Un journaliste en Cisjordanie, le 30 août 2024

Un journaliste pointe sa caméra vers un véhicule de l'armée israélienne ordonnant aux journalistes palestiniens d'évacuer une rue près d'un hôpital à Jénine, en Cisjordanie occupée, le 30 août 2024.

© Crédits photo : RONALDO SCHEMIDT / AFP

« J’ai vécu le 7 octobre comme un tsunami » : journalistes au Proche-Orient, ils racontent

Depuis l’attaque du Hamas, le conflit au Proche-Orient est largement couvert par les médias. Sur place, des journalistes partagent avec La Revue des médias le récit de leur quotidien, entre prudence et prises de risque.

Temps de lecture : 10 min

C’était il y a tout juste un an. Le 7 octobre 2023, le monde découvrait les images de l’attaque du Hamas en Israël. Présents sur place depuis un mois, des années, voire depuis toujours, ou récemment dépêchés à Jérusalem, des journalistes qui couvrent l’actualité de la région font le constat d’une guerre inédite. Récits.

« Ça a été très dur, mais puissant professionnellement »

Guillaume de Dieuleveult est correspondant permanent du Figaro à Jérusalem depuis 2022.

« J’ai vécu le 7 octobre comme un tsunami. Ce jour-là, je suis entré à Sdérot, [ville israélienne voisine de Gaza] l’un des lieux du massacre. Il y avait encore des terroristes partout. Les jours qui ont suivi, je suis resté aux alentours, c’était d’une grande violence. Ça a été très dur, mais puissant professionnellement. J’ai été extrêmement sollicité par la rédaction ce jour-là et finalement aussi les mois qui ont suivi.

Au quotidien, je travaille avec des fixeurs qui changent selon la communauté que je vais rencontrer : si ce sont des juifs israéliens, j’irai avec un juif israélien par exemple. C’est très communautaire, on observe une très grande méfiance.

Avant le 7 octobre, j’allais régulièrement à Gaza. Depuis, Israël interdit aux journalistes d’y entrer. J’ai pu y aller une fois avec l’armée israélienne, c’était un “embed”. Ils voulaient nous montrer que le Hamas avait construit des tunnels sous l’hôpital. Ça m’a permis de voir l’ampleur des dégâts moins de deux mois après le début de la guerre. Je connais relativement bien la ville de Gaza, je pouvais comparer l’avant et l’après et c’était assez terrifiant. J’aimerais pouvoir y aller sans l’armée, en faisant mon travail de journaliste le plus librement possible.

C’est aussi plus compliqué qu’avant de travailler en Cisjordanie, car il y a beaucoup de checkpoints. Le territoire est tout petit, mais on met des heures pour faire des petites distances. Et c’est dangereux.

C’est peut-être l’un des conflits les plus médiatisés de tous les temps. On est sous une avalanche perpétuelle d’informations. L’actualité change quatre fois par jour. La succession d’événements, c’est quelque chose d’hallucinant.

Je suis vigilant à l’emballement médiatique. Comme lors de l’explosion sur le parking de l'hôpital Al-Ahli Arabi à Gaza. C’est l’exemple typique de moments où il faut faire attention parce que les drames sont exploités cyniquement par les deux parties. »

Article de Guillaume de Dieuleveult publié dans « Le Figaro » le 4 octobre 2024. Capture d'écran

Article de Guillaume de Dieuleveult publié dans « Le Figaro » le 4 octobre 2024

« Pour la première fois, je n’ai pas accès au terrain et je ne peux pas rapporter objectivement ce qui [se] passe [à Gaza] »

Thibault Lefèvre est le correspondant permanent de Radio France à Jérusalem depuis septembre 2023.

« Le 7 octobre 2023, après avoir mis ma famille en sécurité, j’ai appelé les rédactions en leur disant qu’il se passait quelque chose de différent de ce que l’on voit habituellement : le nombre de roquettes était impressionnant.

Je leur ai demandé de me faire une place dans les journaux de 8 heures. J’ai raconté les réactions, la stupéfaction et le lendemain, on s’est rendu à l’hôpital de Be’er Sheva, pour rencontrer les victimes, les survivants et les gens qui cherchaient leurs proches.

Je vis tout ça comme une énorme vague, un raz de marée d’un point de vue journalistique. On prend tout de suite conscience de la force de l’événement. On a beaucoup de microdécisions à prendre, il faut trouver un équilibre entre la prise de risque et les attentes des antennes.

Et il y a eu pas mal de fausses informations, beaucoup de faits qui n’étaient absolument pas vérifiés et qui, dans l’émotion du moment, ont été très compliqués à traiter.

Comme lorsqu’une information circulait sur des bébés décapités. On ne les a pas vus, on a une seule source donc c’est largement insuffisant pour diffuser l’information. Mais la peur de rater un événement majeur de cette guerre est telle que la pression est constante.

Dans ces moments, on revient aux fondamentaux du journalisme : prudence et vérification.

Mais là où c’est une guerre compliquée, c’est qu’on ne peut pas aller à Gaza. Pour la première fois, je n’ai pas accès au terrain et je ne peux pas rapporter objectivement ce qui s’y passe.

Donc je dépends de la communication officielle de l’armée israélienne avec une propagande très forte, du ministère de la Santé du Hamas et de l’Autorité palestinienne, des journalistes à Gaza qui sont nos liens lorsqu’Internet n’est pas coupé et des humanitaires qui, en ayant le droit de se rendre sur place, peuvent nous rapporter des vidéos. Mais tout ça est à recouper. »

Reportage de Thibault Lefèvre pour France Inter, le 3 octobre 2024. Capture d'écran

Reportage de Thibault Lefèvre pour France Inter, le 3 octobre 2024

« Quand on tournait notre reportage en Israël, la grande question, c’était : “Est-ce que vous travaillez pour Al Jazeera ?” »

Clothilde Mraffko est pigiste. Elle est installée à Jérusalem depuis 2018 et travaille pour France 24, Le Monde, Arte et Mediapart.

« En juin 2023, je n’ai pas renouvelé mon visa de travail parce que la couverture était très difficile en Cisjordanie. Je sentais quelque chose qui montait et une violence exacerbée à ce moment-là. Mais j’étais sur place, en visite privée, le 7 octobre 2023.

Ce jour-là, j’ai surtout ressenti de la stupéfaction, je regardais les images, sans vraiment réaliser ce qui était en train de se passer.

On a l’habitude que l’armée israélienne réponde immédiatement à n’importe quelle attaque. Et là, il y a eu un vide sécuritaire inédit. Les Israéliens des kibboutz et du festival Nova ont été livrés à eux-mêmes.

J’ai été plus d’une dizaine de fois à Gaza — la dernière fois, c’était en juin 2023. Israël laissait entrer les journalistes, sous certaines conditions, mais après la guerre de 2014, au moindre conflit de plus grande ampleur comme en 2021, Israël interdisait l’accès aux journalistes. Aujourd’hui, on est dans une situation inédite : ça fait un an qu’on ne peut pas y entrer sans faire partie d’une escorte de l’armée israélienne. Je n’y suis donc pas retournée depuis le 7 octobre, malgré nos demandes répétées.

On ne se sent pas spécialement protégé par le fait d’être journaliste. En Cisjordanie, j’ai des collègues photographes qui se sont pris des balles dans les jambes. On a tous en tête le meurtre de Shireen Abu Akleh, la célèbre journaliste palestino-américaine d’Al-Jazeera, à Jénine, en mai 2022.

Là-bas, la situation est très violente et il y a des barrages militaires partout. La semaine dernière, par exemple, on a été mises en joue par un soldat simplement en roulant sur le grand axe du sud de la Cisjordanie. Il le faisait sur toutes les voitures.

Quand on tournait notre reportage en Israël, la grande question, c’était : “Est-ce que vous travaillez pour Al Jazeera ?” Ce média a été interdit en Israël, et ses bureaux fermés à Ramallah en Cisjordanie. Al-Jazeera est haïe en Israël : c’est la chaîne qui a la couverture la plus exhaustive sur des massacres à Gaza.

Il y a une déshumanisation forte des Gazaouis dans les médias. L’accès au terrain est primordial et on en est privés. Nos confrères et consœurs palestiniens sont tués pour leur travail. Je choisis les médias avec lesquels je travaille : je m’assure d’avoir une liberté éditoriale.

J’ai eu du mal à trouver les mots pour un reportage sur une famille bombardée à Gaza. Ils étaient 57 cette nuit-là dans la maison et 50 d’entre eux ont été tués. J’ai parlé à trois personnes de la famille, c’était très difficile pour moi. J’ai eu l’impression de buter sur les limites du langage par téléphone.

L’une d’elle était une des rescapés : elle avait perdu ses parents, une grande partie de ses frères, de ses sœurs, de ses enfants et de ses petits enfants. À la fin, elle m’a dit : “Je te remercie de parler de nous.” Ça me paraissait fou qu’elle me dise ça.

Les gens à qui on parle sont à bout. C’est une sorte d’éternel recommencement. Ils cherchent de l’eau, de la nourriture, une tente. Puis il y a un nouvel ordre d’expulsion et des bombardements. Cette série d’événements tragiques quotidiens épuise les gens.

Je réfléchis à la meilleure manière de continuer à couvrir à distance ce qu’il se passe. Je veux rencontrer ceux qui sont sortis de Gaza, après des mois d’horreur, là où ils ont trouvé refuge, comme en Égypte par exemple. »

Article de Clothilde Mraffko pour Mediapart, le 26 juin 2024. Capture d'écran

Article de Clothilde Mraffko pour « Mediapart », le 26 juin 2024

« Quand tu pars le matin, tu as 90 % de chances que tu ne puisses pas rentrer le soir »

Nabil Diab est journaliste palestinien indépendant. Originaire de Gaza, il est francophone et travaille pour Radio France, LCI, AJ24 et CBC Canada.

« J’ai fait cinq déplacements, après le 13 octobre, quand ils ont ordonné de sortir de la ville de Gaza pour notre sécurité. À chaque fois, c’était sous les bombardements. Finalement, je suis installé à l’hôpital, à Deir Al Balah [au centre de la bande de Gaza], avec une cinquantaine de journalistes.

Le problème, c’est que je suis un citoyen de Gaza, un père de famille et un journaliste. Et les journalistes sont ciblés. C’est dur de sortir travailler en pensant à protéger ses enfants et soi-même. On a perdu plus de 100 journalistes donc le gilet “Press” ne nous protège pas. Personne n’est en sécurité à Gaza.

On prend beaucoup de risques parce que lorsqu’on part filmer, récupérer des informations, les civils se rapprochent de nous, ils pensent que les journalistes sont intouchables, qu’ils seront en sécurité avec nous. Sauf que les rassemblements entraînent souvent des bombardements.

Ce n’est pas facile de travailler dans ces conditions. Personne ne sait ce qui va se passer dans une heure. Quand je marche avec mon gilet “Press”, je peux être ciblé. Et il y a des frappes tout le temps à Gaza, on a peur du silence.

Notre métier est devenu très dangereux. C’est comme si on marchait sur une corde entre deux grandes montagnes. Quand tu pars le matin, tu as 90 % de chances que tu ne puisses pas rentrer le soir. Normalement, le journaliste est protégé. »

« Je ne sais pas si un conflit a déjà été aussi fermé à la presse que la guerre à Gaza »

Lucien Lung est photographe de presse depuis douze ans. Il est basé à Jérusalem et il couvre le Moyen-Orient depuis 2016. Il travaille pour Le Monde.

« Depuis le 7 octobre, on me demande souvent : “T’es avec nous ou t’es contre nous ?” Je dois présenter une phase différente avec chaque interlocuteur. Je me suis par exemple retrouvé dans le Nord, à la frontière libanaise, avec une unité de tankistes israéliens. Je parlais bien avec l’un d’eux qui a de la famille en France et il me demande pour qui je travaille. Puis il me dit : “Ah non, je déteste Le Monde, vous êtes contre nous.” Après le 7 octobre, il y a vraiment eu un positionnement.

On a beaucoup de frustration de ne pas se rendre à Gaza. J’ai essayé de m’approcher au maximum, en tentant à chaque checkpoint. En fait, un endroit où on t’empêche d’aller parce que tu es journaliste, ça en dit long et c’est terrible.

J’ai été marqué par des reportages sur des prisonniers palestiniens qui ont été torturés. Les visages, les expressions des gens, c’était hyper lourd.

Je me souviens d’une opération à Jénine, en Cisjordanie, avec un hélicoptère qui a bombardé une partie de la ville, il y a un an et demi. C’était la première fois depuis la seconde Intifada [au début des années 2000] que l’armée israélienne utilisait un moyen aéroporté pour attaquer la Cisjordanie. Aujourd’hui, il y a des morts toutes les semaines par drone. On a banalisé et hyper normalisé ce qu’il s’y passe : le degré de violence acceptable est hyper haut. On ne voit plus certaines choses, on normalise une mort, par exemple.

En tant que photographe, je me rends partout, ça m’aide à ne pas rester dans une routine, et à avoir un regard neuf sur les événements.

En reportage, je fais mes photos puis je réfléchis si c’est diffusable. Et ensuite, je me demande si ce n’est pas trop gore. Puis le dernier filtre vient du service photo du Monde.

Je ne sais pas si un conflit a déjà été aussi fermé à la presse que la guerre à Gaza, je n’ai pas la réponse. Je remarque aussi le poids qu’a eu le 7 octobre 2023 sur la société israélienne. Tout le monde est traumatisé et polytraumatisé. »

Reportage de Lucien Lung publié dans « Le Monde », le 7 novembre 2023. Capture d'écran

Reportage de Lucien Lung publié dans « Le Monde », le 7 novembre 2023

« Qu’est-ce qui se passe à Gaza pour que la presse étrangère ne puisse pas entrer depuis un an ? »

Sophie Nivelle-Cardinale est grand reporter, Prix Albert-Londres 2016 et Prix Bayeux des Correspondants de Guerre 2013. Basée à Istanbul, elle vient de passer l’année en Israël et en Cisjordanie à réaliser des reportages pour Arte.

« Je suis venue après le 7 octobre pour aller à Gaza. Et je me suis vite rendu compte qu’il n’y avait aucun accès à l’enclave palestinienne. Mais je n’ai jamais imaginé que l’opération israélienne sur Gaza durerait aussi longtemps, sans accès accordé aux journalistes occidentaux. Gaza est assiégée par une puissance militaire, Israël, qui décide qui entre, qui n’entre pas. Certains obtiennent un laissez-passer : des médecins, des ONG, et même des diplomates et des communicants de l’ONU, mais les journalistes occidentaux, spécifiquement, n’ont pas d’accès à Gaza. Certes, l’armée israélienne a organisé pour des journalistes qu’elle choisit des reportages “embedded” dans Gaza. Mais cela se réduit à quelques heures encadrées par l’armée israélienne. En somme, c’est un voyage de presse, de relations publiques. Souvent, ce sont les diplomates qui ne peuvent pas aller sur un terrain de guerre par mesure de sécurité. Là, c’est différent. Que se passe-t-il donc à Gaza pour que la presse internationale ne puisse pas entrer depuis un an ?

Cela arrive qu’un conflit, qu’un terrain de guerre, soit très difficile d’accès et très dangereux, comme en Syrie, au Yémen, au Soudan… Mais il y a toujours à un moment donné une forme d’accès, un interstice où se glisser.

Au cours de cette attente qui n’a pas encore pris fin, j’ai réalisé trois reportages dans les territoires palestiniens occupés de Cisjordanie, pour l’émission « Arte Reportage ». Ils présentent un tableau d’actualité sur la Cisjordanie depuis le 7 octobre. Le premier réalisé dans les semaines suivantes raconte les déplacements de la population palestinienne dans le sud de la Cisjordanie dus aux violences des colons israéliens. Le second, tourné en mars et en avril, rapporte la situation inhumaine des prisonniers palestiniens dans les prisons israéliennes qui n’ont jamais été aussi remplies. Mon dernier reportage a eu lieu dans un camp en Cisjordanie à la fin de l’été.

Je me suis retrouvée en plein raid de l’armée israélienne sur un camp de réfugiés lors de la plus longue opération israélienne en Cisjordanie depuis la seconde Intifada en 2002. Les habitants étaient confinés chez eux, les blindés et les commandos israéliens encerclaient le camp, les drones volaient au-dessus. J’étais avec des journalistes palestiniens et les ambulanciers du Croissant Rouge. Le reportage offre une fenêtre d’observation sur une situation que vivent en continu les Palestiniens dans les camps en Cisjordanie : il y a constamment des raids, parfois plusieurs fois par semaine.

En faisant ces reportages en Cisjordanie, j’ai un peu eu l’impression de ne pas être au bon endroit, je n’étais pas à faire mon travail de journaliste à Gaza. Mais on se doit de raconter ce qu’il se passe là-bas, c’est un niveau de violence inédit depuis vingt ans, depuis la Seconde Intifada en 2002. Plus de 600 personnes ont été tuées. Mais cela paraît dérisoire par rapport à la situation à Gaza et au bilan de plusieurs dizaines de milliers de morts.

Avec les printemps arabes et les guerres qui ont suivi dans les années 2010, la question palestinienne m’a semblé être reléguée au second plan. Elle avait disparu de l’actualité, le centre de gravité de la région s’étant déplacé en Syrie et en Irak. L’attaque du 7 octobre et la guerre à Gaza ont changé la donne et la question palestinienne a même restructuré le débat politique en Europe et aux États-Unis. On ne s’y attendait pas. »

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