Bernard Stiegler à Lille en 2014.

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Bernard Stiegler, penseur de la démocratisation numérique, est mort

Ce philosophe de 68 ans travaillait sur les mutations sociales portées par le développement technologique, notamment à travers l’étude des réseaux sociaux et des médias. Il était aussi le défenseur d’un Internet neutre, ouvert à tous.

Temps de lecture : 5 min

Bernard Stiegler, philosophe expert des conséquences sociales du numérique en France est mort à 68 ans, a annoncé le Collège international de philosophie jeudi 6 août. Fondateur et directeur de l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) au Centre Pompidou, il travaillait sur la manière dont les technologies numériques peuvent engendrer des mutations sur les pratiques culturelles et sociales.

Il fut d’abord un homme aux multiples vies : fermier, bistrotier, braqueur de banques… C’est lors de son séjour en prison de 1978 à 1983 qu’il se plonge dans la philosophie. Il devient ensuite l’élève de Jacques Derrida, sous la direction duquel il a soutenu sa thèse de philosophie en 1993. Il a publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels La Société automatique (Fayard, 2015) ou La technique et le temps (Fayard, 2018).

Engagé à gauche, Bernard Stiegler estimait possible une « démocratie technique », soit l’appropriation par le plus grand nombre des outils numériques et d’Internet en dehors des usages pensés par la « société néolibérale », qu’il ne cessait de dénoncer. Il défendait ainsi la neutralité d’Internet, et des usages alternatifs comme l’open source ou le peer-to-peer. Très critique envers le système capitaliste, il a également analysé les conséquences de l’automatisation et de la robotisation de l’économie et s’alarmait d’une possible réduction drastique de l’emploi.

Récemment, notamment lors du mouvement des « gilets jaunes », il s’est penché sur la défiance envers les médias et l’agressivité qui se manifeste parfois envers les journalistes. Pour lui, ce ressentiment provient d’une confusion entre le journalisme et les médias. Alors que le premier remonte au XVIIe siècle, les médias sont un « phénomène nouveau », expliquait-il dans un entretien pour La Croix en 2019. L’apparition de ces industries de communication se matérialise au début du XXe siècle, principalement avec l’arrivée de la radio et de la télévision. « Beaucoup de choses changent, la question fondamentale n’est plus la vérité mais l’audience », dénonçait Bernard Stiegler. Pour lui, la presse est également affectée par ce changement puisque ce n’est plus elle qui détermine la hiérarchisation du journal télévisé, mais l’inverse.

Les réseaux sociaux, miroirs du « capitalisme pulsionnel »

Le philosophe déplorait aussi que « de nombreux choix de sujets soient dictés par les réseaux sociaux », soumis selon lui à une manipulation. Bernard Stiegler a travaillé notamment sur le cas de Facebook, exemple du « capitalisme pulsionnel », selon ses termes. Comme le rappelait l’universitaire Arnaud Mercier en 2018 dans la Revue des médias, le philosophe soutenait que les interactions sur la plateforme sont « des appels à libérer son énergie libidinale au profit de réactions spontanées et affectives […]. En échange de quoi nous offrons les données concernant nos goûts et dégoûts, nos amis, afin de recevoir la publicité et les contenus les mieux ciblés, ceux les plus proches de nos désirs… »

Dans ses travaux, Bernard Stiegler interroge aussi les conséquences des technologies numériques sur le cerveau, l’attention et la manière de penser. Il s’inquiète des conséquences sur la mémoire alors que la numérisation se développe dans les processus d’apprentissage. « Certains voudraient renoncer à l’apprentissage de l’écriture à la main, en faveur du seul clavier, ignorant que la capacité à acquérir un savoir véritable suppose d’intérioriser les étapes successives de l’histoire mnémotechnique de ce savoir », déclarait-il dans une interview pour la revue Esprit en janvier 2014.

Notre attention, « détournée » voire « détruite » par le numérique

Si, selon Bernard Stiegler, il est indispensable de faire entrer le numérique à l’école comme à l’université, il plaidait pour une « reconceptualisation » des savoirs et préconisait la mise en place d’une grande politique de recherche nationale et européenne pour « analyser les fondements organologiques des savoirs anciens et contemporains ». « Si l’on suit le raisonnement sur le remplacement de l’écriture manuelle par le clavier, qui s’appuie sur le fait que ‘‘plus personne n’écrit à la main’’, on cessera d’apprendre à calculer parce qu’il y a des machines pour le faire à notre place, et finalement, on cessera d’apprendre à lire et à écrire parce qu’il existe désormais des logiciels de transcription automatique ou de synthèse de la parole », alertait-il.

Le travail de Bernard Stiegler fait également mention de la perte d’attention des individus liée à l’utilisation des technologies numériques, qui engendre une inversion de la rareté. Avec la numérisation, les œuvres, notamment culturelles, sont infiniment reproductibles et disponibles, « ce qui brutalise l’attention, voire la détruit », analysait-il.

Parmi ses diverses implications universitaires au service de la recherche et de l’éducation, Bernard Stiegler a notamment collaboré avec l’Institut national de l’audiovisuel (INA), où il fut directeur général adjoint de 1996 à 1999.

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