Katharina Niemeyer a ses habitudes. Plusieurs fois par semaine, cette étudiante en communication sonne au 58, rue Sainte-Geneviève, à l'antenne lyonnaise de l'INA. Elle s'installe dans l'une des deux salles de visionnage. C'est étroit, mais fonctionnel. À condition de ne pas se prendre les pieds dans les fils. Encadré par deux enceintes externes, un Macintosh trône sur la table marron. L'abat-jour bleu de la lampe de bureau est assorti au tapis de souris et un petit boîtier permet de piloter un lecteur de Super VHS directement depuis l'ordinateur.
En cette année 2005, Katharina Niemeyer passe des journées entières à visionner les vidéocassettes dont elle a besoin pour sa thèse. Elle a entrepris de comparer la manière dont les journaux télévisés allemands, français et américains ont raconté la chute du mur de Berlin et les attentats du 11 septembre. Elle transcrit tout ce qu'elle voit. Ses notes courent sur un millier de pages. Depuis que le lecteur S-VHS est relié à l'ordinateur, elle effectue aussi une capture d'écran de chaque plan.
Scénario
Le 11 septembre 2001, les téléspectateurs de TF1 qui somnolaient devant Le Mari d'une autre, le téléfilm programmé juste après Les Feux de l'amour, n'ont pas eu le temps de découvrir comment Susan réagit lorsqu'elle apprend que le mystérieux Jake, qui entretient une relation par e-mail avec son amie Laurel, est en réalité Johnny, son mari. À 15 h 30, la direction de TF1 interrompt brutalement ses programmes et diffuse à la place l'antenne de LCI, la chaîne d'information en continu du groupe Bouygues.
Les journalistes Marianne Kottenhoff et Thierry Guerrier annoncent une « terrible catastrophe » survenue moins d'une heure plus tôt à New York : « Deux avions se sont encastrés à seulement dix-huit minutes d'intervalle dans les tours jumelles, ce qui fait bien sûr penser à un attentat. »
À l'écran, un avion s'écrase en boucle sur la deuxième tour tandis qu'une fumée noire s'échappe de la première — ce sont les seules images dont la chaîne dispose à cet instant. Place à George W. Bush : « Le terrorisme contre notre nation ne l'emportera pas », proclame le président américain avant d'observer « un instant de silence ». Puis on découvre, en même temps que les journalistes, un plan du Pentagone fumant. « Ce n'est plus du domaine d'un scénario inimaginable, c'est une réalité », commente Thierry Guerrier. « C'est un scénario de film-catastrophe », abonde son collègue Vincent Hervouët.
À 16 heures, cravate rouge sur chemise bleue, Patrick Poivre d'Arvor prend le relais. Alors que le présentateur retrace le « terrible scénario », le mot « Direct » s'incruste sur le « très très épais nuage de fumée » qui s'échappe du World Trade Center. On assiste à l'effondrement de la première tour mais il faut patienter cinq minutes pour que Patrick Poivre d'Arvor mette des mots sur les images que l'on vient de voir. Ce jour-là, le présentateur est un téléspectateur comme les autres. Démuni. Katharina Niemeyer note tout cela. Seconde par seconde, elle dissèque l'événement.
Étoile noire
« Ulysse, vous m'entendez ? » À 16 h 10, Patrick Poivre d'Arvor établit un duplex avec Ulysse Gosset, le correspondant de la chaîne à Washington, qui commente à son tour cette « catastrophe absolument considérable » et résume le sentiment général : « Les images que nous voyons relèvent de la science-fiction. » New York prise de panique, New York en proie aux flammes et à la destruction, des méchants qui défient l'Amérique : on est forcément au cinéma. Interrompu le temps de diffuser une brève déclaration de Jacques Chirac, Ulysse Gosset se lance ensuite dans une estimation impossible, celle du nombre de victimes, tandis qu'une caméra filmant Manhattan zoome jusqu'au panache de fumée de la tour encore debout, dézoome, zoome à nouveau.
Et puis, soudain, on est ailleurs. Sous le bandeau rouge « En direct du World Trade Center, New York », apparaissent successivement une silhouette dans un cockpit, une ombre dans un tunnel blanc, un homme doté du visage de Harrison Ford, et une forme qui évoque un vaisseau spatial. Retour au visage de PPDA qui poursuit, impassible, son édition spéciale.
Les images de Star Wars apparues sur TF1 le 11 septembre 2001 (captures d'écran)
Les images de Star Wars apparues sur TF1 le 11 septembre 2001 (captures d'écran).
À Lyon, en 2005, Katharina Niemeyer se repasse la bande. Plusieurs fois. Il lui faut quelques instants pour identifier ce qu'elle vient de voir : des images extraites de La Guerre des étoiles. Les aurait-elle repérées si elle ne s'était pas mis en tête de capturer chaque plan ? La séquence est furtive, à peine trois secondes. Mais trois secondes de choix : l'instant décisif où Luke Skywalker et ses comparses parviennent à s’enfuir de L'Étoile noire. C'est — dans Star Wars, épisode IV : un nouvel espoir — le moment précis où le Bien échappe à l’emprise du Mal.
Alors que les journalistes sont incapables d'évoquer l'événement en train de se produire sans recourir à l'univers de la science-fiction, voilà qu'un film de science-fiction s'invite dans le direct, achevant de brouiller la frontière entre le réel et l'imaginaire ? Katharina Niemeyer est extrêmement intriguée. Et sceptique. Deux requêtes Google scandent son historique de navigation au cours des mois qui suivent : « TF1 + Star Wars » et « TF1 + Guerre des étoiles ». Sans résultat. Comme si personne d'autre n'avait vu ces images. La doctorante finit par envisager l'hypothèse d'une erreur survenue lors de la copie de sa VHS. À la première occasion, elle se rendra dans les locaux parisiens de l'INA pour consulter l'original. Elle y retrouvera exactement les mêmes plans.
Supercherie
En réalité, un témoignage avait émergé très tôt. Le Figaro, dans son édition du 12 septembre 2001, avait consacré un encadré à un fait insolite : un étudiant français installé à Londres affirmait avoir vu s'intercaler un extrait de La Guerre des étoiles alors qu'il regardait l'émission spéciale de TF1 « transmise par satellite ». « Ce n'est pas une plaisanterie de potaches », assurait le journal, qui précisait, sans doute en gage de sérieux, que l'étudiant était inscrit à la London School of Economics. Le Figaro s'interrogeait : « Comment une telle séquence a-t-elle pu s'intercaler sur leur téléviseur ? »
Seulement, ce petit article n'a jamais été mis en ligne. Katharina Niemeyer n'avait aucune chance de tomber dessus. Il faut attendre le printemps 2006 pour que sa routine Google conduise l'étudiante sur un forum réunissant des internautes qui doutent de la « version officielle » des événements du 11-Septembre. Une certaine Sambissa y a posté ces lignes le 28 mars 2006 à 3 h 26 du matin : « J'étais ce jour-là, bien entendu, comme beaucoup, devant mon écran de télévision et au milieu des images retransmises, j'ai vu, je suis certaine d'avoir vu une image de La Guerre des étoiles, un millième de seconde, juste un clin d'œil. Il s'agissait de Harrison Ford, je ne me souviens plus du nom du héros du film, dans le cockpit de son vaisseau spatial ! [...] Supercherie magistrale ! Ce fut, pour moi, le message reçu 5/5. Depuis, je pense, je réfléchis, j'analyse à d'autres niveaux que le plan terrestre. Ainsi va la vie. Ils jouent, nous décryptons. »
Depuis, le sujet existe à bas bruit sur les forums consacrés au 11-Septembre. Des internautes s'interrogent sur « le comportement très étrange de TF1 », d'autres suspectent « un hacking du journal de Patrick Poivre d'Arvor » pour « faire passer un message », voire une blague douteuse.
Montage
La discussion suit l'évolution des usages d'internet : née sur des forums et des blogs, elle migre peu à peu vers Facebook et YouTube, où apparaissent de temps à autres des vidéos présentées comme l'enregistrement original mais dont plusieurs détails, qui divergent de la version archivée par l'INA, trahissent un montage : l'emplacement du logo de la chaîne, le positionnement du bandeau « En direct du World Trade Center », l'ajout du sous-titre « Je l'ai eu ! » au moment où les lèvres de Luke Skywalker forment un victorieux « I got him ! »
Parmi les fausses images et les théories les plus embrouillées, émergent aussi des indices qui font (un peu) progresser l'enquête. Ainsi, des fans de Star Wars ont-ils repéré que la séquence diffusée sur TF1 n'était pas tout à fait identique à celle du film. L'action y est en quelque sorte condensée. Ils ont fini par trouver la probable source de ce montage : un documentaire de 1999 consacré à la société d'effets spéciaux de George Lucas.
Plusieurs d'entre eux, avides d'éclaircissements, affirment avoir écrit au service téléspectateurs de TF1, en vain. Qu'aurait-on pu leur répondre ? Même Robert Namias, qui dirigeait la rédaction de la chaîne, n'a « aucun souvenir de cet incident ». Il fallait mobiliser les présentateurs et les experts maison en prévision d'un direct marathon. Il fallait trouver le moyen d'envoyer des journalistes à Manhattan. Tandis qu'Ulysse Gosset assurera le direct, l'autre correspondant de la chaîne à Washington, Loïck Berrou, essaiera de s'approcher de New York par le train et par la route. Une autre équipe partira de Paris en avion privé (elle restera bloquée en Islande).
Dans l'après-midi du 11 septembre, rien d'autre n'existe que les nouvelles des États-Unis, pas même cette dépêche qui, à 16 h 16, annonce le meurtre d'un garçon de 14 ans par une adolescente de 15 ans dans un McDo parisien. Un cocktail de sidération et d'adrénaline règne dans la régie de TF1. Une régie modernisée juste avant l'été, à l'occasion du passage au numérique. La chaîne dispose désormais d'un logiciel qui permet d'enregistrer, de monter et de rediffuser des images en continu.
Oreillette
Un truquiste et un technicien ont pris place autour du réalisateur, Jacques Asline (mort en 2009) et du rédacteur en chef adjoint du 20 Heures, Philippe Perrot. Lui se souvient parfaitement de ces heures-là : « Je me suis fait douze heures d'antenne. Sans café. C'est moi qui parlais dans l'oreillette de Poivre. On était en direct sur différentes sources, des agences et des chaînes américaines, qui envoyaient des images provenant elles-mêmes de différentes sources (des caméras de surveillance de New York, des images tournées par des journalistes…) On jonglait entre toutes ces sources. Et à un moment, paf, La Guerre des étoiles. Poivre n'a rien vu, le reste de l'équipe non plus. Si ce n'était pas aussi dramatique, ça prêterait à rire. Je me suis dit que le réal d'une des sources qu'on prenait en direct avait comuté sur une rythmo.
- Pardon ?
- Il avait switché de canal et basculé sur une rythmo.
- Une quoi ?
- Un décompte si vous voulez. Normalement ça ne passe jamais à l'antenne, ça fait 5, 4, 3, 2, 1 avec un bip, ça sert à caler les sujets juste avant la diffusion.
- Mais il n'y a pas de décompte sur les images de Star Wars…
- Ah bon ? Dans ce cas c'était pas une rythmo. Tout ce que je peux vous dire, c'est que la boulette n'est pas le fait de TF1, ça venait des sources américaines. »
Au cours de ses recherches, Katharina Niemeyer avait pourtant étudié les journaux télévisés de ABC et CBS sans repérer d'images de Star Wars.
Deux autres « sources américaines » avaient été mises à l'antenne de TF1 : APTN (Associated Press Television News) et CNN. Selon un de ses porte-paroles, sollicité par La Revue des médias, Associated Press n'a « aucune trace d'une interruption de la diffusion en direct des attaques terroristes du 11 septembre par des images de Star Wars ».
Les équipes de CNN n'ont rien trouvé non plus après avoir visionné tout ce que la chaîne avait diffusé ce jour-là dans le cadre de la préparation de sujets pour le vingtième anniversaire des attentats.
Intime conviction
Cela fait plusieurs mois que Katharina Niemeyer n'a pas lancé sa recherche favorite sur Google. Mais quinze ans après leur découverte, elle visionne encore régulièrement ces quelques minutes de l'édition spéciale de TF1. Devenue théoricienne des médias, professeure à l'Université du Québec à Montréal (UQAM), elle aime les montrer à ses étudiants pour les faire réfléchir aux rapports entre information et fiction.
À chaque fois, elle est gagnée par la même sensation d'étrangeté. Si ses étudiants lui demandent son intime conviction, elle leur confie que, faute de mieux, elle s'est rangée à la thèse de la blague. Mais qui ? Où ? Comment ? « C'est le propre des énigmes, dit-elle. Ça nous hante parce qu'on ne comprend pas. »
Mise à jour le 7 septembre à 11 h 40 : la publication de cet article a relancé l'enquête collective et des internautes ont établi que le fameux documentaire consacré à la société d'effets spéciaux de George Lucas avait été diffusé sur Canal+ le 11 septembre 2001 à 16 h 12 — ce qui relance l'hypothèse du bug en régie. En effet, les images qui nous intéressent apparaissent 3 minutes et 29 secondes après le début du documentaire, soit précisément au moment de leur irruption sur TF1. Que tous les participants à ces recherches soient ici remerciés ! (Et si des témoins directs de cet incident lisent ces lignes, qu'ils n'hésitent pas à se manifester : mdeslandes@ina.fr)