avant » et un « après » dans la médiatisation, y compris pour la presse nationale. « Pour moi, c’est plus difficile à traiter au niveau local, parce qu’il y a toujours l’enjeu de ne pas se couper de sources politiques. Ça me freinerait de travailler là-dessus en PQR : ça serait beaucoup d’énergie dépensée pour faire passer des angles différents, pour aboutir probablement à des papiers retoqués », regrette-t-elle. Selon la journaliste, la presse locale ne considère pas vraiment les voyageurs comme des lecteurs potentiels, et néglige donc de s’adresser directement à eux.

Un « changement de perspectives »

À travers la Fnasat, la documentaliste Evelyne Pommerat tient une revue de presse et garde un œil depuis des années sur les évolutions du traitement médiatique autour des « gens du voyage ». « On peut observer depuis quelques mois un changement de perspectives. Les journalistes vont de plus en plus à la rencontre des personnes, prennent la mesure de leurs conditions de vie, recueillent leur parole en prenant le temps nécessaire pour des échanges de qualité. » En plus de William Acker, elle cite plusieurs associations ou collectifs comme La Voix des Rroms, dont le travail trouve enfin selon elle un relais journalistique. « J’ai constaté qu’il y avait une certaine évolution, je vois moins de titres racoleurs qui mettent en avant une communauté particulière », cite par exemple Yann Clochard, à Ouest-France.

À quoi s’ajoute un intérêt renouvelé pour les questions de racisme dans certains médias. Chez StreetPress, le rédacteur en chef Mathieu Molard a lancé une levée de fond de 10 000 euros pour consacrer un dossier au sujet : « Une nouvelle génération de journalistes a une sensibilité pour des sujets différents de la presse mainstream. Les questions d’environnement et de discriminations, par exemple, parlent aux jeunes ». Pour s’adresser à cette presse, souvent indépendante et engagée à gauche, William Acker utilise notamment le concept de « racisme environnemental », qui « interpelle », de Reporterre à Bastamag.

Outre le renouvellement des angles en presse locale, le travail du juriste et d’autres chercheurs ou chercheuses a ainsi permis de donner une dimension nationale aux problématiques d’accueil des « gens du voyage ». Démontrer la globalité des mauvaises conditions attire, selon lui, l’attention des médias nationaux — il a dénombré 51 % d’aires polluées à travers la France, et 70 % sont isolées. Pour Isabelle Ligner, ces données existaient déjà, mais « enfouies dans des rapports désagréables à lire ». William Acker les a réunies et médiatisées. « Il y a toute une réalité géographique qui m’échappait totalement, témoigne Julie Bataillon, cheffe d’information au Dauphiné Libéré. Je pense que désormais, si je dois travailler dessus, je regarderai en premier lieu où sont situées les aires. »

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