Une employée de la rédaction de France 24.

Un studio au siège de France 24, en 2014.

© Crédits photo : Thomas Samson/AFP

Pourquoi comparer RT et France 24 n’a pas de sens

Si RT et France 24 ont toutes deux été créées dans le but d’accroître l’influence russe et française dans l’espace médiatique international, établir un strict parallélisme entre les deux est fallacieux. Explications.

Temps de lecture : 9 min

« Deutsche Welle, la BBC ou France 24 sont bien financés par des États, quelle différence cela fait-il avec nous ? », affirmait en 2014 Margarita Simonian, la rédactrice en chef de RT. « Nous ne sommes pas la voix du Kremlin : est-ce qu’on dit que France 24 est la voix de l’Élysée ? », renchérissait en 2019 Xenia Fedorova, à la tête de la branche francophone de ce média international russe fondé en 2005. Cette rhétorique relativiste et whataboutiste est particulièrement développée par RT. Elle consiste à mettre en équivalence les principales chaînes d’audiovisuel extérieur public, quel que soit le système politique — démocratique ou autoritaire — de leur pays de rattachement. RT cherche par cet argument à contrer les nombreuses critiques dont il est la cible, y compris au plus haut niveau, a fortiori depuis la crise ukrainienne et les ingérences informationnelles russes dans les campagnes présidentielles américaine et française de 2016 et 2017. En mai 2019, ses journalistes ont par exemple dénoncé la « fonctionnalité discriminante » appliquée par le réseau YouTube aux vidéos diffusées par des médias financés par l’État : France 24 est qualifié de « média de service public », alors que RT apparaît comme « financé entièrement ou partiellement par le gouvernement russe ».

Le cas de France 24, principale chaîne internationale française, est régulièrement convoqué par la rédaction de RT pour les mettre sur un pied d’égalité. Doit-on souscrire à cette analogie ? Jusqu’où comparer ces deux organismes, initialement créés dans un objectif de soutien informationnel à la politique étrangère du pays émetteur ? Jouent-ils le même rôle dans l’espace médiatique international, en y diffusant les « voix » de la Russie et celle de la France ? S’ils ont en commun d’être des médias de diplomatie publique financés par l’État, leur rapport à l’information et à l’État actionnaire les distinguent profondément.

Des médias d’influence internationale

RT et France 24 ont été lancés au milieu des années 2000, avec un objectif revendiqué de diplomatie publique. Il s’agissait pour Paris comme pour Moscou de se doter d’une chaîne de télévision capable de communiquer avec des audiences étrangères, afin de les influencer et de faire avancer leurs intérêts. « Nous devons faire la promotion de la Russie sur le marché international, à travers une image positive ; car [aux] yeux [des étrangers], nous ressemblons à des ours qui marchent en grognant », expliquait en juin 2005 Mikhaïl Lessine, conseiller pour les médias du président Poutine et artisan de la première chaîne anglophone de Russie, alors appelée Russia Today. Le contexte immédiat est celui des « révolutions de couleur », ces mouvements d’inspiration libérale et pro-européenne qui ébranlent plusieurs pays de l’espace post-soviétique. La Révolution orange de 2004 en Ukraine, qu’Ivan Krastev comparait par son « impact révolutionnaire » au « 11 septembre [2001] de la Russie », conduit les élites russes à repenser leur politique extérieure pour préserver l’influence de Moscou dans son « étranger proche ».

La société France 24 commence à émettre en 2006. L’idée de couvrir l’actualité internationale « avec un regard français », selon les mots de son premier président Alain de Pouzilhac, était personnellement souhaitée par Jacques Chirac afin « de porter partout dans le monde les valeurs de la France et sa vision du monde ». Lors de notre entretien, Alberic de Gouville, un des rédacteurs en chef de France 24, accepte le qualificatif de « média d’influence » en rappelant que le projet d’un « CNN à la française » a reçu un coup d’accélérateur à la faveur de l’opposition à la guerre en Irak, en février 2003. Les grandes chaînes anglo-saxonnes n’avaient alors pas retransmis le discours de Dominique de Villepin au Conseil de sécurité de l’ONU, ni les applaudissements de l’assemblée.

Des réseaux multilingues et multimédias

Les deux médias se rejoignent également sur leur mode de production audiovisuelle, inspiré des deux étalons en la matière, CNN International et BBC World News. RT et France 24 sont des réseaux de chaînes d’information en continu multilingues, alternant journaux télévisés, émissions et reportages, avec autant de sites en ligne et une forte présence sur les réseaux sociaux. France 24 s’appuie sur trois branches globales en français, anglais et arabe, qui émettent depuis Paris, et une filiale en espagnol, fondée en 2017 et installée à Bogota. Le groupe RT est plus vaste, avec trois chaînes globales (RT International, RT Arabic et RT en Español), trois chaînes locales (RT America, RT UK et RT France), une chaîne documentaire, une agence de production vidéo et deux sites en russe et en allemand.

Les chaînes de France 24 ont attiré en 2018 environ 80 millions de téléspectateurs hebdomadaires, dont plus d’un tiers en Afrique francophone. Les chaînes de RT étaient regardées en 2017 par 100 millions de personnes chaque semaine, dont 43 millions en Europe. Les sites de RT, qui mise prioritairement sur ses canaux numériques, sont en revanche beaucoup plus consultés, avec 135 millions de visites totales en septembre 2020, contre 13 millions pour les quatre sites de France 24, d’après le site SimilarWeb.

Un mode de subvention étatique

RT et France 24 sont enfin tous deux financés par l’État. Les subventions sont destinées à leurs holdings respectives, TV-Novosti, qui supervise également le pure player Russia Beyond, et France Médias Monde (FMM), qui comprend aussi Radio France Internationale (RFI) et Monte Carlo Doualiya (MCD). En 2020, TV-Novosti a obtenu du budget fédéral la plus importante subvention de son histoire, avec 27,3 milliards de roubles (339 millions d’euros), très majoritairement alloués à RT. La loi de finance française pour l’année 2020 prévoit une enveloppe de 255,2 millions d’euros pour FMM, principalement partagée entre France 24 et RFI.

Subventions comparées RT et France 24
Les subventions accordées aux deux holdings entre 2005 et 2020. Crédit : Maxime Audinet.

Plusieurs remarques s’imposent. Alors que le budget de FMM est stable depuis sa création, celui de TV-Novosti a considérablement augmenté depuis 2008, à la suite de la guerre en Ossétie du Sud. Proportionnellement, la Russie finance beaucoup plus ses capacités médiatiques extérieures que la France. TV-Novosti draine plus d’un quart des subsides accordés par l’État aux médias publics (104,9 milliards de roubles en 2020, soit 1,3 milliard d’euros), auxquels s’ajoutent 7,5 milliards de roubles (101 millions d’euros) alloués cette année à Rossia Segodnia, la maison-mère de Sputnik. Le budget de FMM représente en revanche moins de 7 % des crédits publics consacrés à l’audiovisuel français (3,7 milliards d’euros en 2020).

Cette relation de dépendance financière vis-à-vis de l’État pose enfin la question cruciale de l’indépendance éditoriale de ces médias, et de leur rôle dans l’espace médiatique international. L’observation du positionnement éditorial, des contenus produits et des personnalités aux commandes laissent en effet apparaître des divergences de fond.

« Média global alternatif » contre « chaîne de service public mondial »

Celles-ci sont d’abord liées à la ligne de RT, ouvertement partiale et plus éditorialisée que celle de France 24. La couverture occidentale de la guerre russo-géorgienne d’août 2008, perçue à Moscou comme unilatérale et pro-Tbilissi, a provoqué chez RT un virage éditorial beaucoup plus offensif. Margarita Simonian, qui a reconnu avoir mené en 2008 une « guerre de l’information contre l’ensemble du monde occidental », estime que « tout le monde a [alors] parfaitement compris pourquoi nous avions besoin d’une chaîne internationale représentant le pays ». Avec la crise financière de 2008, cette inflexion a progressivement abouti à une mise en sourdine de l’actualité intérieure russe. Il est significatif de constater que les sites RT France et RT Deutsch n’ont pas d’onglet consacré à la Russie, contrairement à ceux de France 24 avec les actualités françaises.

RT cherche depuis à imposer une vision « alternative » de l’actualité, à l’échelle mondiale et dans ses pays d’implantation, en occupant une niche concurrentielle vis-à-vis des « médias dominants » : « Il fallait que surgisse dans l’arène informationnelle globale un nouvel acteur puissant (…) qui s’efforcerait de briser le monopole des médias anglo-saxons », déclarait le président russe lors d’une visite des locaux de RT en 2013. La flexibilité idéologique de RT, qui s’accorde au discours souverainiste de droite comme à celui de la gauche eurosceptique ou anti-impérialiste, se traduit aussi par une opposition à « l’establishment » occidental, qu’il soit incarné dans des gouvernements libéraux, dans un « État profond » ou dans des institutions comme l’OTAN ou l’Union européenne. Trois ans avant le mouvement des Gilets jaunes, dont la couverture assidue par RT France lui a attiré les faveurs des manifestants, le rédacteur en chef russe du site RT en français, nous expliquait vouloir « surfe[r] sur le clivage entre [d’un côté] l’establishment, les médias mainstream, et [de l’autre] les mécontents, la majorité silencieuse », afin de montrer « l’autre face de la vérité ».

La devise sceptique du réseau, Question More [« Osez questionner » sur RT France], incarne ce « projet déontologique », nous précisait-il alors. Le relativisme qui en découle innerve les contenus de RT. Il se manifeste par une négation affichée de l’objectivité journalistique et par un usage appuyé du sarcasme et de l’ironie pour repousser les critiques. La mise en équivalence systématique de récits plus ou moins fiables, avec une faible contextualisation des faits, est enfin une marque de fabrique, en particulier lorsque la réputation de la Russie est mise à mal. L’objectif recherché, manifestement manipulatoire, est de désorienter le lecteur, de l’empêcher de distinguer le vrai du faux, le crédible du douteux, en le noyant sous un déluge de versions « alternatives ». La couverture récente de l’affaire Navalny en est un exemple édifiant.

Capture d'écran d'articles sur Alexei Navalny sur RT France
Capture d'écran RT France
Des articles consacrés à l'opposant politique russe Alexeï Navalny sur le site RT France. Crédit : captures d'écran.

France 24, de son côté, expose sa signature française avec sa devise « Liberté, Égalité, Actualité ». Porter une voix « alternative » ne fait pas partie de son répertoire : France 24 se présente comme une chaîne de « service de service public mondial, porteuse d’une vision humaniste et universaliste du monde », selon Marie-Christine Saragosse, à la tête de FMM depuis 2012. Pour Julie Dungelhoeff, grand reporter à France 24, ce statut impose un « devoir d’exemplarité vis-à-vis du contribuable » français, également ciblé : « France 24, c’est une internationalisation des informations pour les Français et une francisation des informations pour le monde », résume la journaliste. La ligne éditoriale de l’audiovisuel extérieur français n’en est pas moins affirmée : « engagée pour la dignité humaine partout où elle est bafouée », d’après le directeur de France 24 Marc Saikali ; au nom des « valeurs et de la culture françaises au sens historique, celle du pays des droits de l’homme, de la France comme terre d’accueil » pour Anya Stroganova, journaliste de la rédaction russophone de RFI, qui justifie son choix professionnel par « idéalisme ».

Quelle relation à l’État actionnaire ?

Une autre différence est celle du degré d’indépendance de ces médias vis-à-vis de l’État actionnaire. Qu’y a-t-il derrière ce « regard français » et ce « point de vue russe sur les événements mondiaux » ? Deux pistes peuvent être envisagées. La première consiste à observer leur couverture de l’action gouvernementale et des événements d’importance stratégique pour le pays financeur. Sans être nécessairement laudateur, le traitement médiatique de la politique officielle russe par RT n’est jamais directement négatif, souvent conciliant, et vise surtout à déconstruire la couverture dont celle-ci fait l’objet à l’étranger. La veine propagandiste de RT ressort en revanche de manière saillante lorsque les intérêts de Moscou sont en jeu, comme dans le conflit syrien, la crise ukrainienne ou l’affaire Skripal : les contenus et les éléments de langage s’alignent alors sur le discours officiel. Vladimir Poutine signifiait lui-même que RT « ne pouvait pas ne pas refléter les positions du pouvoir officiel sur ce qu’il se passe dans notre pays et à l’étranger ».

Alberic de Gouville reconnaît quant à lui que les journalistes ne s’en prennent pas personnellement aux positions officielles de la France ; mais cette tâche est naturellement confiée à des invités en plateau. Certains reportages offrent du reste une tonalité explicitement critique vis-à-vis de la politique gouvernementale. Enfin, toutes les personnes sollicitées pour mes recherches chez RT et France 24 nient avoir jamais subi une quelconque pression éditoriale : « S’il y avait le moindre soupçon, je partirais tout de suite, c’est chevillé au corps », m’explique Julie Dungelhoeff. Plusieurs éléments laissent toutefois planer de sérieux doutes sur une absence de consignes du côté de RT, marqué par une véritable « culture de l’opacité », pour reprendre cette expression d’un ancien employé du site francophone : monopolisation de la communication extérieure par un petit nombre d’interlocuteurs, clause de confidentialité interdisant aux employés de critiquer le groupe sur les réseaux sociaux sous peine de poursuites ou d’amende, etc.

La deuxième piste pointe vers le profil des personnalités aux commandes, leur rotation et leurs relations avec les cercles dirigeants. Alors que tous les directeurs des rédactions de RT sont de nationalité russe, ceux de France 24 ne sont pas nécessairement français : Nabil El Choubachi (version arabe) et Alvaro Sierra (version espagnole) sont ainsi respectivement égyptien et colombien. France 24 a connu six directeurs des rédactions, alors que Margarita Simonian est la pilote incontestée du réseau russe depuis sa création. Sa personnalité est emblématique de cette nouvelle élite post-soviétique, qui a bâti ses réseaux grâce au premier cercle de Vladimir Poutine et entretient une loyauté sans faille à l’égard du pouvoir. Simonian est ainsi très proche d’Alexeï Gromov, avec qui elle a reconnu disposer d’une ligne directe au Kremlin. Cofondateur de RT, Gromov est surtout l’actuel premier directeur adjoint de l’Administration présidentielle, en charge des relations avec les médias. Si Marie-Christine Saragosse est certes une figure de proue de l’audiovisuel public français et a travaillé dans plusieurs directions du Quai d’Orsay, ni elle, ni Marc Saikali n’entretiennent une telle relation de proximité avec le pouvoir exécutif.

Établir un strict parallélisme entre RT et France 24 paraît donc fallacieux. Il apparaît que le régime politique de l’État financeur, ses orientations de politique étrangère et les relations entretenues par une rédaction avec les élites du pouvoir conditionnent la mission et la ligne éditoriale d’un média d’audiovisuel extérieur. Malgré des points communs indéniables, les deux principaux réseaux d’information internationale russe et français ne jouent pas le même rôle et n’endossent pas les mêmes responsabilités déontologiques dans l’espace médiatique global.

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