Quand le jeu vidéo se saisit de la question des migrants

Quand le jeu vidéo se saisit de la question des migrants

Réfugié, immigré, demandeur d’asile ou encore douanier : au-delà des discours politiques et médiatiques, les jeux vidéo permettent aux joueurs qui endossent ces rôles de comprendre ce que vivent les migrants.
Temps de lecture : 9 min

La crise des réfugiés et l’accueil des migrants focalisent le discours politique et les médias de nombreux pays. Le jeu vidéo lui aussi se saisit de cette question de civilisation, comme le cinéma ou le théâtre. Immersif et interactif par nature, le jeu revendique sa capacité à parler d’immigration au même titre que les autres médias.

Une thématique marginale, mais qui se développe

jeux vidéos consacrés à l'immigration
Les jeux consacrés à la thématique de l’immigration

D'après nos recherches, il existe une quinzaine de jeux vidéo dont le ressort central est l’immigration, dont plus de la moitié sont sortis ces cinq dernières années. C’est un chiffre minime au regard des milliers de titres sortant chaque année dans le monde. Il faut néanmoins remettre ces chiffres en perspective :
 
Le jeu vidéo se définit d’abord par la jouabilité (gameplay). La thématique abordée, les éléments historiques ou sociaux sont secondaires dans de nombreux jeux(1).
De même, l’expérience du joueur est prioritaire : les FPS (first-person shooter), jeux d'action fondés sur la dextérité du joueur et totalement décontextualisés, représentent un quart des volumes de vente aux États-Unis selon Statista). Ce contexte explique le faible nombre de jeux consacrés à l’immigration.
 
De plus, notre liste de jeux exclut un grand nombre de jeux où la thématique de l'immigration est présente sans être un élément central. On peut citer les jeux de stratégie (la série Civilization par exemple) où les migrations sont des paramètres du jeu, mais n'ont pas d'impact réel sur sa nature et son gameplay(2).

Des organisations humanitaires ou politiques à l’origine de ces jeux

Envers et contre tous
Le lien entre le monde du jeu vidéo et la question de l'immigration ne va pas de soi. Ce rapprochement n’est pas l’initiative des studios de création, son origine est extérieure au milieu vidéoludique.
 
Les organisations humanitaires ont commencé dès les années 2000 à développer des jeux pour sensibiliser l’opinion publique au destin des migrants. Le jeu apparaît à cette époque comme un moyen de communication innovant pour sensibiliser l'opinion publique et les donateurs. On peut citer entre autres le jeu Envers et contre tout lancé en 2007 par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Ce jeu, censé « te faire expérimenter la condition d’un réfugié », est proposé sur une plateforme web gratuite et disponible dans 11 langues.
 
Aujourd'hui, ces « serious games » continuent de rencontrer du succès chez les ONG, comme en atteste l’émergence de la communauté Games for Change (G4C) qui rassemble les acteurs du jeu vidéo « engagé ». Ce collectif a organisé en juin 2016 un festival autour de l’immigration.
De façon plus surprenante, c’est aussi par la sphère politique que l’immigration a émergé dans le jeu vidéo. À plusieurs reprises, toujours dans les années 2000, le jeu est devenu une arme de propagande utilisée pour diffuser un discours pro ou anti-migrants. À titre d’exemple, Border Patrol est un jeu Flash gratuit qui consiste à prendre pour cible des immigrants mexicains dépeints sous des traits très stéréotypés.
 
Peu à peu le jeu vidéo n'aborde plus seulement l'immigration dans une perspective de communication (voire de propagande) mais dans le but de créer des œuvres originales.
Cela a commencé lors de hackathons lorsque ceux-ci se sont développés il y a une dizaine d’années aux États-Unis. Les développeurs se donnent le défi de créer des jeux dont la portée n'est plus uniquement ludique mais également sociale (les « meaningful games »). Certains jeux créés lors de ces sessions sont adaptés au grand public comme Smuggle Truck, qui a vu le jour lors d’un évènement du Game Lab du MIT à Singapour. Ce jeu raconte sous un angle satirique le périple vécu par les immigrants sur la route de l’exil vers les États-Unis.
Dans la foulée de ces initiatives, les studios ou les développeurs plus renommés se sont à leur tour intéressés à l’immigration.
 
En 2013, la sortie du jeu Papers, please est un vrai tournant. Le joueur y incarne un douanier responsable d’un poste-frontière dans un pays aux airs de démocratie populaire. Le joueur fait l'expérience du pouvoir  de décider ou non de l’entrée des immigrés. Il est soumis à des choix cornéliens, entre réflexe procédurier et volonté de justice, et n’est jamais certain des conséquences de ses choix (d’ailleurs une dizaine de fins différentes existent).
 
La prouesse de Lucas Pope, créateur de Papers, please, est d’avoir réussi à proposer cette expérience tout en restant fidèle à la nature avant tout divertissante du jeu vidéo : « Although there are political elements in the game, my goal isn’t to make a political statement. I’m more interested in providing an entertaining experience for a few hours »(3).

Diversité des jeux, unité des expériences

Au premier abord, les jeux sur l'immigration présentent une forte diversité : le type de jeu (du jeu de tir au jeu de conduite), l'origine (américaine, européenne mais aussi australienne ou hondurienne), les registres très différents (drame, humour, aventure).

En dépit de cette diversité, les projets ont plusieurs points communs dont on peut citer les deux principaux.
 
Sur le plan du gameplay, les différents jeux proposent de vivre l'immigration au travers de trajectoires pour la plupart individuelles. Tour à tour migrant, passeur ou douanier, le joueur adopte le point de vue de ces protagonistes, et décide qui de quitter son pays, qui de refuser l’entrée d’un migrant. Cette position marque une vraie rupture par rapport à l’approche classique de l’immigration qui est très générale (statistiques, politiques migratoires).

Comme témoigne un game designer du jeu Cloud Chasers dans une vidéo promotionnelle, « le but de ce jeu est d’échouer, encore et encore, et de mourir car la plupart [des migrants] meurent. Ils n’arrivent jamais jusqu’aux frontières et nous entendons parler d’eux seulement à travers des nombres et des statistiques ».
 
Ensuite, beaucoup de ces jeux revendiquent un important travail documentaire. Les créateurs de jeux n’hésitent pas à longuement travailler sur l’immigration en amont, à consulter des experts, recueillir des témoignages.
 
Dans un des jeux les plus aboutis de notre liste, North, Le joueur incarne un demandeur d’asile dans une ville sombre et inhospitalière. Aucun signe ne guide le parcours du joueur,  même les personnages sont incompréhensibles au départ. Il doit lui-même trouver les clés pour comprendre ce monde et avancer dans le jeu. La volonté des créateurs du jeu est de « confronter le joueur à des sentiments tels que la confusion, l’ennui et la frustration » pour le rapprocher un tant soit peu de l’expérience d’un demandeur d’asile. À l’origine de North, un travail approfondi d’enquête et d’interviews dans les camps de réfugiés qui devait aboutir à un web-documentaire, avant de finalement se concrétiser sous la forme d’un jeu.
 
  La plupart de ces jeux sont conçus dans l’idée de délivrer un message sur l’immigration dans la société  
Enfin, la plupart de ces jeux sont conçus dans l’idée de délivrer un message sur l’immigration dans la société. Sans être politisés – comme l’assure Lucas Pope - ils sont engagés. Par des jeux réalistes (Frontiers) ou au contraire fantasques (Smuggle Truck), ces jeux veulent surtout donner conscience aux joueurs des problèmes qu’affrontent les migrants, en innovant dans la manière de percevoir l’immigration.
 
Smuggle Truck est ainsi né de la volonté de ses créateurs « de réagir [en faisant] une satire interactive. Avec un angle satirique sur un problème réel, nous voulions créer un jeu qui soit amusant à jouer et qui en même temps générerait de la discussion sur les moyens d’améliorer le processus migratoire aux États-Unis ».

Le jeu vidéo, une expérience immersive de l’immigration

Le jeu vidéo possède un formidable potentiel interactif, immersif. Le joueur adopte une posture d’acteur plutôt que d’observateur. Il s’implique, s’engage, ce que d’autres médias (la photographie, le documentaire) ne peuvent proposer. Le mécanisme d’identification joue donc à plein dans le cas du jeu vidéo.
 
Comme le décrit bien l’universitaire Melanie Swalwell sur le site realtimearts, « en jouant on oublie temporairement la routine et la pression dans un environnement compétitif, on relève la tête et on va de l’avant. Le jeu propose différentes manières de s’engager, plusieurs rencontres, et permet d’envisager les choses différemment ».
 
 Le jeu vidéo permet de reproduire l’expérience migratoire : non linéaire, faite d’écueils, d’allers-retours 
En d’autres termes, le jeu vidéo permet de reproduire (quoique très virtuellement) l’expérience migratoire : non linéaire, faite d’écueils, d’allers-retours, un chemin incertain où plusieurs fins sont possibles, plusieurs morts envisageables. Les douze fins possibles dans Papers, please illustrent bien l’incertitude et l’absence de repères dans lesquels sont plongés les migrants.
 
Dans le jeu grec Banoptikon (issu d’un projet de l’Union Européenne), l’idée est de montrer comment les dispositifs de surveillance aux frontières ont des fonctions visant principalement à dissuader l’immigration. Les migrants sont atteints par ce système de contrôle jusque dans leur corps (centres de rétention, prise d’empreintes digitales par exemple). Le but est donc de plonger le joueur dans cet univers, lui faire ressentir ces contraintes.
D’autres arguments sont de nature plus technique : le jeu vidéo est un média relativement simple à créer pour proposer une expérience originale à son public. Comme on l’a vu, plusieurs jeux ont été conçus en quelques jours seulement lors d’un hackhaton, à l’aide de logiciels simples (Flash).
 
Jason Ocampo, journaliste spécialisé dans le jeu vidéo, explique sur abcnews.com que « la plupart des jeux exigent des budgets pharaoniques, que seuls les grands studios peuvent se permettre, mais avec Flash, un artiste de talent peut créer un jeu ou une animation avec une équipe d’une ou deux personnes. »
 
Le jeu vidéo offre par ailleurs de nombreuses possibilités créatives (game design, animations, interactions) pour bâtir un univers réel ou virtuel propice à parler d’immigration.
Dans Cloud Chasers par exemple, un père et sa fille traversent un immense désert où les ressources sont rares, dans l’espoir de rejoindre un territoire situé…au-dessus des nuages, où les ressources sont abondantes. Le but du joueur se résume à essayer de survivre dans des conditions très difficiles, dans un monde au design très original, donnant une perspective nouvelle au sujet de l’immigration.

La réception de ces jeux


De manière générale, la critique des jeux vidéo n’a pas la même visibilité que celle des autres champs culturels. Elle reste encore largement l’apanage des espaces spécialisés (magazines, ou forums et sites). Le jeu vidéo est encore vu par beaucoup comme un simple divertissement. Pour paraphraser Olivier Mauco, consultant et créateur, dans Let’s Play, documentaire passionnant d’Arte, il n’existe pas encore un « écosystème » suffisamment structuré pour faire entrer le jeu vidéo dans la sphère sociale et culturelle.
 
Si les jeux sur l'immigration connaissent un succès d'estime, voire, parfois, un succès commercial (1,8 million d’exemplaires de Papers, please vendus à ce jour), il est encore très difficile de mesurer leur portée dans la société.
 
Néanmoins, ponctuellement des jeux vidéo font la une car ils cristallisent des débats politiques ou des tensions sous-jacentes dans la société. En 2008 le jeu Iced, développé par l’ONG Breakthrough met en scène cinq demandeurs d’asile poursuivis par les autorités américaines et dont l’objectif est d’éviter l’expulsion et obtenir le droit de résider aux États-Unis. Le jeu se veut pédagogique, pour donner conscience au public des difficultés rencontrées par les migrants dans leur tentative d'intégration.
 
Les médias conservateurs américains ou certains commentaires d’internautes ont montré toute la défiance qu’une frange de la société éprouve envers ces jeux vidéo « sociaux ». Les moins virulents dénoncent une incitation à l’immigration illégale. 
              
«  The game is more practically geared toward an effort to inculcate middle class Americans into the belief that illegal immigration is a human rights issue, never mind open borders and the influx of third world people »(4).
 
Mais le cas de réception controversée le plus marquant reste jusqu'ici le jeu australien Escape from Woomera. Le jeu eut, lors de sa sortie en 2005, un fort retentissement sur la scène politique nationale.
 
Escape from Woomera est un jeu point-and-click dont les protagonistes essayent d’échapper d’un centre de détention australien. Dans le jeu les autorités australiennes menacent de renvoyer un réfugié en Iran d’où il s’est pourtant échappé pour des motifs politiques. La fuite du camp de rétention est donc sa dernière issue…
 
Le contexte à l’époque était particulièrement brûlant, le pays étant visé par de nombreuses critiques concernant les conditions de détention dans ses quatre principaux centres de rétention dont Woomera. De surcroît, le fait que ce projet de jeu ait reçu un financement de la part de l’État fédéral a attisé la controverse… L’opposition a dénoncé la « promotion de comportements illicites », les porte-paroles de réfugiés saluant pour leur part un jeu vidéo réussi sur la détention obligatoire.
 
Derrière cette polémique, la sortie du jeu a certainement permis à de nombreux Australiens de découvrir l’univers des centres de rétention de l’intérieur, une occasion assez inédite dans la courte histoire des jeux politiques. Comme le précise Julian Oliver, membre de l’équipe, « les camps de rétention ne sont pas seulement retranchés et isolés pour éviter toute tentative d’évasion, mais aussi pour s’assurer que le public en oublie jusqu’à l’existence ».
 
L'immigration est un sujet de société pour lequel le jeu vidéo fait preuve d’une diversité et d’une créativité indiscutables. Les créateurs se sont appropriés le sujet grâce à leur talent, leur travail documentaire, mais aussi leurs convictions personnelles. Chemin faisant, ils font naître des expériences de jeu réussies : le voyage, la solitude, l’absurdité bureaucratique, la rétention…
 
À l'inverse du cinéma par exemple, le jeu vidéo n'est a priori pas encore assez ancré dans la sphère culturelle pour être perçu comme légitime pour parler de ces sujets politiques et sociaux. Les jeux cités dans cet article sont donc souvent à l'avant-garde d'une industrie traditionnellement uniformisée. Toutefois, comme le décrit très bien Olivier Mauco, les choses évoluent et prouvent le « passage à une certaine maturité du jeu ».

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Crédits photos :
Capture d'écran de Smuggle Truck. Avec l'aimable autorisation d'Owlchemy labs.
Cature d'écran d'Envers et contre tous. © 2005 UNHCR. Avec l'aimable autorisation du UNHCR
Bande-annonce de Papers, please. Avec l'aimable autorisation de Lucas Pope

(1)

Les typologies de jeux sur les sites spécialisés ne proposent d'ailleurs généralement pas de recherche thématique, mais plutôt par genre. Le site gameclassification.com propose certes de chercher des jeux par thème, mais reste très large (politique, humanitaire, sociologie). 

(2)

Pour creuser ces questions de typologie, voir « Typologie des jeux vidéo », Hermès, La Revue , 1/2012 (n° 62), p. 15-16. 

(3)

« Bien que le jeu comporte des éléments politiques, mon objectif n’est pas de transmettre un discours politique. Ce qui m’intéresse, c’est proposer une expérience de divertissement pendant quelques heures ». Traduction de l’auteur. 

(4)

« Le jeu est essentiellement orienté par la volonté d’inculquer à la classe moyenne américaine l’idée que l’immigration illégale relève des droits de l’homme, même si elle implique d’ouvrir nos frontière à un flot de gens issus du Tiers-Monde ». Traduction de l’auteur. 

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