Le cinéma pakistanais : une industrie en voie d’extinction ?

Le cinéma pakistanais : une industrie en voie d’extinction ?

Le cinéma pakistanais survivra-t-il à l’année 2012 ? Trois films seulement devraient sortir cette année dans les salles de Lahore. L’absence de financement, la concurrence de Bollywood et les lois islamiques menacent le secteur.

Temps de lecture : 7 min

 

Le cinéma pakistanais(1) n’a pas toujours été l’industrie moribonde que l’on connaît aujourd’hui, surtout dominée par des films punjabi aux scénarios ultra-violents truffés de clichés, que son public a déserté. Lollywood, comme on l’appelle parfois en référence à la ville de Lahore, qui fut l’un des principaux centres de production de films du pays, eut sa période dorée. À cette époque, dans les années 1960, le pays produisait jusqu’à 200 films par an et s’enorgueillissait de plus de 1 500 salles de cinéma. Le 7e art pakistanais avait introduit la musique pop en Asie du Sud, il drainait les foules et mettait en scène les acteurs et chanteurs les plus populaires dans des films qui restaient à l’affiche plus de 75 semaines. Le recours au playback, largement développé, avait permis le développement d’une véritable industrie musicale dont le rayonnement dépassait largement les frontières du Pakistan. Les productions étaient réalisées en urdu, en punjabi ou en pushto, les trois principales langues du pays.

Aujourd’hui, seuls 160 des 385 cinémas référencés au Pakistan seraient encore opérationnels, le nombre de films produits et distribués dans le pays n’excède pas une quinzaine les bonnes années et le public n’est pas au rendez-vous, bien plus intéressé par le cinéma piraté d’Hollywood ou de Bollywood. Dans un pays où les taxes sur le prix du ticket sont très élevées, et où le couvre-feu des salles est à 20 heures, la rentabilité est difficile à atteindre pour les producteurs comme pour les exploitants.
 

Koko Korina chanté (en play-back) par Ahmed Rushdi,
roi de la pop pakistanaise

 

Une histoire mouvementée

 

Lollywood avait pourtant su se réinventer face aux coups du sort que lui a imposés l’histoire complexe du pays. En 1947, la partition d’avec l’Inde avait immédiatement privé l’industrie du cinéma de fonds et de nombre de ses stars et réalisateurs qui avaient fui vers Bollywood. Mais la popularité de ce divertissement était très grande et, soutenu par un gouvernement qui y voyait l’occasion d’affirmer une identité nationale, les productions en urdu – langue unificatrice du pays – se développèrent pour faire tourner toujours plus les studios de Lahore. C’était l’époque où des films comme Shaheed exaltaient le patriotisme sous couvert de romance, tandis que des documentaires officiels de propagande, commandités par le ministère de l’Information, étaient diffusés obligatoirement dans les salles avant chaque long-métrage.
 
En 1971, l’accès à l’indépendance de la partie est du Pakistan, devenue désormais l’État du Bangladesh, constituait un nouveau coup du sort, amputant l’industrie d’un de ses trois principaux centres de production, la ville de Dhaka. Mais en dépit de ces aléas, la production cinématographique continuait à croître et les records de longévité au box-office s’enchainaient – le record maximum étant détenu par le film Aina qui fut projeté pendant 400 semaines consécutives et fait aujourd’hui encore figure de film culte pour le public pakistanais.  

Censure, corruption et cassettes vidéo

 

L’industrie ne réussit cependant pas à résister à deux événements survenus à la fin des années 1970 : l’essor du magnétoscope – et la circulation de films piratés qui s’ensuivit ainsi que la dictature du président Zia-ul Hak et sa politique d’islamisation. Celle-ci dégrada l’image du cinéma, qui fut soudainement perçu comme un art et une profession peu respectable. Dans le même temps, le président mit en place toute une série de nouvelles règles qui contribuèrent à l’effondrement de l’industrie nationale, comme l’obligation pour les réalisateurs d’être diplômés de l’enseignement supérieur, la fermeture de nombreux cinémas, la mise en place de nouvelles taxes et surtout un renforcement de la censure qui nuisit particulièrement à la production urdu dont les scénarios portaient souvent sur les relations amoureuses – par exemple, en raison du respect des lois islamiques, il n’était plus possible de montrer un homme et une femme seuls dans une pièce, même s’ils étaient mari et femme. Cette montée de la censure se traduisit par un appauvrissement scénaristique, comme le déplore Nasir Adeeb, un célèbre scénariste pakistanais. Face à l’interdiction d’évoquer la politique ou l’amour, il ne restait, finalement, que la grossièreté et la criminalité.
 
 
 
Cette période correspond également à l’augmentation de la corruption et au développement d’une production parallèle qui bénéficia au cinéma pashto. Grâce à l’appui de puissants politiciens originaires de cette région située en bordure d’Afghanistan, les films tournés en pashto, le deuxième groupe linguistique du pays, violèrent délibérément et impunément la censure pour prendre le tournant d’un érotisme soft. Mais le grand gagnant de cette période fut le cinéma punjabi. Principalement fondé sur l’action et la violence - il se disait qu’il n’y avait pas de bon film punjabi sans au moins un massacre à la mitraillette -, il ne subissait pas les foudres de la censure. Et son essor correspondait à celui de la vaste classe moyenne punjabi en plein exode rural.

Bollywood et Lollywood, frères ennemis

 

Bollywood et Lollywood seraient, pour certains, les deux facettes d’un même cinéma, celui de la Partition. En témoignerait la popularité des scénarios fondés sur la séparation des amants, métaphore d’un pays déchiré en deux. Il est indéniable que les liens entre les deux industries sont forts et controversés. Bollywood, pour Lollywood, cela pourrait être la fuite des talents. Celle qui s’est produite en 1947, bien évidemment, mais aussi tout au long des décennies qui ont suivi. De nombreux techniciens, acteurs, chanteurs décident alors de tenter leur chance à Bollywood, comme le célèbre chanteur Adnam Sami. Atif Aslam, un autre chanteur pakistanais, admet que l’Inde offre aux jeunes artistes plus d’espoirs de succès commerciaux. Certains professionnels de l’industrie n’hésitent pas à souligner que cet exode vers le pays voisin pourrait être bénéfique, puisqu’il est l’occasion pour les techniciens et acteurs d’acquérir un professionnalisme qu’ils pourraient remettre ensuite au service du cinéma pakistanais.
 
Mais le grand sujet de dissension est celui de la levée de l’interdiction de diffusion des films de Bollywood au Pakistan. Existant depuis 1952, mais étant strictement en place depuis 1965 suite à un conflit armé, elle était en partie censée protéger le cinéma pakistanais. Dès le début des années 2000, la levée de l’interdiction est réclamée par l’association des exploitants de salles de cinéma du Pakistan, au motif que la production cinématographique pakistanaise n’est désormais plus suffisante pour faire vivre les salles 52 semaines par an. Le gouvernement est d’abord réticent, et il faudra attendre le succès de Khuda Ke Liye – qui sortira simultanément en Inde et au Pakistan, et ce pour la première fois depuis 40 ans, pour voir l’interdiction finalement levée. Le film raconte l’histoire de deux frères musulmans de Lahore aux destinées divergentes, l’un tombant au Pakistan sous l’influence des fondamentalistes, tandis que l’autre, à la foi plus modérée, émigre aux États-Unis et se retrouve victime de discriminations en raison de son nom.
 
L’ouverture nouvelle du marché pakistanais aux films de Bollywood est accueillie diversement. Très positivement par le public, qui était déjà gros consommateur de films piratés ; positivement également par les exploitants de salles, heureux de multiplier leur offre, évolution nécessaire à la reprise de leur activité. Mais les réalisateurs sont partagés entre ce qu’ils perçoivent comme un pas en avant - en attirant les spectateurs dans les salles, les films de Bollywood contribuent à recréer une culture du cinéma - mais aussi comme une concurrence contre laquelle ils ne peuvent pas lutter.

Renouveau et tentative de reprofessionnalisation

 

Au tout début des années 2000, le cinéma pakistanais fait pâle figure. Les salles obscures sont désertées et souvent transformées en centre commerciaux. Des studios, autrefois célèbres, sont reconvertis en entrepôts industriels ou en parking. Quant aux techniciens, s’ils n’ont pu se reconvertir dans la télévision, se faire embaucher à Bollywood ou encore à Dhaka, ils deviennent, parfois, vendeurs de thé ou vivent d’autres petits métiers. Mais en 2003, alors que le président Musharraf arrive au pouvoir, un groupe de jeunes réalisateurs pakistanais entreprend de faire revivre l’industrie nationale. Ils réalisent des films de niche, auto-financés, qui collent désormais aux préoccupations socio-économiques de la population. Et rencontrent quelques succès d’estime, si ce n’est commerciaux. Des réalisateurs tels que Shoaib Mansoor (Khuda Ke Liye, Bol) ou Mehreen Jabbar (Ramchand Pakistani) réussissent à s’exporter hors des frontières. De nouvelles écoles s’ouvrent, témoignant de l’optimisme qui règne pour la profession (la section « film » du National College of Arts de Lahore en 2005, la section vidéo de l’Indus Valley school of Arts and Architecture et en 2010 l’école spécialisée SAAMPT à Karachi). Parallèlement, le lancement de Filmazia, une chaine de télévision consacrée à la diffusion de films pakistanais apporte un bol d’air frais au secteur.
 
Mais les réalisateurs déplorent en bloc : la pauvreté des infrastructures, le triste état des studios, l’absence d’un vivier d’acteurs, l’absence de festivals, l’inexistence de canaux officiels ou simplement professionnels de financement (en 2012, le gouvernement n’a alloué aucun budget au cinéma). Il faut également mentionner les problèmes importants rencontrés par l’industrie du DVD face au piratage rampant et à la faiblesse de la régulation su r la propriété intellectuelle.
 

La chaine Filmazia diffuse uniquement des films de Lollywood

L’année 2012, donc, verra-t-elle la mort d’une des plus vielles industries du cinéma mondial ? Certains signaux laissent présager un répit. En dépit de l’atonie de la production, le cinéma pakistanais atteint une certaine visibilité avec, pour la première fois dans l’histoire du pays, une nomination – et un prix – aux Oscars pour Saving Face, un documentaire réalisé au Pakistan par une réalisatrice pakistanaise sur le sort des femmes attaquées à l’acide. Également en 2012, le court-métrage Kingdom of Women de la réalisatrice Amna Ehtesham Khaishghi a été nominé à Cannes. Et la Pakistan Films Producers Association (PFPA), dissoute en 2006, envisage de se reformer. On annonce également pour 2013 la sortie de huit films à gros budget (pour le pays). Il est sans doute trop tôt, en revanche, pour prédire si tous ces signaux sont ceux d’une renaissance ou d’une simple rémission.

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Crédits photos :
- Image principale : cinéma à Lahore - Zerega / Flickr
- Clip de Koko Korina, YouTube
- Affiche du film Aina, Wikipedia
- Camion&nbnbsp;: Dave Watts / Flickr
- Affiche du film Khuda Kay Liye
- Annonce publicitaire de la chaine Filmazia, page Facebook

Sources

 

- Naveeda KHAN, Beyond crisis : reevaluating Pakistan (Critical Asian Studies)

- Gita Viswanath et Salma Malik, Revisiting 1947 through popular cinema: a comparative study of India and Pakistan, Economic and Political Weekly, 5 septembre 2009

- Simon Wille, Evaluating identity in Pakistani art today, Vaslart.org

- Aijaz Gul, A short history of Pakistani films, Fipresci, 16 février 2009

- Sara Faruqi, The death of Pakistani cinema, Dawn.com, 15 décembre 2010

- Anuj Chopra, How Pakistan fell in love with Bollywood, Foreign Policy, 15 mai 2010

- Javed Yousaf, The story state of cinemas in Pakistan, The Express Tribune, 3 mai 2010

- Sher Khan, The end of the road for Lollywood, The Express Tribune, 10 juillet 2012

- Sher Khan, Pakistani film industry: ethics in entertainment, The Express Tribune, 28 février 2012

- Hataf Siyal, The revival of cinema in Pakistan, Pakium.com, 9 avril 2011

- Shiraz Hassan, Rise and Fall of Pakistani Cinema, WSN features, 17 décembre 2011

- Pakistani cinema : Promising projects in the pipeline (Pas d’auteur, notre correspondant), The Express Tribune, 15 mai 2012

- Saadia Qamar, The revival (or re-birth) of Pakistani cinema, The Express Tribune, 15 septembre 2012
(1)

Au sens strict, le cinéma pakistanais nait en 1947. Cependant, l’industrie du cinéma de la ville de Lahore – qui sera surnommée bien plus tard Lollywood, existe depuis 1924. 

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