Un immeuble insalubre soutenu par une structure en métal à Marseille.

Un immeuble insalubre soutenu par une structure métallique, dans le centre de Marseille, en mai 2019. 

© Crédits photo : Boris Horvat/AFP

En réaction au drame de la rue d’Aubagne, La Grande Vacance, un consortium local inédit

Il y a deux ans, l’effondrement de deux immeubles à Marseille provoquait la mort de huit personnes. Cet événement a conduit à un travail d’enquête commun inédit en presse locale.

Temps de lecture : 8 min

Janvier 2019, près du Vieux-Port à Marseille. Une poignée de journalistes se retrouvent autour d’une table à la rédaction de Marsactu. Face à eux, une pile de 5 424 transactions immobilières de la Ville de Marseille et ses satellites. Marsactu, La Marseillaise, Mediapart, la cellule investigation de Radio France et d’autres journalistes locaux savent qu’une rédaction seule ne pourra s’occuper de ces kilos de papier. Les premiers échanges se font à tâtons, certains se connaissent très bien, d’autres sont issus de journaux concurrents. Trois mois auparavant, deux immeubles s’étaient effondrés rue d’Aubagne, tuant huit personnes. Se dessine un objectif : traiter ensemble ces documents et en tirer des informations sur l’incurie de la mairie de Marseille, dirigée par Jean-Claude Gaudin (LR) depuis 1995. De cette réunion naîtra le premier consortium de médias locaux en France.

Une impulsion venue du milieu militant

Celui qui a réussi à les réunir, c’est Noureddine Abouakil, militant du centre-ville marseillais depuis 1996. Durant ses années de lutte contre le logement indigne, il a obtenu ces documents auprès du cadastre. Puis, il a décidé de toquer à la porte de plusieurs rédactions pour, une à une, leur livrer son impressionnante base de documents. Par la force des choses, les journalistes se sont regroupés. « Ce qu'on aurait pu faire, c’est essayer de trouver deux trois choses croustillantes, avoir un petit retentissement, et le lendemain passer à autre chose. Tout le monde a vu que que ce n'était pas à la hauteur de ce qu'on pouvait en faire », explique Julien Vinzent, journaliste à Marsactu.

Une décision qui réjouit Noureddine Abouakil, mu par sa confiance dans la presse et la volonté d’alerter l’opinion publique. « L'existence d'un consortium pour la première fois dans la région, ça a été un signal très fort et ça a été apprécié par beaucoup de lecteurs et beaucoup de partisans. J'ai trouvé que c'était très positif qu'ils mutualisent les moyens, qu'ils travaillent en synergie au lieu de se tirer dans les pattes », détaille le militant.

Un drame rassembleur

Mais pour vraiment comprendre, il faut revenir au 5 novembre 2018. Ce jour-là, deux immeubles s’effondrent rue d’Aubagne, provoquant la mort de huit personnes. L’un de ces immeubles appartient à la ville de Marseille. La vie sociale, citoyenne et politique de la ville est profondément marquée.

Les semaines suivantes, le travail des journalistes locaux est bouleversé. « Tous les journalistes ont été mobilisés. J'ai travaillé́ énormément là-dessus. Comme tous les journalistes locaux, on a découvert l'ampleur du drame, qui n'était pas uniquement dû à des circonstances climatiques exceptionnelles mais à un système d'incompétence ou d'incurie qu'on a découvert au fur et à mesure », se remémore Marius Rivière, ex-salarié et pigiste à La Marseillaise.

Journalistes mais aussi habitants, ils sont touchés par la dégradation de leur ville et l’inaction de la mairie. Le consortium est l’occasion de creuser le sujet plus qu’ils ne l’avaient jamais fait. « J'ai travaillé sur un article au sujet du boulevard National, où cinq numéros sont en train de s’écrouler. On s'est dit "Ce n'est pas possible !", parce que le 5 boulevard National, c’est juste au-dessus de chez nous [du siège du Ravi, NDLR]. Ça doit faire trente ans qu'il est dans le giron de la Ville et rien n'a été fait », s’insurge Jean-François Poupelin, journaliste au Ravi. Marius Rivière, lui, habite le Panier, un quartier emblématique de Marseille. Le journaliste signe deux articles sur la dégradation de son quartier. « Le 28, montée des Accoules, je voyais où il était. Mais tout l'historique du bâtiment nous a sauté aux yeux après avoir vu les formalités », souligne-t-il.

Le 28, montée des Accoules
L'immeuble du 28, montée des Accoules. Crédit photo : Marie Allenou.

Dépasser les frontières entre rédactions

Finalement, quatre rédactions vont travailler ensemble pendant environ dix mois : La Marseillaise, Le Ravi, Marsactu et Mediapart. Chaque rédaction place un à trois journalistes sur le projet. Julien Vinzent de Marsactu, rejoint rapidement l’équipe pour ses compétences en data journalisme. Jean-François Poupelin du Ravi est invité après quelques réunions par Louise Fessard, alors journaliste à Mediapart. Les deux journalistes se connaissent bien et ont déjà mené plusieurs enquêtes ensemble.

Pour trois de ces rédactions, la collaboration se met en place facilement. Entre Marsactu, Le Ravi et Mediapart, les barrières sont déjà tombées depuis plusieurs années. « Ça fait depuis 2011 qu'on enquête en commun avec Mediapart. Pareil avec Le Ravi, on avait une page dans leur journal tous les mois pendant longtemps, où ils reprenaient nos articles. On ne partait donc pas de zéro », détaille Julien Vinzent.

Avec La Marseillaise, le rapprochement est moins évident. Les vieilles habitudes journalistiques ont la peau dure. « Je pense qu'au départ ils se sont dit : "Mais pourquoi mettre en commun avec d'autres ?" Ça a été un vrai travail de pédagogie d'expliquer l'intérêt de travailler avec d'autres rédactions », témoigne Marius Rivière. Marqué par les Panama Papers ou les Lux Leaks, il s’enthousiasme très vite pour le projet. « Ce qui a été difficile c'était de mettre tout le monde d'accord sur les conditions. Les gens n’osent pas trop se faire confiance. La veille ils étaient en concurrence sur des scoops, et là on leur demandait de travailler ensemble, ce n'était pas le plus naturel », ajoute-t-il.

L’ampleur de la tâche

Une fois d’accord, reste à s’attaquer à l’immense pile de transactions. Chaque journaliste repart avec un tas sous le bras. Les premières semaines, tous s’attachent à remplir un tableau Excel commun pour constituer une base de données. Une tâche à laquelle ils s’attellent dès qu’ils peuvent dégager du temps en dehors de leur travail.

Après avoir dégrossi les données, arrivent les premières surprises. Les transactions concernent uniquement le centre et non l’ensemble de la ville, comme les journalistes l’avaient pensé. Ils décident de se concentrer sur trois quartiers : Le Panier (2ème arrondissement) Belsunce (1er arrondissement) et Noailles (1er arrondissement). Un choix éditorial fondé sur la mutation que subissent actuellement ces zones. « Le consortium raconte l'histoire d'une rénovation urbaine qui n'a jamais voulu être vraiment portée, qui a été vue comme un investissement et pas un outil urbain », indique Jean-François Poupelin. Les journalistes se retrouvent vite confrontés à des manques dans les données, qu’ils doivent combler avec les documents des archives municipales ou en faisant des demandes à la mairie et à la préfecture des Bouches-du-Rhône. Procédures qui ne sont pas toujours fructueuses.

Pour tous les journalistes, l’utilisation du data journalisme à une telle échelle est sans précédent. Peu habitués à manipuler les données, ils ont pu être guidés par Julien Vinzent. Celui-ci a uniformisé les tableaux et leur a donné des clés de compréhension du data journalisme. Ici, la présence de Mediapart dans le consortium a joué un rôle décisif. L’enquête a bénéficié des apports techniques du pure player pour créer un robot pour croiser des données et faciliter le travail des journalistes.

L’implication de Noureddine Abouakil constitue aussi une véritable rupture dans les rapports traditionnels entre les journalistes et leurs sources. L’enquête donne lieu à une forme plus poussée de co-construction de l’information : le militant participe à certaines réunions et accompagne les journalistes lors des visites de terrain. « On avait une chance inouïe d'avoir Noureddine, il a travaillé pendant vingt ans sur ces questions. À Belsunce, il connaît tous les immeubles sur le bout des doigts. Après, il a fallu vérifier, mais ce n’était plus qu'un travail de vérification », affirme Marius Rivière, reconnaissant.

« Le consortium en lui-même était un événement »

Après dix mois de travail, les journalistes prennent conscience de l’importance de faire front commun pour la publication. Marsactu pousse pour une communication autour de l’enquête, à partir d’annonces sur les réseaux sociaux et d’un nom commun : La Grande Vacance. « Après des mois d'enquête comme ça, des investissements considérables en termes de temps, il fallait faire en sorte que ce soit lu au maximum, et ça, ça passe par de la communication », soutient Julien Vinzent.

Dans un article qui met en scène les coulisses de la collaboration, le mot « consortium » est prudemment posé, entre guillemets. « Il y avait l'idée que pour informer les gens, il fallait faire l'effort de se raconter et soigner la manière dont on pouvait présenter ce travail. Le consortium en lui-même était presque un évènement qu'il ne fallait pas sous-estimer », explique le journaliste de Marsactu.  

La publication coordonnée soulève des dernières difficultés. Comment s’adapter au fonctionnement de journaux aux formats si différents ? Le Ravi est un mensuel imprimé, La Marseillaise un quotidien imprimé alors que Mediapart et Marsactu sont des pure players, plus flexibles sur les formats et les heures de bouclage. Jean-François Poupelin se rappelle avec amusement les jours et heures qui précèdent la première publication au Ravi. « Le papier est bouclé très tard par Mediapart et Marsactu parce qu'ils ont l'habitude de travailler comme ça . Ça a retardé l'impression parce qu'il y a toute la chaîne de relecture avec notre relectrice extérieure. Ensuite il faut maquetter le papier. Donc le bouclage du premier numéro avec une arrivée de l'article tardive, ça a été un peu olé olé mais ça s'est fait », raconte-t-il.

Un travail qui fait référence

Le premier volet de l’enquête est publié le 29 octobre 2019. Il révèle que la mairie de Marseille détient ou a détenu 68 immeubles aujourd’hui à l’état de taudis. Un audit inédit du patrimoine municipal, qui n’avait pas été mené par la mairie de Marseille comme l’a pointé la Cour régionale des comptes. Le 14 novembre, un deuxième volet montre que la Ville s’est livrée à des achats et des reventes d’immeubles dégradés, au profit de plusieurs familles. Il est complété par un dernier article le 27 janvier 2020.

Dès sa publication, l’enquête est reçue favorablement par les associations et collectifs. Un centre-ville pour tous et le Collectif du 5 novembre, engagés dans la lutte contre le logement insalubre, saluent le jour même cette enquête par communiqué de presse. « Dans le milieu des avocats, des militants associatifs, j'en ai beaucoup entendu parler parce que cela a apporté des éléments factuels. C'est beaucoup apprécié par les jeunes qui montent dans le tram de la militance depuis trois à cinq ans. Avoir des faits précis pour appuyer leur engagement, c'est quelque chose d'irremplaçable », développe Noureddine Abouakil. Si le militant se dit heureux du départ de l’équipe Gaudin, il ne crie pas victoire pour autant après l’élection de la maire de gauche Michèle Rubirola. « J’espère que la nouvelle municipalité va faire l’inventaire, pour essayer de ne pas reproduire les mêmes erreurs », ajoute-t-il.

Pour l’heure, l’enquête est en suspens, malgré la matière qu’il reste à exploiter. En cause : la Covid-19 et les municipales, mais aussi une forme d’épuisement des journalistes, qui ont travaillé sans relâche pendant presque un an. Car un consortium local, s’il permet de mutualiser les moyens pour produire une enquête ambitieuse, se fait grâce à l’engagement professionnel et personnel des journalistes. Et l’accueil fait à leur travail a parfois pu les décevoir. « On a vu que le soufflet était retombé sur la deuxième vague. (…) Ça a un peu refroidi nos ardeurs, on aurait aimé que ça buzze un peu plus pour nous donner de la motivation supplémentaire. Aujourd'hui, c'est un peu en stand-by », regrette Marius Rivière. Au moins peuvent-ils se réjouir d’avoir ouvert la voie pour de futurs consortiums locaux.

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