Grisélidis Real et l'abbé Pierre

Après l'émission de Christophe Dechavanne, Grisélidis Réal rencontre l'abbé Pierre à Genève : « Je suis la prostituée qui a donné votre nom sur TF1… »

© Crédits photo : capture d'écran « Ciel mon mardi ! » / photo Pierre VERDY - AFP

Dechavanne, l’abbé Pierre et la prostituée : les coulisses d’un moment de télé

VIDÉO. Dans l’émission « Ciel, mon mardi ! » du 15 mai 1990, Grisélidis Réal affirmait avoir vu l’abbé Pierre dans une maison close, suscitant la stupéfaction. Le débat s'est poursuivi hors antenne, jusqu’à Genève.

Temps de lecture : 6 min

Comme d’habitude, Christophe Dechavanne déborde. Ce 15 mai 1990, sur TF1, la tête d’affiche de « Ciel, mon mardi ! » est Claude Chabrol. Le cinéaste fait la promotion de son dernier long-métrage, Jours tranquilles à Clichy, un film « de sexe » adapté de Henry Miller. « De cul », reformule l’animateur de ce programme tapageur, chemise framboise sur costume bleu. On est en deuxième partie de soirée, les enfants sont couchés. Et on est en direct : les fidèles qui regardent l’émission chaque semaine savent que sur ce plateau, « tout peut arriver ». Trois mois plus tôt, au cours d’un débat consacré à l’extrême droite, une bagarre a éclaté dans le studio des Buttes-Chaumont. C’en était trop : au 20 heures de La Cinq, un éditorialiste a vitupéré contre l’importation en France de la « télé poubelle » orchestrée par ce trublion de 32 ans.

Au soir du 15 mai 1990, un premier débat aborde la question de la corruption dans la police. Les téléspectateurs sont incités à donner leur avis : « Selon vous, y a-t-il beaucoup de ripoux dans la police française ? Votez sur Minitel 3615 code TF1. » Assis dans des fauteuils noir et jaune qui composent les lettres du titre de l’émission, d’anciens flics s’accusent mutuellement de corruption. Soudain, un téléphone à cadran sonne. Christophe Dechavanne décroche. Au bout du fil, un patron d’un bar à hôtesses dénonce le racket d’un ancien commissaire présent sur le plateau. L’animateur lui propose de s’expliquer devant la France entière. Tout le monde l’attend, et l’émission prend du retard.

Ombre chinoise

Un nouvel appel à voter sur Minitel s’affiche maintenant sur les téléviseurs : « Êtes-vous plutôt favorable ou plutôt opposé à une réouverture des maisons closes ? » C’est le thème du second débat du jour. À titre personnel, Christophe Dechavanne est absolument pour : il pense que cela protégerait les femmes en général et les prostituées en particulier d’un certain nombre de violences. Il interroge la secrétaire d’État chargée des droits des femmes, Michèle André, puis fait témoigner Danielle, qui apparaît, en duplex de la régie, en ombre chinoise. Elle raconte l’horreur : « plus de cent clients par jour » dans une maison d’abattage en Belgique.

En contrepoint, Christophe Dechavanne souhaite évoquer le système en vigueur en Suisse. Il donne la parole à une travailleuse du sexe genevoise, Grisélidis. Il ne précise pas son nom de famille, il ne dit pas qu’elle est aussi peintre, écrivaine, révolutionnaire — et une militante de premier plan des droits des prostituées. Minuit est passé depuis vingt minutes lorsqu’elle se lance. Coiffée d’un béret noir, un serpent d’or autour du cou, elle détaille son expérience de quelques mois passés à Genève dans « une petite maison de rendez-vous, plus ou moins clandestine, tenue par une dame française très distinguée », qui faisait travailler ses employées « en sécurité, dans une hygiène parfaite ».

« Venez regarder par le trou de serrure »

Christophe Dechavanne la questionne sur les droits sociaux des prostituées, mais Grisélidis Réal a autre chose à dire. « Aujourd’hui, avance-t-elle, on dit que la prostitution est une offense à la dignité humaine ; moi, je me demande bien pourquoi, parce que chez cette dame, j’ai vu une fois quelqu’un qui n’aurait peut-être pas dû y être — mais j’ai trouvé magnifique de voir cette personne. »

« Vous pouvez nous dire… ? », hasarde l’animateur, intrigué, mais Grisélidis Réal poursuit son récit. Avec douceur et détermination, elle prend son temps : « La patronne nous avait dit : « Venez regarder par le trou de serrure de la salle de bains, il y a quelqu’un qui attend son tour. » C’était quelqu’un d’extraordinaire, qui a fait beaucoup de bien à l’humanité, et que je respecte infiniment. » La caméra s’attarde sur le visage de Christophe Dechavanne, sourcils relevés et front plissé, tandis que Grisélidis Réal ajoute : « Je n’en ai jamais parlé mais, aujourd’hui, je ne peux plus me taire. C’était un abbé. C’était l’abbé Pierre et je l’ai vu. »

Des sifflets et des applaudissements éclatent aussitôt dans le public. « On était sidérés », se souvient Patrice Carmouze, le rédacteur en chef de « Ciel, mon mardi ! ». Comme tous les autres invités, Grisélidis Réal a été longuement interrogée pendant la préparation de l’émission, et elle n’a jamais évoqué cette histoire. Sur le plateau, Christophe Dechavanne reste interdit quelques secondes. Il ne sait pas s’il doit la croire. Main gauche levée, il demande le calme. « Cela dit, réfléchit-il à voix haute, pourquoi un grand homme n’irait pas voir une prostituée ? »

Madame Claude

Trois sièges plus loin, Laure Adler, conseillère à l’Élysée et autrice d’un livre sur La Vie quotidienne dans les maisons closes (Hachette, 1990), s’engouffre dans ce moment de flottement : « Si je puis apporter une petite contribution historique, au XIXe siècle, dans les maisons closes, il y avait aussi beaucoup d’ecclésiastiques et notamment à Paris, près de la place Saint-Sulpice, il y avait des maisons closes pour ces messieurs… » Christophe Dechavanne la coupe : « Vous parlez de ça il y a longtemps, Grisélidis ?

— C’était en 1963-64. »

« Ça n’a rien de scandaleux… », affirme Laure Adler, et Grisélidis Réal demande : « Pourquoi est-ce qu’un prêtre ne pourrait pas trouver un peu de tendresse, d’affection et de sexualité ? C’est un homme ! Les popes russes, eux, ont droit à une vie conjugale et les pasteurs protestants aussi. Pourquoi est-ce que les prêtres catholiques n’auraient pas droit à la sexualité de leur choix ? » « Vous prêchez un convaincu », s’amuse Christophe Dechavanne, avant de passer à une autre invitée : « Jocelyne, dans les années 1960, vous étiez secrétaire bilingue […] et on vous a proposé de travailler chez Madame Claude… »

Légende

À l’issue du direct, l’équipe de « Ciel, mon mardi ! » se retrouve pour boire un coup dans la loge de l’animateur. « On était sur le cul », décrit le chroniqueur Renaud Rahard. L’abbé Pierre, quand même… Le film Hiver 54, sorti six mois plus tôt, a parachevé la légende du défenseur inlassable des mal-logés. Deux heures à peine avant l’émission, dans le journal de Patrick Poivre d'Arvor, les téléspectateurs de TF1 ne l’ont-ils pas vu soutenir 48 familles expulsées dans le XXe arrondissement de Paris ?

Dans la loge, une journaliste suggère de convier le fondateur d’Emmaüs le mardi suivant. Ce ne serait pas hors sujet : l’un des débats doit être consacré au célibat des prêtres… Personne n’abonde dans son sens. « On ne savait pas trop sur quel pied danser », admet aujourd’hui Christophe Dechavanne. La presse française non plus, qui ignore largement les déclarations de la prostituée.

« Cette révélation, mûrement réfléchie, est un acte terroriste »

En Suisse, en revanche, on ne parle que de ça. Les journalistes du Matin connaissent bien Grisélidis Réal. Celle qu’ils surnomment « la passionaria du trottoir » passe de temps en temps à la rédaction, à Genève. Un jeune reporter, Didier Dana, prend le temps de l’appeler. « Cette révélation, mûrement réfléchie, est un acte terroriste, lui explique-t-elle. Nos bombes, ce sont les mots. Je veux mettre en garde les hommes d’Église, de justice, et les politiques. J’ai balancé un nom pour faire pression sur eux ! Qu’ils cessent de nous traiter comme des pestiférées. » Au sujet de l’abbé Pierre, elle précise : « C’est le seul homme d’Église que je connaisse, mais je n’ai rien contre lui. »

Le mardi suivant, l’abbé Pierre doit venir à Genève à l’occasion de la sortie suisse d’Hiver 54. Le journaliste décide alors de monter un coup : provoquer une confrontation. Grisélidis Réal accepte. Son petit chien au bout d’une laisse, les yeux soulignés de khôl, elle se présente à l’entrée du cinéma et s’avance vers le fondateur d’Emmaüs : « Je suis la prostituée qui a donné votre nom sur TF1… »

50 francs

Dans le regard du journaliste, l’abbé Pierre semble d’abord effrayé, répétant « Je ne connais pas cette dame, je ne connais pas cette dame… » Puis le prêtre explique qu’il s’agit forcément d’une erreur. Son interlocutrice ne le contredit pas et lui présente ses excuses. « Nous sommes tous de pauvres pécheurs, je lui pardonne ! », conclut l’abbé. « Je vous aime », déclare pour sa part Grisélidis Réal en lui tendant une enveloppe rose. À l’intérieur, un billet de 50 francs suisses et ce mot : « Pour notre ami des pauvres et des marginaux, dans l’immense espoir qu’il n’oublie pas les femmes les plus méprisées, ses sœurs de la galère, les prostituées, dont je suis. »

Dans le cadre d’une enquête sur « La double vie de l’abbé Pierre à Genève », la RTS a exhumé un extrait de « Ciel, mon mardi ! » et interrogé Igor Schimek, l’un des quatre enfants de Grisélidis Réal, décédée en 2005. Il témoigne des réactions violentes essuyées par sa mère après cet épisode : « On lui a craché à la figure dans la rue. Elle a reçu beaucoup de lettres d’insultes et de menaces. »

À Paris, Christophe Dechavanne a reçu lui aussi des courriers de téléspectateurs outrés. « C’était un saint homme et on nous a reproché d’avoir voulu le salir en laissant la parole à une prostituée », résume-t-il. Puis il est passé à autre chose, jusqu’à cet été 2024. « Quand les comportements de l'abbé Pierre envers les femmes ont été révélés, je me suis dit que cette Grisélidis, qu’on avait pu prendre pour une affabulatrice, était peut-être dans la vérité ce soir-là. »

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