À qui profitent les biens culturels gratuits sur Internet ?

À qui profitent les biens culturels gratuits sur Internet ?

Les internautes peuvent accéder aujourd’hui, sans dépense apparente, à une multitude de biens culturels. Quels modèles économiques se cachent derrière cette gratuité ? À qui profite l’abondance de contenus gratuits sur Internet ?

Temps de lecture : 9 min

« Un repas gratuit, ça n’existe pas ». C’est en reprenant cette célèbre citation du prix Nobel d’économie Milton Friedman que Joëlle Farchy, chercheuse au Centre d'économie de la Sorbonne, Cécile Méadel, chercheuse au Centre de sociologie de l'innovation à l'école Mines ParisTech et Guillaume Sire, maître de conférences à l’Institut Français de Presse, introduisent leur ouvrage La Gratuité, à quel prix ?, Presses des Mines, 2015. Tout comme les repas gratuits du XIXe siècle aux États-Unis, l’apparente gratuité des biens culturels sur Internet cache en réalité des modèles économiques bien calculés. Si à l’époque des saloons, ces derniers proposaient gratuitement des repas très salés pour mieux vendre des boissons, aujourd’hui les acteurs du web utilisent des modèles économiques bien plus complexes… Sous une même apparence de gratuité, se cachent des mécanismes économiques aux conséquences bien différentes pour l’utilisateur et le créateur. Les trois auteurs de La Gratuité, à quel prix ? comptent bien éclaircir ce « saloon de l’Internet », où la gratuité semble être devenue la norme.

Derrière la gratuité, des formes complexes et hétéroclites

Streaming, téléchargement, peer to peer… Les internautes peuvent accéder de multiples façons à des biens culturels sur Internet, avec à chaque fois des logiques économiques différentes. À partir des travaux de Karl Polanyi, dans la Grande Transformation(1), Joëlle Farchy et les deux autres auteurs établissent une typologie des formes de gratuité sur Internet. La notion de gratuité apparait ainsi divisée en trois catégories : la gratuité publique, la gratuité coopérative et la gratuité marchande.
 
La France défend depuis plusieurs années l’idée d’une exception culturelle : les biens culturels n’étant pas des marchandises comme les autres, ils ne peuvent être soumis aux lois du marché.William Baumol et William Bowel(2) montrent dès 1966 que les industries culturelles sont condamnées structurellement au déficit. Traditionnellement, l’État vient donc au secours des secteurs culturels pour les aider à atteindre l’équilibre. La gratuité publique correspond à ces biens ou services culturels financés par le contribuable. C’est ce qui permet par exemple aux musées d’ouvrir gratuitement les premiers dimanches du mois. Même si l’émergence du réseau Internet a été permise par une longue période de financement public, la gratuité publique est aujourd’hui devenue marginale sur la toile. Ce qui permet à Wikipédia de proposer des milliers de contenus gratuitement, ce ne sont pas des subventions publiques mais l’esprit coopératif au cœur du réseau.
 
Comme le rappelle Serge Proulx et Anne Goldenberg, dans Internet et la culture de la gratuité, la construction du réseau Internet repose dès l’origine sur les valeurs de libre partage. Ainsi, les technologues du Network Working Group s’échangeaient librement leurs commentaires sur les protocoles de communication entre les serveurs lors de leur mise en place. Certains artistes adhèrent encore à cette idéologie et proposent d’eux-mêmes leurs créations à tous, gratuitement. Des sites comme Dogmazic, InLibrosVeritas et Kassandre mettent à disposition musiques, livres et films sous licence libre.
 L’accès à une œuvre passe en réalité par un continuum de pratiques, usages et modèles économiques imbriqués les uns aux autres. 
Cette gratuité coopérative, basée sur le don, devrait donc s’opposer par essence à la gratuité marchande, basée sur des objectifs financiers. En réalité, l’économe coopérative n’est pas totalement extérieure à des logiques lucratives. Joëlle Farchy, Cécile Méadel et Guillaume Sire donnent l’exemple des logiciels open source, qui ont permis l’émergence d’un secteur marchand prospère de maintenance et de production de services ou de nouveaux produits. Combien d’agences web proposent des thèmes, fonctionnalités ou formations pour Wordpress, le CMS (Content Management System) open source ? Le web a considérablement brouillé les limites entre secteur marchand et non marchand… L’accès à une œuvre de l’esprit en ligne passe en réalité par un continuum de pratiques, usages et modèles économiques imbriqués les uns aux autres, tel que le décrivent les rédacteurs de l’ouvrage.

La gratuité marchande, omniprésente sur Internet

« Sur Internet, la principale forme qui s'est développée est la gratuité marchande, ce qui signifie gratuité pour le consommateur mais recherche de profitabilité pour les acteurs.» expliquent Cécile Méadel et Joëlle Farchy. Les chercheurs expliquent l’essor de ce modèle par les caractéristiques intrinsèques des biens culturels, décrits par Kenneth Arrow(3). Difficile d’apprécier la valeur d’une information avant de l’avoir lue, c’est ce que l’économiste appelle un bien d’expérience. De plus, une fois une information connue, il est très facile de la transmettre à moindre coût. « Les biens culturels dématérialisés sont ce qu'on appelle en jargon économique des biens non rivaux, c'est à dire que la consommation d'un autre internaute ne nuit pas à ma propre consommation. Il y a peu de coûts supplémentaires liés à la distribution d'un bien à un internaute supplémentaire. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas de coûts de production de ces biens. C'est tout le problème. » analysent Cécile Méadel et Joëlle Farchy. Cette rapidité de reproduction à coût réduit a entraîné une situation d’abondance des biens culturels sur la toile, allant jusqu’à la saturation. Les contenus culturels subissent ainsi une pénurie de l’attention, ramenant le prix de ce type de biens vers zéro et obligeant les acteurs à trouver d’autres modes de rémunération.
 
Les entreprises peuvent par exemple rentrer dans une logique inter-temporelle. Distribuer gratuitement leurs biens leur permet d’élargir leur part de marché future, en familiarisant le public avec un produit jusqu’alors inconnu et ainsi inciter à des achats ultérieurs. HBO a ainsi diffusé sur Facebook les premiers épisodes de deux de ses séries pour encourager les jeunes à s’abonner à sa chaîne pour visionner la suite. Proposer gratuitement sa production peut également encourager l’achat d’autres biens et services en rapport avec celle-ci. Par exemple, un artiste peut donner accès gratuitement à ses musiques, dans l’espoir de booster la vente de ses places de concert. C’est ce que Joëlle Farchy, Cécile Méadel et Guillaume Sire appellent la logique inter-produit.
 
Mais le modèle économique qui permet à Google de réaliser des milliards de chiffre d’affaires, c’est celui de la publicité. Michel Gensollen explique le fonctionnement de ce modèle dans La création de valeur sur Internet :  « Les surfers du Net vont de site en site gratuit ; comme le lecteur d’un journal va d’article en article […] En quelque sorte, les sites marchands bénéficient de la présence des sites gratuits, comme dans un journal la publicité bénéficie de l’intérêt des articles auprès desquels elle se trouve. ». Si les médias reçoivent une contrepartie financière en échange de ces effets positifs, via la publicité, ce n’est pas le cas de tous les producteurs de contenus. La gratuité des biens culturels sur Internet pose la question des externalités positives et de leur juste rétribution, d’autant plus que la publicité ne suffit pas seule à absorber les besoins en financement de la production culturelle. La Gratuité, à quel prix ? aborde en profondeur ce problème, en détaillant les différents acteurs du Net en lien avec le secteur culturel.

La difficile question des externalités positives

Certains secteurs économiques profitent clairement de l’attractivité des biens culturels aux yeux du public, sans pour autant participer à leur production. Tout d’abord, l’équipement matériel : pour écouter une musique téléchargée légalement ou illégalement, un consommateur doit s’équiper d’un baladeur MP3, d’un casque ou encore d’enceintes. La disponibilité des biens culturels sur Internet a justifié l’achat de terminaux connectés, tels que des smartphones, à des prix élevés. Mais pour accéder à de la musique en ligne, il faut encore disposer d’un accès à Internet.
 
Les opérateurs mobiles et FAI ont aussi largement profité de la gratuité des biens culturels sur Internet. « L’internaute sera d’autant plus intéressé par une connexion rapide et des débits importants (facturés plus chers par l’opérateur), qu’il envisage d’écouter de la musique sur son téléphone, de télécharger ou de visionner des films et des livres. » analysent les auteurs de l’ouvrage. Ainsi, Free a provoqué la colère de ses consommateurs lorsqu’il a coupé l’accès à 14 newsgroups, utilisés pour le partage illicite d’œuvres culturelles protégées en 2007. Il était le dernier FAI à ne pas avoir bloqué ces méthodes de piratage. « Les newsgroups binaires étaient LA raison pour laquelle j'étais chez eux », confiait à l’époque un client au site 01net. Cependant, opérateurs et FAI estiment au contraire apporter des effets positifs sur les industries culturelles, comme le rappelle Laurence Le Ny, directrice musique et culture chez Orange, lors des conférences de Futur en Seine : « On dit souvent que la musique fait vendre l’accès à Internet, mais en réalité c’est l’accès à Internet qui fait vendre la musique ». Surtout que les industries des télécommunications ont subi des coûts supplémentaires dus à la circulation de ces biens culturels. Le streaming de vidéo demande en effet de lourds besoins en bande passante. Ces besoins peuvent donner lieu à des accords de peering, pour garantir l’acheminement rapide des fichiers volumineux provenant d’un service en particulier.
 
Outre les entreprises de télécommunication, les moteurs de recherche et réseaux sociaux favorisent la circulation des biens culturels sur Internet. Leur dispositifs sont utilisés par les internautes pour trouver les contenus qui les intéressent, ces derniers participent donc indirectement à la justification de leurs services. Que serait Google sans les milliers de sites qui proposent de l’information gratuite en ligne ? Des solutions de stockage en ligne de biens culturels (Mégaupload), ainsi que des annuaires pointant vers les liens des fichiers hébergés (Wawa Mania), se sont également développés, sans l’accord des ayants droits. Youtube, Dailymotion ou encore Facebook se retrouvent confrontés incidemment aux contenus partagés par leurs propres utilisateurs. Cet univers de la circulation, ainsi dénommé par les trois chercheurs, génère du chiffre d’affaires directement ou indirectement grâce aux industries cultuelles, sans pour autant participer à la production des contenus. Comment garantir un juste partage de la valeur entre ces acteurs et les producteurs ?

 
« Il y a deux manières de faire. Soit en faisant appel au droit de la concurrence qui garantit que les industries culturelles n'ont pas un seul interlocuteur qui impose ses conditions de monopole ; soit, lorsque la concurrence n'existe pas, faire appel à des formes de régulation publique qui garantissent que les acteurs moins puissants sont traités équitablement. » proposent Joëlle Farchy et Cécile Méadel. La régulation publique intervient déjà dans les marchés de l’équipement et de l’accès à Internet. La vente de matériel permettant de copier des œuvres culturelles tels que les DVD, tablettes, smartphones, baladeurs ou disques durs externes est assujettie à la redevance pour copie privée. 50,2 % du chiffre d’affaires des importateurs et fabricants de supports de stockage et de lecture était soumis à cette redevance en 2012. D’autres dispositifs contraints obligent opérateurs et FAI à contribuer au financement de la création, comme la taxe sur les services de télévision (TST-Distributeurs), si l’entreprise fournit un accès à la télévision (IPTV) avec sa box.

Le coût pour l’internaute

La gratuité est un leurre pour les internautes. « Pour les biens culturels, ils payent déjà beaucoup de choses : l’ordinateur, la connexion Internet, etc. » estime Guillaume Sire. Ainsi, les jeunes générations ont pris l’habitude d’intégrer dans leur budget loisirs l’achat d’équipements de marque, souvent onéreux. Les auteurs donnent l’exemple d’Apple, qui réalisait 92 % de son chiffre d’affaires grâce à la vente de matériel au premier semestre de 2014, iTunes représentant donc une faible partie de ses revenus. « Bien que les activités culturelles constituent un des usages majeurs d’Internet, les dépenses des ménages se concentrent non pas sur l’acquisition de contenus, mais sur le matériel et les services qui leur permettent d’y accéder. » concluent Joëlle Farchy, Cécile Méadel et Guillaume Sire.
 
Outre le pouvoir d’achat, le travail des consommateurs intéresse également les entreprises du numérique. Les sites de comparaison d’hôtels ou de voyages reposent en partie sur les commentaires et notations bénévoles de leurs usagers. Dans les jeux vidéo, les studios donnent maintenant accès à leur moteur graphique pour que les joueurs puissent créer leurs propres niveaux de jeux. Pour les auteurs, les internautes « pollinisent » le secteur des industries culturelles. L’user-generated content (contenu généré par l’utilisateur) devient un levier du modèle économique des éditeurs de contenus, remettant en question la notion de droit d’auteur, mais également du statut d’artiste.
 
 Les dépenses des ménages ne se concentrent pas sur l’acquisition de contenus, mais sur le matériel et les services qui leur permettent d’y accéder. 
Un autre coût, nettement moins tangible pour l’utilisateur, est la monétisation de ses données personnelles (goûts, habitudes) en échange de biens ou services gratuits. L’objectif pour des entreprises comme Google est de proposer des publicités ciblées. Dominique Maniez, enseignant à l’Enssib, parle de prostitution informationnelle : « Imaginez-vous un système où le facteur ouvre votre courrier avant de le déposer dans votre boîte aux lettres et glisse ensuite quelques publicités ciblées en fonction du contenu des lettres que vous avez reçues ? ». Les internautes, de plus en plus conscients de perdre leur vie privée, désapprouvent ce type de transactions. Selon une étude réalisée par Publicis ETO en 2015, 78 % des Français indiquent être dérangés par ces méthodes marketing intrusives. Dans une tribune publiée en juin 2015, une contributrice au New York Times, Zeynep Tufekci, implorait Facebook de la laisser payer pour son service plutôt que d’exploiter ses données personnelles.
 
Comme le soulignent les trois chercheurs, les internautes se montrent prêts à payer, sous certaines conditions : Kevin Kelly énumère huit qualités génératrices de valeur, qui permettent aux acteurs culturels du web de légitimer la non gratuité de leur bien ou service, tel que la confiance, l’immédiateté ou l’accessibilité, dans un article intitulé Meilleur que le gratuit. De nombreux exemples montrent ainsi que les consommateurs sont prêts à payer pour une meilleure expérience utilisateur. Les utilisateurs premiums de Megaupload (aujourd’hui Mega) peuvent télécharger immédiatement des fichiers, à l’inverse des usagers gratuits, qui subissent des temps d’attente. Les auteurs notent d’ailleurs que ces types de services ont tendance à abuser de la publicité pour justifier l’achat d’un compte premium sans encarts publicitaires. Finalement, l’internaute paye l’accès gratuit à une œuvre culturelle par une expérience utilisateur volontairement détériorée, ou moins soignée.


En dressant un portrait complet des acteurs et modèles économiques présents sur le marché des biens culturels en ligne, La gratuité à quel prix ? pointe le problème crucial du partage de la valeur entre des acteurs comme Google, Apple ou Amazon et les créateurs de contenus. Toutefois, les chercheurs ne donnent pas de solutions concrètes à l’inégale répartition des revenus. En effet, il est très complexe d’estimer précisément la somme des externalités positives perçues par les acteurs du web, grâce à la présence en ligne de bien culturels. Selon les trois auteurs, « Il est extrêmement difficile d’en quantifier les effets dans la perspective de déterminer une assiette de rémunération crédible et d’opérer les transferts adéquats. ». Ainsi, si l’État mettait en place une régulation publique, celle-ci pourrait-elle reposer sur autre chose qu’un arbitrage politique ?
(1)

Karl POLANYI, La Grande Transformation : aux origines économiques et politiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1944

(2)

William BAUMOL, William BOWEL, Performing Arts. The Economic Dilemma, Cambridge MA, MIT Press, 1966. 

(3)

Kenneth ARROW, « Economic welfare and the allocation of ressources for invention », in : Nelson Richard (éd), The Rate and Direction of Inventive Activity : Economic and Social Factors, Princeton, Princeton University Press, 1962, p.606-629 

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