« Les réseaux sociaux ont besoin des médias »

« Les réseaux sociaux ont besoin des médias »

Quelle relation entre médias et réseaux sociaux à l’heure des fake news et des algorithmes omniprésents ? Pour Grégoire Lemarchand, rédacteur en chef adjoint et responsable de la cellule réseaux sociaux à l’AFP, la mise en valeur d’un journalisme de qualité passe par un effort de collaboration.

Temps de lecture : 8 min

Pourriez-vous nous présenter, en quelques mots, ce que vous faites à l'AFP ?

Grégoire Lemarchand : Je dirige une équipe de six personnes, moi inclus, centrée sur les réseaux sociaux, et qui font principalement quatre choses. D’abord, nourrir la présence de l'AFP sur Facebook, Twitter et Instagram essentiellement. Nous faisons aussi beaucoup de formation en interne. Il y a encore quelques années, nous proposions, par exemple, d’expliquer aux journalistes de l’agence comment créer un compte Twitter, ce que l’on pouvait y trouver, ce qu’il fallait y faire et ne pas faire. Aujourd'hui, nous avons des formations sur la façon de mener une veille efficace ou comment ne pas perdre de temps sur les réseaux sociaux mais plutôt en gagner. Il y a aussi de plus en plus de formations sur la recherche, la vérification voire la récupération des contenus amateurs. Nous suivons de grosses breaking news type tremblement de terre, fusillade, manifestation qui tourne mal, incendie, etc. Il y a énormément de contenus sur les réseaux sociaux (photos, vidéos, témoignages) qu’il faut trouver, vérifier, authentifier puis récupérer pour pouvoir les diffuser sur notre fil afin qu'ils puissent être distribués à l'ensemble des abonnés de l'AFP. Et puis, nous faisons de plus en plus de fact-checking et de la démystification de certains contenus qui circulent sur le web. C'est là encore un travail de vérification.


Depuis combien de temps l'AFP développe-t-elle sa présence sur les réseaux sociaux ?

 Aujourd'hui, même nos abonnés consomment plus les contenus de l’AFP sur les réseaux sociaux que sur notre fil 
Grégoire Lemarchand : L'AFP est arrivée assez tardivement sur les réseaux sociaux parce qu'elle se posait pas mal de questions. Ce n'est pas un média grand public. C'est un peu ce que l'on dit lorsqu’on se présente comme un fournisseur d'infos qui s'adresse d'abord à des professionnels. Mais finalement l'AFP a décidé d'y aller en 2010 et a mis un coup d'accélérateur à partir de 2011-2012 et poste depuis, quotidiennement, une sélection de ses contenus texte, photo, vidéo et infographie. Aujourd'hui, même nos abonnés, principalement les journalistes et les médias, consomment plus les contenus de l’AFP sur les réseaux sociaux que sur notre fil [NDLR : réservé aux abonnés]. Les réseaux sociaux leur permettent à la fois de nous trouver et de voir ce que font leurs collègues et leurs concurrents. Ils ont tout sur une même plateforme. C’est une des raisons pour lesquelles nous y sommes davantage aujourd’hui.


Quels ont été les plus gros défis qui se sont posés jusqu’à maintenant dans la production de l’AFP pour les réseaux sociaux ?

Grégoire Lemarchand : D'une part, il a fallu convaincre la rédaction que c'était une démarche utile. L'AFP s'est toujours un peu définie comme les soutiers de l’information, ceux que l'on ne connaît pas. Nous ne signons pas, nous sommes des initiales. Personne à l’AFP n’est connu du grand public, alors que l'on a quand même plus de 1 500 journalistes dans le monde et que l'on travaille en six langues. C’est un réseau énorme. Et puis il a fallu adapter nos processus de production pour les réseaux sociaux. Il est question de fournir des médias qui ont une stratégie de community management. Il nous faut réfléchir à nos formats, à la titraille de nos dépêches, à la présentation et au montage de nos formats vidéo, aux sujets que l’on devrait davantage traiter. Nous nous sommes posés tout un tas de questions sur ce que nous devions faire sur les réseaux sociaux et surtout comment nous devions adapter notre production.


Quels ont été les évènements qui vous ont fait vous poser des questions sur votre façon de travailler sur les réseaux sociaux ? 

Grégoire Lemarchand : Il y a un vrai tournant aux alentours de 2011. Pour la première fois dans l'histoire, en France et partout ailleurs, une succession d’évènements se sont déroulées, au sens médiatique, sur les réseaux sociaux. Le tsunami au Japon et Fukushima, l'affaire Strauss-Kahn, les printemps arabes… Tout cela  arrive en même temps. Je me souviens de la sidération des gens devant Twitter. À l’époque, peu de personnes, peu de journalistes avaient un compte. Nous avions d’un côté les chaînes d'information en continu qui disaient que DSK était à l'intérieur [NDLR : du tribunal de New York], sans savoir ce qu’il s’y passait. Dans le même temps, des journalistes à l'intérieur faisaient un live tweet. À partir de ce moment, les gens ont commencé à comprendre que les choses allaient changer, que l’on entrait dans un nouveau monde. Cette période a été fondamentale. Nous avons l'impression que les États-Unis ont toujours trois à quatre ans d'avance par rapport à nous, ce qui n’est pas toujours faux. Mais j'en ai parlé avec une consœur du New York Times qui s'occupait des réseaux sociaux : cette époque a aussi été un tournant dans la façon d'appréhender les réseaux sociaux là-bas. Et puis l'année 2015, avec les attentats à Paris, nous a amené à poser beaucoup de questions. Là, ce n’est pas tant l'émergence de l'information que l'émergence de désinformation, venant d'acteurs extérieurs « non médiatiques », et celle de la « malinformation de médias », allant trop vite sur les réseaux sociaux parce qu'il faut faire la course, qui a posé problème. Ces deux années nous ont fait prendre conscience, avec des évènements malheureusement dramatiques, que les réseaux sociaux étaient incontournables, changeaient la façon de consommer l'information et montraient qu'il circulait beaucoup de choses, fausses en partie, et qu'il fallait faire quelque chose.


Vous avez évoqué le New York Times tout à l'heure. Le quotidien américain a mis en place une charte qui encadre l'activité de ses journalistes sur les réseaux sociaux, notamment Twitter. Qu'en pensez-vous ?

 Il faut voir les réseaux sociaux comme une interface avec des lecteurs, qu'ils soient professionnels ou non 
Grégoire Lemarchand : Il se trouve qu'il y en a aussi une à l’AFP, en l’occurrence un guide de bonnes pratiques. La première fois qu'il est paru, en 2012, tous les journalistes français nous sont tombés dessus. Mais que disions-nous ? Ce n’était pas « ne soyez que corporate, ne parlez que de votre entreprise, ne dites rien » mais « faites preuve de bon sens sur les réseaux sociaux ». Premier point, les réseaux sociaux sont, au niveau professionnel, une excroissance de votre présence physique. Si vous allez sur Facebook, vous pouvez régler vos paramètres de confidentialité. Mais Twitter est une plateforme 100 % ouverte et, sauf exception, si vous y êtes, c’est en tant que journaliste. Donc comportez-vous sur Twitter comme vous vous comporteriez sur le terrain, comme journaliste : n'insultez personne, faites attention aux rumeurs et ne retweetez pas des infos non vérifiées, etc. Deuxièmement, à l’AFP, nous avons un devoir de neutralité. Ce que l'on demande à nos journalistes, c'est de ne pas prendre parti. Je n'ai pas à dire si Emmanuel Macron est bien ou pas. Je caricature, mais c'est un peu ça. C'est vrai en France, c'est vrai à l'étranger, parce que l'on ne veut pas être soupçonnés d'un parti pris quel qu'il soit. Le New York Times a édicté des règles de ce genre, ce que je trouve plutôt sain. Ce n'est pas parce que vous ne donnez pas votre avis que vous n'êtes pas intéressant sur les réseaux sociaux. Pourquoi allez-vous être suivi en tant que journaliste ? Parce que vous réfléchissez, vous partagez des liens, vous débattez, mais pas parce que vous dites qu’Emmanuel Macron est bon ou Donald Trump mauvais. Il y a beaucoup de choses qui pourrissent notre métier, dont notamment les éditorialistes qui donnent leur avis à tire larigot. Ne sombrons pas dans ce travers. Moi, je ne donne pas mon avis sur Twitter et j'ai une communauté de gens qui me suivent et, manifestement, ils ne sont pas mécontents. Je ne me fais jamais insulter, je débats. C'est comme ça qu'il faut voir les réseaux sociaux, une interface avec des lecteurs, qu'ils soient professionnels ou non, sur laquelle on peut débattre, sans donner son avis. Que le média pour lequel je travaille me dise de ne pas raconter n'importe quoi parce que ça rejaillit sur lui et sur moi aussi, me semble très sain. Nous sommes 1 500 journalistes, nous travaillons en six langues, qui n'ont pas la même culture. Il faut des règles communes.


Voyez-vous les plateformes web (Facebook, Twitter, etc.) comme des concurrents ou des partenaires ?

Grégoire Lemarchand : C'est une question avec 14 000 points d'entrées [rires]. D'un point de vue éditorial, je ne les vois pas comme des concurrents et je pense que les réseaux sociaux ont besoin de nous pour avoir du contenu de qualité. Est-ce que ce contenu de qualité est justement rémunéré ? C'est un débat à mener en parallèle. En revanche, je pense qu'elles ont tout intérêt à mettre en valeur le contenu journalistique de qualité. En ce sens, je pense que l’on doit collaborer avec elles. Il y a moyen de faire des choses. Par exemple, n'y a-t-il pas des signaux à envoyer dans les algorithmes pour dire que tel contenu est probablement de bien meilleure qualité qu’un autre ? Attention, ce sont des sujets extrêmement sensibles.Il est question de liberté d'expression et il ne faudrait pas transformer les réseaux sociaux en un endroit où il n'y aurait que des contenus issus de médias. L'idée, est de se demander comment le lecteur lambda peut, sur un réseau social, trouver plus facilement du contenu qui est potentiellement journalistique, en tout cas de meilleure qualité, fait par des personnes, une rédaction, qui ont des processus, qui ont une déontologie, une politique de correction, etc. Je pense que les réseaux sociaux sont là, ils sont installés. Nous ne sommes pas comme il y a six ou sept ans quand on se disait que Facebook allait s’effondrer comme Myspace. Ils sont là, ils sont dans le paysage, ils ne sont pas prêts de disparaître, il faut faire avec. Nous pourrions y aller la fleur au fusil en disant que ce sont des imposteurs et que ça va être la ruine à cause d’eux, mais je ne crois pas que ce soit la bonne position à adopter. Je pense que l'on a intérêt à collaborer. Et eux ont clairement un intérêt à collaborer aussi. Nous voyons bien comment l'image Facebook s'est effondrée ces derniers mois. C’est très symptomatique.

 Je crois personnellement en une approche collaborative 
Ce sont des sociétés qui se sont montées il n’y a pas si longtemps. Facebook a 14 ans. À l'échelle humaine d'une vie, ce n’est pas grand-chose. On est passé d’une blague presque potache, comme on peut le voir dans le film Social Network, à une des entreprises les plus puissantes du monde. Je ne pense pas que Mark Zuckerberg se soit levé le matin en disant que Facebook allait être l'endroit où tous les médias du monde doivent aller. Ce sont  les opportunités et les usages qui ont abouti à cela. Ils sont bien contents que nous soyons là, évidemment. Je ne crois pas qu’ils veulent spécialement nous pousser dehors. Il y a un débat sur le thème « ils nous volent notre valeur » mais en parallèle je crois personnellement en une approche collaborative. Elle n'est pas naïve. Elle est de se dire qu'ils ont besoin de nous aussi parce qu’aujourd'hui les réseaux sociaux ne sont plus aussi hype qu’avant.


Est-il difficile pour l'AFP d'évoluer dans un milieu où les fausses informations offrent une concurrence aussi ardue aux infos justes et vérifiées ?

Grégoire Lemarchand : On revient à ce que je disais avant : il faut travailler avec les plateformes. Peut-être que la commission européenne ou que le gouvernement prendra le bâton pour dire « maintenant, c’est fini ». Si bâton il y a, il ne va pas tomber comme ça, les réseaux sociaux vont se battre. Encore une fois, je crois à l'approche collaborative. Mais ce n’est pas simple de décider ce qui devrait être plus mis en valeur et selon quels critères. Les médias sont tous différents, ils n'ont pas les mêmes audiences, etc. Je vais caricaturer mais on pourrait dire que l’on va prendre les journaux de référence, ceux des syndicats de la presse quotidienne régionale et nationale, du syndicat de la presse indépendante d’information en ligne [NDLR : SPQR, SPQN et SPIIL]. Mais un blogueur, un média qui vient de naître avec trois personnes, ont le droit aussi d'exister. Il faut trouver des mécanismes, ce qui n’est pas simple. Les réseaux sociaux ont aussi besoin de redorer leur image. On parle beaucoup de Facebook, mais du côté de YouTube, il y a aussi beaucoup de choses à dire. Après la tuerie dans l'école en Floride comme à la suite de la tuerie de Las Vegas, l'algorithme a mis en valeur des vidéos complotistes.


Les réseaux sociaux se montrent-ils inflexibles sur un point en particulier ?

Grégoire Lemarchand : À mon sens, il y a un sujet sur lequel les plateformes ne céderont jamais : elles ne voudront jamais faire appel à des humains pour mettre les mains dans l’algorithme et se transformer en éditeur, en média. C'est un tabou absolu. On ne peut pas faire une seule réunion avec ces gens-là sans qu'ils vous le rappellent, c'est un combat perdu d'avance. Aux États-Unis, Facebook avait embauché des gens pour faire des sujets trending et il est apparu que les journaux conservateurs étaient beaucoup moins présents que les publications libérales, ce qui avait fait scandale. Aujourd’hui, il n’en est plus question. Donc il faut trouver des moyens : est-ce que l'on ne peut pas avoir d’avantages de données pour faire des recherches ? Est-ce que l'on peut envoyer des signaux dans l'algorithme ?


Cette interview a été réalisée le mercredi 14 mars 2018
--
Crédits :
Photo : Ina - Xavier Eutrope

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris