Le Kyiv Independant compte plus de deux millions d'abonnés à son compte Twitter (capture d'écran).

Le Kyiv Independent est né le 8 novembre 2021 dans un café de la capitale ukrainienne (capture d'écran).

© Crédits photo : The Kyiv Independent

Le Kyiv Independent, le pari de l'info en temps de guerre

Dans un pays qui compte très peu de médias indépendants, cette jeune rédaction anglophone est mobilisée depuis un an pour couvrir l'actualité de la guerre en Ukraine. Elle est devenue une source d'information incontournable pour la presse internationale.

Temps de lecture : 6 min

C’est l’histoire d’une gazette locale créée par une poignée d’expatriés dans un pays en pleine effervescence post-soviétique : l’Ukraine. Une gazette alors distribuée en version papier, rassemblant une poignée de jeunes journalistes venus de tous les horizons autour d’un rédacteur en chef old school, Brian Bonner, tout droit débarqué d’un journal local du Missouri. Une gazette en langue anglophone, animée par des professionnels soucieux de rigueur, qui peu à peu se sont mis à publier des enquêtes approfondies, jouissant d’une indépendance encore rare dans le pays : le Kyiv Post.

Une exception dans le paysage médiatique ukrainien qui pointe, en 2021, au 97e rang du classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières — la Russie y occupe la 150e place. Trois mois avant l’invasion du pays par les troupes russes, un organe de presse appelé à une très forte visibilité internationale naît de ce journal : le Kyiv Independent. Un nom à prendre au pied de la lettre : les membres de la rédaction ont tous été congédiés par le patron du Post, un petit oligarque implanté dans la ville portuaire d’Odessa, effrayé à l’idée que des articles trop critiques vis-à-vis du pouvoir ne fassent fondre ses intérêts dans l’agriculture et l’immobilier.

Oligarques

Ils sont une trentaine lorsqu’ils s’installent à leur compte le 8 novembre 2021 dans un petit café branché de la capitale. Tout naturellement, la rédaction en chef échoie à une journaliste dans la place depuis une dizaine d’années, Olga Rudenko, 32 ans, formée dans une école de commerce américaine, épaulée dans sa tâche par Toma Istomina, qui tenait la rubrique style de vie au temps du Post.

L’équipe assure qu’elle ne dépendra d’aucun oligarque, mais de ses seuls lecteurs et donateurs. Un modèle qui voit le média sacré « journal de l’année » un mois plus tard à l’initiative d’un organe de presse reconnu, Ukrainska Pravda, qui salue des journalistes « restés fidèles à leur profession, qui ont choisi de servir la société plutôt que le propriétaire et ses peurs ».

Journalistes et citoyens

D’autres peurs surgissent à l’aube du 24 février 2022, alors que les chars russes roulent vers Kyiv (Kiev), massivement bombardée. La guerre est à leur porte, elle menace leurs familles, leurs amis, leurs amours, elle ne les frappe pas seulement comme journalistes, mais comme citoyens. Rester ? Fuir ? On ne devient pas reporter de guerre en un clin d’œil quand on a été depuis ses débuts chroniqueuse de mode, comme Daria Shulzhenko. Ou quand on vient de fêter ses 20 ans, comme Anastasia Lapatina.

Anna Myroniuk, chef des investigations, se concentre sur l’évacuation de sa famille de Bucha, où les forces d’occupation perpètrent bientôt des massacres de masse, tout en essayant de tenir la chronique de la tragédie au quotidien. Oleg Sukhov, reporter politique, qui a fui la Russie en 2014, sait qu’il sera une cible si l’armée russe prend le contrôle de la capitale, de même qu’Igor Kossov, américain par son père et russe par sa mère, ou Alexander Query, le Français de l’équipe, installé dans le pays depuis 2014.

« Au début, nous n’avions qu’une newsletter assez simple à réaliser, raconte Olga Rudenko. Puis nous avons grandi. Le 24 février, nous avons tenu notre première conférence de rédaction de guerre. J’ai suggéré aux journalistes qui voulaient partir de le faire sans hésiter, parce que la sécurité était la chose la plus importante. Un seul a annoncé qu’il quittait provisoirement la rédaction pour rejoindre les rangs de la Défense Territoriale. »

Rédaction souterraine

L’espace de coworking qu’ils venaient d’investir est déserté. Le journal en temps de guerre va se faire durant de longues semaines de façon souterraine, avec les réseaux sociaux ou des messageries chiffrées en guise de passerelle. Retranchés à Lviv pour les uns, en Pologne pour d’autres, les journalistes reviennent vers la capitale après que l’envahisseur a été repoussé. En quelques jours, ils s’organisent et revêtent leur gilet pare-balles. Ils ne souhaitent qu’une chose, poursuivre l’exercice de leur métier. Avec une intime conviction : si l’Ukraine perd la guerre, les Ukrainiens perdront l’Ukraine.

Leur combat pour une information sérieuse  — et gratuite — devient essentiel. « Dès le départ, nous voulions nous adresser aux lecteurs non Ukrainiens, raconter cette guerre en détail pour que les gens réalisent qu’elle était proche de chez eux », dit la rédactrice en chef de cet organe de presse révélé au monde par ce coup de tonnerre géopolitique.

L’objectivité ? Ils n’oublieront pas qu’ils sont d’abord journalistes, mais ils savent dans quel camp ils sont et ne divulgueront pas d’informations susceptibles de mettre l’armée ukrainienne en danger, ni d’images qui pourraient renseigner l’ennemi et mettre en danger leurs concitoyens. 

Reprises

D’un radeau de fortune, malgré des conditions précaires, ils font bientôt un navire de croisière. Les articles de fond se font plus rares au début au profit des alertes, de ce fil rouge exclusivement consacré à la guerre, et de Twitter, qui voit le nombre de followers décupler. Le site du Kyiv Independent traduit les communiqués officiels du gouvernement, devenant une sorte d’interface entre le pays assiégé et le reste du monde. Olga Rudenko a fait la Une de Time en mai.

Illia Ponomarenko, originaire du Donbass, reporter chargé de la défense, qui n’ignore rien de ce qui se trame dans les rangs de l’armée, joue pleinement son rôle au point de devenir, au fil des jours, la plume la plus prolixe de l’équipe. Ses informations sont reprises par les grands médias anglophones, de Londres à Washington. Le site assure une comptabilité quotidienne des pertes infligées à l’envahisseur, humaines et matérielles, surveillée par les reporters de guerre du monde entier. 

La rédaction s’étoffe avec l’arrivée d’une illustratrice free-lance, de trois journalistes photographes, et de personnes en charge de la partie vidéo et du développement commercial. Tous se concentrent sur la guerre, avec un intérêt grandissant pour toutes les formes de résistance. La rédactrice de mode réalise un reportage sur la fabrication de gilets pare-balles par des stylistes qui délaissent provisoirement le prêt-à-porter, tel autre journaliste passe du temps avec les employés et cantonniers d’une ville bombardée , un troisième recueille les témoignages de veuves et d’orphelins.

Coupures d'électricité

Les journées de travail sont longues, surtout quand il faut se replier dans un lieu sécurisé, sans parler des coupures électriques et des pannes de réseau, qui handicapent considérablement les journalistes. « Nous sommes dévoués, dit l’un des éditeurs, nous ne comptons pas nos heures et nous n’avons aucune vie sociale ni personnelle, pour l’instant c’est ainsi. » L’enquête de terrain demande de multiples précautions, mais les reporters savent que la guerre de l’information fait rage et que face aux dénégations venues de Moscou, il faut attester des crimes de guerre, les images fussent-elles insupportables. Ils ne renoncent pas non plus à l’investigation, qui fut l’une de leur marque de fabrique : on peut être patriote et fouiller où il se doit, même si cela pourrait desservir leur cause.

C’est ainsi qu’Anna Myroniuk et Alexander Khrebet publient, en août 2022, une enquête sur les abus de pouvoir au sein d’une aile de la direction de la Légion internationale créée pour les combattants étrangers volontaires. Des membres de cette unité avaient signalé les écarts de conduite de leurs commandants aux forces de l'ordre, au Parlement et au bureau du président Zelensky, sans réponse. Ils se sont tournés vers le Kyiv Independent, qui publie les témoignages de combattants dénonçant vols d’armes, pillages de marchandises, harcèlements sexuels, agressions et l'envoi au feu de soldats non préparés.  

« La guerre a braqué les regards sur nous »

Le succès est au rendez-vous. « Nous sommes passés d’une audience de 20 000 followers sur Twitter à plus de deux millions aujourd’hui, dit Alexander Query. La guerre a braqué les regards sur nous. Elle nous a obligés à puiser dans nos ressources pour assurer un travail de qualité, pour démontrer qu’une jeune équipe indépendante pouvait imposer un media de référence dans un contexte qui ne laisse pas le droit à l’erreur ». Le lectorat est désormais protéiforme et se recrute aux États-Unis comme en Europe.

Le site atteint plus de 100 000 visites par jour au plus fort de l’invasion. L’ancien président américain Barack Obama leur a offert, il est vrai, un sacré coup de projecteur en twittant peu après l’invasion : « Les Ukrainiens ont besoin de notre aide. Si vous cherchez comment faire la différence, voici des gens qui font un travail important. » La modeste rédaction est devenue rapidement la source privilégiée de ceux qui voulaient savoir ce qui se passait dans ce pays, comme des correspondants et envoyés spéciaux de la presse du monde entier, à l’instar de Clara Marchaud, qui couvre le conflit pour le Figaro et l’Express et loue le travail d’un média « forcément engagé ».  

Tweet de soutien de Barak Obama, le 3 mars 2022 (capture d'écran).
Tweet de soutien de Barak Obama, le 3 mars 2022 (capture d'écran). 

Pour l’heure, l’ampleur de la tâche n’a pas mis à la faute la petite rédaction du Kyiv Independent, avec à la clef une vague de soutien à la hauteur de l’émotion internationale : la campagne de financement participatif pilotée depuis le Royaume-Uni a rassemblé plus de 1,2 million d’euros. Un soutien fiable et constant qui repose en partie sur près de 8 000 mécènes rassemblés dans le cadre du système Patreon et qui lui assure un peu plus de 70 000 euros de budget mensuel.

* Maria Poblete et Frédéric Ploquin ont publié Carnet de bord de la résistance ukrainienne (Nouveau Monde, 2022). 

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