Laurent Bainier est le rédacteur en chef de 20 Minutes, en charge du projet 20 Mint. Les 26 et 27 avril, 999 NFTs représentant des machines à écrire uniques ont été mis en vente sur la plateforme Ethereum. Si les fonds levés sont suffisants, le magazine imprimé dédié au Web 3.0 sera distribué le 16 juin prochain à 400 000 exemplaires dans les rues des plus grandes villes de France.
En partenariat avec le studio Capsule Corp. Labs, 20 Minutes est le premier média français à se saisir de cette technologie pour lancer un projet d’une si grande ampleur. Outre-manche, le Time s’apprête à lancer un magazine spécial blockchain tandis qu’aux États-Unis, l’agence de presse AP vend déjà ses photos iconiques sous forme de NFTs.
Comment est née l’idée de lancer un magazine spécial Web 3.0 ?
Laurent Bainier : Souvent, les idées dans une boîte viennent d’une ou deux personnes qui ont des appétits pour des sujets bien particuliers. J’étais personnellement passionné par la blockchain depuis pas mal d’années. Je sentais que cette technologie allait prendre de l’ampleur avec les cryptomonnaies et qu’il allait y avoir énormément de choses à expliquer. Depuis cinq ans, je me rends compte qu’il y a un intérêt côté lecteurs en regardant les audiences des papiers sur le sujet. Mais il est souvent assorti d’appréhensions et d’hostilités, comme on peut le constater en lisant les commentaires des articles. Certains s’inquiètent notamment des arnaques ou des fortes sommes en jeu avec les NFTs, sans différencier ce qui appartient à une forme de révolution et ce qui relève de l’anecdote. On s’est donc mis à réfléchir à ce que pourrait faire 20 Minutes autour du sujet. Une journaliste de la rédaction, Laure Beaudonnet, est venue avec un projet très concret au mois d’octobre dernier. Elle voulait vendre un NFT de 20 Minutes dans une maison de vente aux enchères. Après un vote des lecteurs, nous avons lancé en format NFT notre supplément Futur, paru uniquement en version numérique en janvier 2020. Nous l’avons vendu 3 000 euros, avec une plaque d’impression du fameux numéro qui n’avait jamais été imprimé. Nous en avons retenu deux leçons. D’abord, qu’on n’avait pas forcément choisi la bonne technique pour vendre un NFT. Ensuite, qu’il existe un fossé entre les lecteurs à l’aise avec ces thématiques, qui trouvaient qu’on restait trop en surface, et notre lectorat moins familier du sujet. Dans tous les cas, ces technologies vont bouleverser nos vies. On n’a plus le loisir de s’en moquer. On a besoin d’une information de qualité et de pédagogie pour comprendre les mécaniques liées aux blockchains. On a besoin d’alimenter le débat public sans le teinter mais en donnant un maximum d’informations. Pour nous, cela passe par délivrer des articles. C’est ce qu’on sait faire de mieux.
Concrètement, en quoi consiste le projet ?
Jeudi 16 juin, nous distribuerons gratuitement un magazine dédié au Web 3.0 dans les rues des plus grandes villes de France à la place du journal 20 Minutes classique. Pourquoi un magazine papier ? Parce que le problème du numérique, c’est que les articles s’adressent majoritairement à celles et ceux qui en font la demande. Une grande partie du trafic provient des moteurs, une autre du filtrage social. Le papier a des vertus insoupçonnées. Il va nous permettre de toucher des personnes qui ne sont pas sensibilisées à ces technologies. Nous voulons aussi fédérer des personnes qui s’y connaissent déjà afin de créer une communauté autour du projet. Pour cibler ces personnes, plutôt expertes, il faut utiliser les outils du Web 3.0. Nous, on leur propose d’acheter pour 0,0999 eth, soit environ 280 euros, une carte de membre qui prend la forme d’une petite machine à écrire en NFT. Le coût de ce NFT, sans être prohibitif, va permettre de financer le magazine. Nous allons donc mettre en vente 999 NFTs sous cette forme. En bref, on confie le projet à ceux qui savent pour ceux qui s’en moquent. S’il y a un bel engouement, on pourra déboucher à terme sur toute une gamme de produits éditoriaux autour du Web 3.0. Le modèle est celui du Bored Ape Yacht Club, un club avec une utilité et dont tout le monde veut faire partie, mais version grand public. L’idée, c’est de réunir des gens qui vont nous apporter des idées et nous aider à moderniser le journal en le faisant entrer dans le Web 3.0.
Quels seront les avantages, pour celles et ceux qui achèteront vos NFTs ?
Pour créer une communauté autour du magazine, il faut donner un peu de pouvoir aux personnes qui le financent. Quand on est journaliste, on ne peut céder ni la plume ni la direction de la publication. En revanche, on pense que l’on réfléchira un peu mieux en étant entourés de connaisseurs ou du moins de personnes qui ont un intérêt pour cette technologie. C’est pourquoi nous les inviterons à proposer des sujets qui leur semblent importants, tout en leur demandant de garder à l’esprit notre intention de départ, qui est de s'adresser au très grand nombre pour leur donner envie de découvrir la blockchain via l'écosystème français. C’est tout l’objet de ce premier numéro. En rencontrant des porteurs de projets français, on va rendre le tout plus accessible. L’idée sera d’incarner ces technologies qu’on trouve souvent assez lointaines. Ce sera la charge de départ de notre première communauté. Nous recueillerons alors leurs propositions et les soumettrons au vote avant de lancer les papiers avec la rédaction.
Qui réalisera ces sujets ?
On sort juste un numéro spécial, donc ce sera la rédaction. Bien sûr, certains journalistes auront des appétences particulières s’ils ont déjà exploré tel ou tel sujet. Si on choisit de faire un papier sur la blockchain de la santé, le service Santé sera mobilisé. Dans tous les cas, tous les sujets dépasseront ces technologies. C’est l’outil au service d’une thématique. Certes, on a des personnes plus expertes des problématiques techno parmi nos journalistes, mais je souhaite que l’ensemble de la rédaction s’empare de ces sujets pour que le tout soit parfaitement intelligible.
Y a-t-il eu des rejets dans la rédaction ?
Non, mais les gens sont polis. Je sais qu'il y a des choses qu'on ne dit pas directement. Je ne vais pas dépeindre un monde dans lequel tout le monde est emballé par chaque projet. Pour l’heure, il y a surtout eu beaucoup d'indifférence. Des projets, il y en a plein. Et puis, si on vend tout, on récupèrera à peu près 100 000 euros. Ce n’est pas vraiment une somme qui fait dire «Waouh, ma vie va changer !». En tout cas, selon moi, c'est la toute première pierre d'un changement beaucoup plus grand qui est le basculement vers le Web 3.0 et qui va s'opérer plus vite qu'on ne le pense. Mais je ne suis pas persuadé que cette conviction soit partagée par le plus grand monde dans la boîte. J’ai surtout eu des questions marrantes de gens qui m'ont demandé s'ils avaient le droit d'acheter ces NFTs. Si ce n'était pas un délit, un peu comme à la Française des Jeux où vous n'avez pas le droit d'acheter un ticket de loterie si vous travaillez dans l’entreprise. Cela en dit long sur la représentation qu'on peut avoir de ces outils. Dès qu’on inscrit quelque chose dans la blockchain, on a l'impression que cela devient un peu mystique. Parfois même un peu louche. On verra au moment de la préparation du magazine, quand ils travailleront sur les sujets : peut-être qu’il y aura de l’opposition. Mais on n'est pas prosélyte de ces technologies. Être dans la nuance, c'est notre boulot depuis des années.
Quelles sont les particularités du financement d’un projet lié à la blockchain dans un média traditionnel ?
Il y a d’abord eu des questions générales qui sont revenues dans tous les départements.
- « Comment fait-on pour mettre en vente son premier NFT ? »
- « Il faut d’abord un wallet. »
- « Ah bon, mais c’est quoi un wallet ? Qui en a la garde ? Où est-ce qu'on garde les codes ? Comment est-ce que cela passe en compta ? »
La compta, c’est quand même un des éléments qui est hyper, hyper flou. On ne savait pas si on devait créer un fonds, s’il fallait l’abonder en crypto, qui pouvait nous aider pour transférer un certain nombre d’actifs en crypto… Même chose pour la pub. On veut financer un magazine qui parle de Web 3.0, on ne va pas vendre des pages de pub sans se poser de questions. « Comment faire pour que chaque page de pub bénéficie à la communauté de celles et ceux qui possèdent des NFTs ? » Chaque problème se pose en avançant. Il y a un lien très fort entre ce que le projet va rapporter et les galères qu’il va générer. Ces problématiques, autant les aborder le plus tôt possible. Cela permet de prendre le temps de construire dessus, de bricoler. À terme, j'ai beaucoup d'espoirs. Je voudrais pousser ce projet au maximum mais il faut rester humble. On est 20 Minutes, pas le Time.
À quoi ressemblent les premiers retours ?
Ils sont très rassurants. Ceux qui sont déjà dans cet univers forment notre premier public, c’est à eux que l’on va vendre nos 999 NFTs. Ils nous ont déjà bien aidés. Je n'avais aucun partenaire avant de sortir du bois et tout le monde est arrivé d’un coup. À côté de cela, une partie de notre lectorat reste hostile au projet. « C’est inutile, qui nous dit ce que vous allez vraiment faire avec vos NFTs… » Il ne faut pas se tromper sur cette communauté. Elle n'est pas hostile parce qu'elle ne comprend pas ce qui se passe, mais parce qu'elle a en tête des mécaniques liées aux NFTs qui ne sont pas vertueuses, notamment dans le marché de l’art. On a beaucoup de personnes bienveillantes qui nous disent «Surtout, ne faites pas cela». On a une cote de sympathie. On est un canard gratuit, cela fait vingt ans qu’on est avec nos lecteurs. Ils ne nous placent pas du tout dans la même catégorie que tous les autres journaux, donc pour certains, c'est une surprise. Mais comme il s’agit de mon second public, celui que je vise pour le 16 juin au moment de la distribution de magazines, je ne m’inquiète pas.
Qui se cache derrière votre premier public de connaisseurs ?
On ne veut pas que notre communauté ne se compose que de collectionneurs, de spéculateurs ou d'utilisateurs de telle ou telle blockchain. On souhaite élargir le plus possible le spectre des personnes touchées par l'annonce en se disant que plus on aura de personnes touchées dans des cercles différents, plus on aura de chances d'avoir une communauté qui les représente. C’est le seul moyen qu’on a de filtrer, car la vente est libre. On a essayé, via les partenariats qu'on a noués, de taper dans toutes les communautés, de la santé au gaming. L’objectif, c’est d’aller vers des gens qui aiment les NFTs pour leur utilité, qui jouent avec, les collectionnent et pensent qu’elles sont un bon vecteur pour la décentralisation des technologies actuelles.
Les NFTs peuvent-ils révolutionner l’économie des médias ?
Ils seront très présents dans l'économie tout court, donc l'économie des médias s'y retrouvera. Avoir des outils d'interaction avec sa communauté et de délégation de l’autorité, tout le monde en rêve depuis longtemps. La transparence, c'est bon dans tous les domaines. Il n'y a pas trop de doute sur le fait que c'est quelque chose qu'on va nous réclamer de plus en plus. On va également se reposer des questions liées au consentement et à la gestion des données personnelles pour les médias et la pub. On a vu avec les mesures RGPD que c’est un sujet porteur. Ce que permet la logique transactionnelle de la blockchain, le fait de se connecter avec son wallet et de décider de manière très active de ce qu'on fait de ses données, c'est révolutionnaire. On va pouvoir réfléchir à des méthodes pour prendre le moins de données possible. C’est un changement de paradigme. J'ai longtemps connu des éditeurs qui, au contraire, nous encourageaient en permanence à monter des dossiers pour récupérer le plus de données possibles sur nos lecteurs. Pour toutes ces raisons, le Web 3.0 va forcément révolutionner les médias.