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© Crédits photo : Olivier Douliery/AFP

12 ans après sa création, quels sont les nouveaux défis de Twitter ?

En difficulté depuis sa création, en 2006, Twitter a adapté son offre pour conquérir des utilisateurs, séduire les investisseurs et gagner en rentabilité. Au point de perdre une part de son identité ?

Temps de lecture : 8 min

 

Le 8 février 2018 Jack Dorsey, l’un de trois fondateurs et actuel directeur général de Twitter, a fait une annonce historique : pour la première fois depuis sa création il y a douze ans la société basée à San Francisco a dégagé des profits au quatrième trimestre 2017. Certes ces profits sont modestes comparés à ceux de Facebook (de l’ordre de 91,1 millions de dollars, (73,7 millions d’euros)) mais un an plus tôt Twitter affichait encore des pertes de plus de 167 millions de dollars (135 millions d’euros), ce qui montre le chemin parcouru. Cette nouvelle a rassuré les investisseurs et a fait rebondir le cours en bourse de 14 % dans la journée. L’effet de l’annonce a été d’autant plus fort que Jack Dorsey a également fait part d’une croissance importante, de l’ordre de 12 %, du nombre d’utilisateurs quotidiens du service, un indicateur primordial pour les investisseurs. Par ailleurs, Twitter a également vu croitre les performances de ses différents formats vidéo, notamment le live streaming pour lequel il a signé de nombreux nouveaux partenariats et qui constitue le meilleur support publicitaire du service en termes de revenus.
 
Ce sont les premières bonnes nouvelles concernant Twitter depuis longtemps. Mais elles viennent après des multiples crises qui ont conduit à des licenciements massifs depuis le retour de Dorsey à la tête de l’entreprise en 2015, faisant passer les effectifs de 4 100 à 3 300 employés en janvier 2018. Ces départs ont fait suite à la fermeture du service de vidéo Vine et de la vente de la plateforme de développement Fabric à Google début 2017. En 2016, Twitter est passé à deux doigts du rachat à cause de ces difficultés économiques. Mais les candidats potentiels comme Disney, Salesforce et Google ont reculé devant les performances financières catastrophiques de l’entreprise. La situation était tellement grave à l’époque et le risque d’une faillite tellement menaçant qu’une campagne de sauvetage avait été lancée par des utilisateurs du service.
 
L’annonce de Jack Dorsey a donc de quoi rassurer les actionnaires mais aussi les 330 millions d’utilisateurs mensuels du service dans le monde, dont beaucoup y sont particulièrement attachés. En France, plus de 20 % d’internautes utilisent Twitter au moins une fois par mois (24 % aux USA) et 9 % de manière quotidienne, ce qui en fait le troisième réseau socionumérique le plus populaire. Si ces chiffres le placent loin derrière Facebook et YouTube, Twitter demeure le réseau grand public préféré des classes supérieures avec un taux de pénétration de 38 % parmi les CSP+. Par ailleurs, Twitter est très populaire auprès des « influenceurs » comme les journalistes, les politiques, les chefs d’entreprise et les vedettes du sport, de la musique et du cinéma. Progressivement, le service a évolué d’un outil de communication interpersonnelle ou de groupe à petite échelle, vers un support de sociabilité de masse. Twitter s’est placé au cœur des pratiques contemporaines de veille et d’échange d’information entre internautes. Selon ses fondateurs, plus qu’un simple service, Twitter constitue dès lors un véritable « réseau d’informations ». Cette évolution du service est confirmée par les enquêtes auprès du public. Ainsi, selon une étude de la fondation Pew, 63 % de ses utilisateurs accèdent à des news via Twitter et 59 % y ont déjà suivi le déroulement d’une actualité en direct, ce qui constitue la véritable spécificité du service. 

Simplicité, ouverture et innovation par l’usage

 

 Le succès de Twitter auprès de ses premiers utilisateurs provenait du fait que, contrairement à Facebook, il s’agissait d’une plateforme au contenu public et non hiérarchisé par des algorithmes complexes. 
Le succès de Twitter auprès de ses premiers utilisateurs provenait du fait que, contrairement à Facebook, il s’agissait d’une plateforme au contenu public et non hiérarchisé par des algorithmes complexes. Twitter a su également mettre à profit « les innovations par l’usage », c’est-à-dire les « innovations technologiques ou de services qui naissent des pratiques des usagers et se diffusent à travers des réseaux d’échanges entre usagers », (Dominique Cardon). En effet, nombre de fonctionnalités de base de Twitter – faire précéder le nom d’un utilisateur par le signe @ pour le désigner ou par RT pour retransmettre un de ses messages (retweet), utiliser des hashtags (mots clés précédés par #) pour définir le sujet d’un message, se répondre à soi-même pour créer un thread – ont été inventées par les utilisateurs. Les ingénieurs de Twitter n’ont fait que suivre le mouvement en adaptant l’interface et les fonctionnalités du service aux innovations déjà adoptées par une part importante des utilisateurs.
 
De leur côté, les développeurs d’applications ont eu pendant longtemps un accès facilité aux deux principales interfaces de programmation de Twitter, REST API et Streaming API. À l’origine, l’accès aux données qui en sont issues était gratuit et comportait peu de restrictions. Cette caractéristique du service a favorisé l’émergence rapide d’un système constitué de centaines de services interopérables et complémentaires (outils de géolocalisation, « raccourcisseurs » de liens, hébergeurs de photos et de vidéos, moteurs de recherche et clients permettant de consulter Twitter sans passer par son portail). Tous ces services annexes ont développé des modèles économiques dépendants de l’information procurée par les API en question.
 
La stratégie initiale de Twitter consistant à agréger des centaines de développeurs autour de sa plateforme et à recueillir méthodiquement l’innovation par l’usage lui a été bénéfique à plusieurs titres : elle a augmenté la notoriété et le capital sympathie du service auprès des internautes avertis ; elle a permis de tester l’utilité des fonctionnalités nouvelles à moindre coût ; elle a généré de la valeur ajoutée pour ses propres utilisateurs ; elle a fait des API de Twitter une sorte de standard technique. Néanmoins, cette attitude envers les développeurs d’applications, mais aussi ses utilisateurs, s’est infléchie à partir du moment où la société s’est mise à la recherche de revenus publicitaires. Ainsi, une série de décisions, prises depuis 2011, a radicalement changé le fonctionnement du service.

Les conséquences de la stratégie publicitaire

Twitter comme ses principaux concurrents est un service commercial gratuit. Il dépend donc d’un financement indirect, c’est-à-dire non pris en charge par ses utilisateurs. Ce financement se compose essentiellement de deux sources : d’une part la publicité présente sur le service et qui prend différentes formes ; d’autre part la vente à des tiers des bases de données extraites de ses serveurs. Au quatrième trimestre 2017, les revenus publicitaires de Twitter ont atteint 2,1 milliards de dollars (environ 1,7 milliards d’euros). La vente de données a quant à elle rapporté 333 millions de dollars (environ 270 millions d’euros). Afin de maximiser ces sources de revenus, Twitter a procédé à un changement radical de stratégie à partir de 2011.
 

Twitter a commencé par lancer ou racheter des services en concurrence directe avec certaines applications tierces, associées à son service. Le réseau socionumérique a ensuite durci les conditions d’utilisation de ses APIs pour des applications tierces. En parallèle, il a cédé le monopole de la vente de ses archives à deux sociétés : Datasift et Gnip. Ce changement d’orientation a généré du mécontentement auprès des développeurs qui avaient investi du temps pour mettre au point de services dont le fonctionnement a été rendu compliqué ou même impossible par la nouvelle politique de Twitter.
 
 Pour pouvoir conquérir des nouveaux utilisateurs qui ne comprennent pas forcement ses principes de fonctionnement, ni son étiquette, Twitter s’est efforcé de changer. 
Dans le même temps la stratégie publicitaire adoubée par Wall Street et poursuivie après le départ de Dick Costolo, en provenance de Google, et le retour du fondateur Jack Dorsey au poste de directeur général impose une double contrainte qui peut s’avérer fatale : elle exige une croissance continue en termes de nombre d’utilisateurs et de chiffre d’affaires, à l’image des nouveaux concurrents comme Snapchat, tout en sauvegardant la base d’utilisateurs historiques dont les nombreux « leaders d’opinion ». Or pour pouvoir conquérir des nouveaux utilisateurs qui ne comprennent pas forcement ses principes de fonctionnement, ni son étiquette, Twitter s’est efforcé de changer.
 
Par exemple, l’organisation de la timeline des utilisateurs semble de plus en plus être faite par des algorithmes de pertinence et non plus par un simple ordre ante-chronologique. La limite historique de 140 caractères a été doublée. Divers dispositifs de recommandation sont venus « guider » les nouveaux utilisateurs en mettant en avant des « stars » et des contenus qui font le « buzz ». L’innovation par l’usage a ainsi été remplacée par un logique top-down dont le principal motif est l’accroissement de la valeur publicitaire du service. Les utilisateurs historiques se sont insurgés contre ces innovations imposées qu’ils perçoivent comme des reniements de la mission historique du service. Nous sommes là face à un phénomène classique dans les médias financés par la publicité : la satisfaction des annonceurs est souvent antinomique avec celle de nombreux utilisateurs.

Le destin de Twitter, un enjeu politique

 

Twitter occupe aujourd’hui une place prépondérante dans les usages quotidiens des millions d’internautes qui ne se limitent plus à des fins ludiques ou professionnelles mais s’étendent à des terrains proprement sociaux et politiques. Le rôle central de Twitter comme moyen d’information et de coordination lors des mobilisations sociales partout dans le monde est à ce titre édifiant. Le réseau est par ailleurs au cœur de l’espace public médiatique dont il constitue en quelque sorte le système nerveux.
 
La transmission de l’information n’est toutefois pas la seule fonction de Twitter, loin de là. Les échanges s’effectuent au sein de ce qu’on pourrait qualifier d’« écosystème conversationnel » où différents niveaux de discours s’entremêlent. Sur Twitter, les internautes ont le sentiment d’être entourés des discussions et des débats, même quand ils n’y participent pas directement, observent la chercheuse spécialisée dans l’étude des médias sociaux danah boyd et ses confrères. Les auteurs montrent que l’usage d’une des fonctions les plus répandues sur Twitter, à savoir le retweet, n’est pas seulement un moyen de disséminer l’information, mais également une manière de s’engager dans des relations de réciprocité et d’échange. La composante des échanges dédiée à la sociabilité y demeure donc très forte. Cependant, cette sociabilité se caractérise par un contexte de communication instable (« context collapse ») dans lequel les visées communicationnelles et les audiences se superposent. Aucun utilisateur du service ne peut alors maîtriser complètement la trajectoire précise de ce qu’il écrit ou partage en ligne, ni connaître a priori ses interlocuteurs potentiels. Dans une telle situation, les internautes mettent en œuvre des stratégies discursives sophistiquées pour tenter de contrôler le brouillage des frontières entre privé et public qui s’y opère.
 
Au-delà d’un simple outil de communication interpersonnelle ou d’un réseau d’information, Twitter constitue donc une forme d’arène publique composite qui sert à des opérations d’herméneutique collective, c’est-à-dire à des interprétations, collectivement élaborées, des textes quel que soit leurs formes (un article de fond, un discours politique ou même un spot publicitaire).Comme nous avons pu le montrer ailleurs, la diffusion d’informations sur Twitter s’accompagne d’importants efforts d’interprétation, de mise en perspective, de commentaires et de critiques. Au lieu de favoriser systématiquement la fragmentation, comme on pourrait le penser intuitivement, la plateforme permet à ses utilisateurs de développer des capacités de surveillance réciproque et d’ajustements mutuels qui aboutissent souvent à la production des consensus. Il s’agit d’attribuer un sens, plus ou moins largement accepté, ou d’effectuer des jugements collectifs sur des événements de nature sociale, politique, culturelle et même commerciale.
 
 Des djihadistes de l’État Islamique à l’extrême droite raciste et islamophobe et jusqu’aux propagandistes russes, Twitter est devenu au fil des années le terrain de jeu de forces obscures. 
Cette centralité de Twitter dans les processus de formation de l’opinion publique en fait également un support privilégié pour des opérations de propagande et de désinformation. Des djihadistes de l’État Islamique à l’extrême droite raciste et islamophobe et jusqu’aux propagandistes russes, Twitter est devenu au fil des années le terrain de jeu de forces obscures nombreuses. Comme pour Facebook, la prise de conscience autour de l’ampleur du phénomène a été tardive. Ce n’est qu’en janvier 2018 que la société a prévenu 1,4 millions d’utilisateurs qu’ils ont été en contact avec les près de 4 000 comptes créés par la Internet Research Agency, une organisation de propagande liée au Kremlin qui a fait campagne en faveur de Trump. À la suite à ces révélations, plusieurs gouvernements ont annoncé des mesures législatives controversées qui visent notamment à limiter la diffusion de désinformation sur les réseaux socionumériques dont la France et l’Allemagne.
 
Dans une série de tweets autocritiques, Jack Dorsey a, quant à lui, admis qu’il n’avait pas saisi les conséquences néfastes que pourrait avoir Twitter sur l’opinion publique. Dans une démarche qui ressemble fort à une tentative de retour aux sources, et contrairement au fondateur de Facebook Mark Zuckerberg, Jack Dorsey a reconnu que Twitter était incapable de répondre à ces enjeux, seul. Il a donc fait appel à la communauté de chercheurs pour trouver des solutions permettant d’établir des indicateurs de qualité du débat public qui s’y déroule. L’affaire est compliquée et personne ne peut dire avec certitude s’il s’agit d’un mea culpa sincère ou tout simplement d’une tentative de redorer l’image de la société. L’avenir le dira, mais on peut affirmer d’ores et déjà que le destin de Twitter dépend en grande partie du succès ou de l’échec de cette initiative.
 

Références

danah BOYD, Scott GOLDER., Gilad LOTAN, « Tweet, Tweet, Retweet: Conversational Aspects of Retweeting on Twitter », www.danah.org, 2010.

 
Dominique CARDON,  « Innovation par l’usage », in Ambrosi A., Peugeot V., Pimienta D., (dir.), Enjeux de mots : regards multiculturels sur les sociétés de l’information, C&F éditions, Caen, 2005.
 
Geert LOVINK, Networks without a cause : A Critique of Social Media, Polity Press, 2011.
 
Alice E. MARWICK, danah BOYD, « I tweet honestly, I tweet passionately: Twitter users, context collapse, and the imagined audience », New Media & Society, pages 114-133, 7 juillet 2010.
 
Bernhard RIEDER, Nikos SMYRNAIOS, « Pluralisme et infomédiation sociale de l’actualité: le cas de Twitter », Réseaux, N°176, pages 105-139, 2012.
 
Nikos SMYRNAIOS, « Entre bien commun et parangon publicitaire : une analyse socio-économique de Twitter » in Pelissier Nicolas et Gallezot Gabriel (dir.), Twitter : un monde en tout petit ? , L’Harmattan, Paris pages 97-112, 2013.

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