Le destin de Twitter, un enjeu politique
Twitter occupe aujourd’hui une place prépondérante dans les usages quotidiens des millions d’internautes qui ne se limitent plus à des fins ludiques ou professionnelles mais s’étendent à des terrains proprement sociaux et politiques. Le rôle central de Twitter comme moyen d’information et de coordination lors des mobilisations sociales partout dans le monde est à ce titre édifiant. Le réseau est par ailleurs au cœur de l’espace public médiatique dont il constitue en quelque sorte le système nerveux.
La transmission de l’information n’est toutefois pas la seule fonction de Twitter, loin de là. Les échanges s’effectuent au sein de ce qu’on pourrait qualifier d’« écosystème conversationnel » où différents niveaux de discours s’entremêlent. Sur Twitter, les internautes ont le sentiment d’être entourés des discussions et des débats, même quand ils n’y participent pas directement, observent la chercheuse spécialisée dans l’étude des médias sociaux danah boyd et ses confrères. Les auteurs montrent que l’usage d’une des fonctions les plus répandues sur Twitter, à savoir le retweet, n’est pas seulement un moyen de disséminer l’information, mais également une manière de s’engager dans des relations de réciprocité et d’échange. La composante des échanges dédiée à la sociabilité y demeure donc très forte. Cependant, cette sociabilité se caractérise par un contexte de communication instable (« context collapse ») dans lequel les visées communicationnelles et les audiences se superposent. Aucun utilisateur du service ne peut alors maîtriser complètement la trajectoire précise de ce qu’il écrit ou partage en ligne, ni connaître a priori ses interlocuteurs potentiels. Dans une telle situation, les internautes mettent en œuvre des stratégies discursives sophistiquées pour tenter de contrôler le brouillage des frontières entre privé et public qui s’y opère.
Au-delà d’un simple outil de communication interpersonnelle ou d’un réseau d’information, Twitter constitue donc une forme d’arène publique composite qui sert à
des opérations d’herméneutique collective, c’est-à-dire à des interprétations, collectivement élaborées, des
textes quel que soit leurs formes (un article de fond, un discours politique ou même un spot publicitaire).Comme nous avons pu le montrer ailleurs,
la diffusion d’informations sur Twitter s’accompagne d’importants efforts d’interprétation, de mise en perspective, de commentaires et de critiques. Au lieu de favoriser systématiquement la fragmentation, comme on pourrait le penser intuitivement, la plateforme permet à ses utilisateurs de développer des capacités de surveillance réciproque et d’ajustements mutuels qui aboutissent souvent à la production des consensus. Il s’agit d’attribuer un sens, plus ou moins largement accepté, ou d’effectuer des jugements collectifs sur des événements de nature sociale, politique, culturelle et même commerciale.
Des djihadistes de l’État Islamique à l’extrême droite raciste et islamophobe et jusqu’aux propagandistes russes, Twitter est devenu au fil des années le terrain de jeu de forces obscures.
Cette centralité de Twitter dans les processus de formation de l’opinion publique en fait également un support privilégié pour des opérations de propagande et de désinformation. Des djihadistes de l’État Islamique à l’extrême droite raciste et islamophobe et jusqu’aux propagandistes russes, Twitter est devenu au fil des années le terrain de jeu de forces obscures nombreuses. Comme pour Facebook, la prise de conscience autour de l’ampleur du phénomène a été tardive. Ce n’est qu’en janvier 2018 que la société a prévenu 1,4 millions d’utilisateurs qu’ils ont été en contact avec les près de 4 000 comptes créés par la Internet Research Agency,
une organisation de propagande liée au Kremlin qui a fait campagne en faveur de Trump. À la suite à ces révélations,
plusieurs gouvernements ont annoncé des mesures législatives controversées qui visent notamment à limiter la diffusion de désinformation sur les réseaux socionumériques dont la France et l’Allemagne.
Dans une série de tweets autocritiques, Jack Dorsey a, quant à lui, admis qu’il n’avait pas saisi les conséquences néfastes que pourrait avoir Twitter sur l’opinion publique. Dans une démarche qui ressemble fort à une tentative de retour aux sources, et contrairement au fondateur de Facebook Mark Zuckerberg, Jack Dorsey a reconnu que Twitter était incapable de répondre à ces enjeux, seul. Il a donc fait appel à la communauté de chercheurs pour trouver des solutions permettant d’établir des indicateurs de qualité du débat public qui s’y déroule. L’affaire est compliquée et personne ne peut dire avec certitude s’il s’agit d’un
mea culpa sincère ou tout simplement d’une tentative de redorer l’image de la société. L’avenir le dira, mais on peut affirmer d’ores et déjà que le destin de Twitter dépend en grande partie du succès ou de l’échec de cette initiative.