Faire le grand saut et quitter Twitter, de nombreux journalistes y pensent

© Illustrations : Émilie Seto

Partir ou rester sur Twitter ? Le dilemme des journalistes

Depuis le rachat de Twitter par le milliardaire Elon Musk fin octobre et l’annonce de ses premières mesures, le réseau social Mastodon a doublé sa base d’utilisateurs actifs et se présente comme une alternative libre à l’oiseau bleu. Mais les journalistes qui y ont bâti leur réseau et leur crédibilité peinent à faire leurs cartons.

Temps de lecture : 6 min

Il y a quelques jours, Nicolas Berrod a publié son premier pouêt. C’est comme cela que l’on appelle les posts sur Mastodon, sorte de clone libre de Twitter. Jusqu’ici, le journaliste du Parisien avait plutôt l’habitude des tweets. D’ailleurs, il n’entend pas les abandonner. Sur Twitter, il compte toujours plus de 47 000 abonnés, habitués à lire son analyse quotidienne des chiffres liés à la pandémie de Covid-19. Parmi eux, des scientifiques, des médecins et des experts qui font aujourd’hui partie de son réseau (792 abonnés). Depuis le rachat de la plateforme par Elon Musk, beaucoup ont supprimé leur compte au profit de Mastodon.

Le journaliste n’a pas hésité longtemps avant de les suivre afin de garder contact. Et puis, à vrai dire, il les comprend. « Depuis quelques mois, les discussions sont de plus en plus tendues sur les sujets scientifiques, constate-t-il. Mastodon pourrait permettre des échanges plus apaisés. » Le réseau social a peu de chances de tomber entre les mains d’un milliardaire. Lancé en 2016 par le développeur allemand Eugen Rochko, Mastodon s’appuie sur un système décentralisé. Lors de l’inscription, les utilisateurs choisissent un serveur ( une « instance ») qui correspond à leurs intérêts ou à leur zone géographique et où leurs données seront stockées. Libre ensuite à chacun de consulter les pouêts provenant d’autres serveurs.

Issue de secours

La plateforme a gagné près d’un demi-million de nouveaux utilisateurs depuis la fin octobre. Parmi eux, forcément, des journalistes et des entreprises de presse. En France, Mediapart fait partie des pionniers. Le média d’enquête y a ouvert un compte en 2017, lors de la première vague de popularité du réseau social en réaction à l’arrivée à l’arrivée du fil algorithmique de Twitter. Avant de l’abandonner, comme tout le monde. « Nous y avons fait notre retour à l’été 2021, une période plus calme dans les rédactions, et depuis, nous n’avons jamais cessé d’alimenter le compte », explique Gaëtan Le Feuvre, aux manettes des réseaux sociaux de Mediapart. Pour le journal cette présence permet d’exister numériquement sans dépendre des géants du Web.

Elon Musk propose de rendre la certification des comptes payante.
Elon Musk propose de faire payer la certification des comptes aux États-Unis.

Même raisonnement du côté de Politis. Voilà des années que l’hebdomadaire de critique sociale et politique se voit refuser sa demande de certification sur Twitter, ce petit badge bleu à côté du pseudo qui prouve qu’un compte est digne de confiance. « Ils ne nous ont jamais expliqué pourquoi. Alors on prend les devants en plantant un drapeau sur Mastodon. Ce n’est pas un déménagement, c’est une précaution », précise Michel Soudais, rédacteur en chef adjoint. Comme un pied de nez à Twitter, le journal s’est auto-décerné le fameux badge sur Mastodon. « Cela n’a aucune valeur mais si vous voulez le faire, il suffit de taper “:verified:” à côté de votre nom », s’amuse le journaliste.

Sur Twitter, la certification est un gage de sérieux et de crédibilité pour les médias et les journalistes. D’où leur défiance quand Elon Musk a annoncé, fin octobre, vouloir accorder le badge bleu à tous les utilisateurs qui en feront la demande, sans vérification d’identité et à condition de s’acquitter de 7,99 dollars par mois. « Les journalistes qui pensent être la seule source d’information légitime, vous représentez le problème. C’est cela, le gros mensonge », s’est agacé le milliardaire, qui se présente comme un  « absolutiste de la liberté d’expression ». Au-delà de cette ouverture relative de la certification, le nouveau patron de Twitter compte également y assouplir les règles de modération des contenus.

Salon poli

C’est en prenant conscience des changements à venir que Johanna Luyssen, cheffe adjointe du service Société de Libération a choisi de plier bagage, malgré son compte vérifié et ses 14 000 abonnés. « En tant que féministe, depuis quatorze ans, je m’en prends plein la tête sur Twitter. On m’a dit “c’est maintenant que cela va devenir intéressant, il faut rester pour voir ce qu’il se passe de l’intérieur”. Mais je n’ai pas envie de voir comment on va se faire harceler encore plus qu’avant. » Les licenciements brutaux du 3 novembre, où 7 500 salariés de Twitter ont reçu un message les invitant à ne pas se rendre au bureau le lendemain, ont été la goutte d’eau.

Nouvelle arrivante sur Mastodon, la journaliste évoque des interactions détendues, et moins d’autocensure. « Je pourrais carrément poster “men are trash” et cela ne poserait aucun problème. Cette liberté est presque vertigineuse. » Au risque de se couper de la réalité ?  « En tant que journaliste, je ne vois pas l’intérêt de se retrouver dans un salon poli où tout le monde est d’accord » oppose Guillaume Deleurence. Le journaliste à Politis n’entend pas supprimer son compte, très éditorialisé sur lequel il a instauré des rendez-vous quotidiens avec ses 48 000 abonnés. Il le reconnaît, l’effet Trump et la pandémie ont radicalisé le débat sur la plateforme. « Mais à ceux qui disent que Twitter est infréquentable, je rappelle que l’on peut toujours masquer des conversations et des gens », nuance-t-il, pragmatique.

Réalité

Quel que soit son seuil de tolérance à la violence en ligne, quitter Twitter reste un luxe que tout le monde ne peut s’offrir. Plus précaires, les journalistes indépendants rémunérés à la pige voient la plateforme comme un accélérateur pour trouver du travail. « J’ai toujours le réflexe d’aller sur Twitter quand je veux proposer un papier pour un journal au sein duquel je n’ai pas de contact, témoigne Sandrine Chesnel, membre du bureau de l’association Profession Pigiste. J’ai récemment vendu un sujet de six pages à un magazine culturel dont le rédacteur en chef me suivait et à qui j’avais envoyé un message privé. » Succès garanti, d’autant que la journaliste, active sur le réseau, dispose d’un compte certifié suivi par plus de 13 000 personnes. Une visibilité dont elle se priverait en déménageant sur Mastodon.

La question se pose également pour les jeunes journalistes qui bâtissent leur réseau et pour qui Twitter constitue à la fois un répertoire et un moteur de recherche. Si certains aimeraient quitter le réseau social par conviction, la réalité professionnelle les en empêche. « Mes chefs m’encouragent à me servir de plus en plus de Twitter, confie Lucile Pascanet, journaliste judiciaire à RMC, tout juste diplômée d’école de journalisme. Quand on débute, et même après, c’est une mine d’or pour trouver des sujets et contacter de potentielles sources. » Son compromis ? Une présence discrète pour la veille et des tweets liés uniquement à son activité professionnelle.

Usages variés

C’est aussi par ras-le-bol du corporatisme auquel Twitter les contraint que des journalistes se dirigent vers Mastodon, sans pour autant déménager de façon permanente. Avec une audience réduite, Mastodon leur permet d’explorer un usage différent, souvent plus personnel. Sur le réseau social, Corentin Lamy (13 500 abonnés sur Twitter, 1 300 sur Mastodon, NDLR), journaliste au service Pixels du Monde profite notamment de cette liberté pour publier ses derniers coups de cœur en matière de jeux vidéos. Il n’est pas le seul. « Même les personnalités militantes, qui ne se servent de leur compte Twitter que pour défendre leurs causes, se permettent ici de parler d’un film qu’elles ont vu au cinéma ou de raconter leur vie, constate-t-il. Elles sont moins susceptibles d’être ciblées par des trolls. » D’autant que l’absence de certification permet d’être moins associé à son employeur.

Le compte de Mediapart n’hésite pas à reprendre ces codes. « Notre ton sur Mastodon est très différent. On est plus détendus, on parle avec moins de filtres et on se sent plus proches des gens » évoque Gaëtan Le Feuvre, responsable des réseaux sociaux du journal. Le fil chronologique de la plateforme force également à faire preuve d’adaptation. « On a toujours peur de spammer. Si on publie vingt pouêts pour vingt articles et que les personnes qui nous suivent n’ont que trois abonnements, on va leur pourrir leur fil », poursuit-il. Pour trouver cet équilibre, le journal sonde régulièrement ses 30 000 abonnés sur la densité de leur flux.

Terre préhistorique

Pour l’heure, seule une poignée de journaux indépendants fait ses premiers pas sur la plateforme.  « En tant que média grand public, nous n’envisageons pas d’ouvrir un compte, explique Raphaël Grably, chef du service Tech&Co de BFMTV. La chaîne d’info en continue compte 3,7 millions d’abonnés sur twitter. Mais si cela devient plus peuplé, pourquoi pas. » Même logique pour L’Informé, nouveau média d’enquête pour qui Twitter (6 000 abonnés) est un vecteur de visibilité essentiel. « Avec LinkedIn, c’est notre réseau le plus important en matière de trafic », précise Jérémy Joly, responsable des réseaux sociaux.

Également peu nombreux, les journalistes se reconnaissent entre eux grâce au hashtag Journadon. Malgré les bugs, certains savourent le côté terre préhistorique. « C’est un joyeux foutoir, on cherche nos marques, on se plaint du fonctionnement compliqué, sourit Corentin Lamy. Il y a un côté débridé, une sorte d’Internet naïf et joyeux. »

Quitter Twitter de manière définitive reste un choix marginal. Pour les journalistes, c’est comme se défaire d’une addiction. « J’ai encore le réflexe de chercher l’application dans mon téléphone, avoue Johanna Luyssen. Et je me dis tout de même, toutes ces discussions, ce temps passé… J’ai l’impression d’avoir rompu avec une personne toxique. » En interne, Mediapart commence également à se poser la question. Reste un dilemme à éclaircir, souligne Gaëtan Le Feuvre. « Comme le libertarisme d’Elon Musk risque d’ouvrir les vannes de la haine en ligne et de l’extrême-droite, on se demande s’il ne vaudrait pas mieux, justement, que nous restions dans cet espace-là. »

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