Les révélations sur l'abbé Pierre font réagir les lecteurs de « La Croix »
En publiant les conclusions d’un rapport accablant sur l’abbé Pierre fin juillet, le journal catholique La Croix a reçu une avalanche de réactions.
Dans les locaux du groupe Bayard à Montrouge, dans les Hauts-de-Seine, Carine Fritel a découvert à quel point les révélations sur l'abbé Pierre ont surpris les lecteurs de « La Croix ».
© Crédits photo : F. A.
En publiant les conclusions d’un rapport accablant sur l’abbé Pierre fin juillet, le journal catholique La Croix a reçu une avalanche de réactions.
Francis Daubresse, connu sous le pseudo de « frada37 », a 85 ans. Tous les matins, dans son appartement de Saint-Cyr-sur-Loire, il commence sa journée derrière son écran d’ordinateur. Depuis qu’il est à la retraite, cet ingénieur passe une voire deux heures à lire la presse. Le New York Times, le Guardian, Le Soir, Il Corriere della Sera et récemment L’Orient-Le Jour. Puis il passe à la presse française. Ce matin du 17 juillet 2024, il est « tombé de l’armoire ». En consultant le site de La Croix, il découvre les révélations sur l’abbé Pierre. Le journal catholique est le premier (avec le titre La Vie) à publier les conclusions d’un rapport commandé par Emmaüs dans lequel plusieurs femmes accusent l’abbé Pierre d’agressions sexuelles.
Francis est sidéré : « Je savais qu’il n’avait pas toujours été en phase avec ce qu’il était censé faire, mais je ne pensais pas que c’était à ce point. À partir du moment où j’ai lu les détails publiés dans La Croix, que je considère comme un journal sérieux, je me suis dit que c’était plus grave que ce que je pensais. » Ni une ni deux, il partage 一 comme « trois à dix fois par jour » 一 son ressenti dans l’espace des commentaires sous l’article. En dix années de retraite, il pense avoir réagi « sur plus d’une dizaine de milliers de pages. »
Ils viennent de la Creuse, de l’Indre-et-Loire, de l’ouest de la France et très peu de la région parisienne et ont tous un point commun : leur affection pour l’espace dédié aux commentaires de La Croix. Majoritairement des hommes, d’un certain âge, ils lisent la presse puis réagissent en bas de page : stupéfaction, effroi, tristesse… Tout y passe.
À la suite de la publication de l’affaire de l’abbé Pierre, La Croix a reçu une trentaine de lettres, une centaine de mails et une vague de réactions en ligne, plus de 300 commentaires sous les articles, les éditos et les tribunes. Le journal a noté que d’autres sujets avaient créé l’agitation ces derniers mois : les élections législatives, la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, les Jeux paralympiques ou encore des thèmes récurrents comme la place des femmes dans l’Église et le célibat des prêtres.
La réception de ces réactions se fait entièrement depuis les bureaux du groupe Bayard, à Montrouge. Entre deux open spaces aménagés pour les journalistes, un espace confortable est dédié au service lecteurs et internautes. Dans ce bureau apparaît Carine Fritel, yeux bleus perçants, cheveux courts et posture bien droite. Avec deux autres femmes, elle travaille pour ce qu’elle nomme le « service après-vente ». Depuis quasiment vingt ans, c’est elle qui avertit la rédaction lorsqu’un article fait particulièrement réagir. Celui sur l’abbé Pierre en fait partie. « On a reçu beaucoup de réactions par rapport à d’habitude. On a des lecteurs qui ne comprennent pas comment une personne qui a fait tant de bien peut être accusée de tous ces actes, constate la dynamique salariée. Beaucoup se demandent pourquoi, si certains savaient, personne n’a rien dit. »
Un duo, composé d’une journaliste du service religion, spécialiste des enquêtes, et d’une journaliste du service France, experte des questions sociales et fine connaisseuse du monde d’Emmaüs, a été composé pour suivre les révélations.
Aux commandes avec les autres rédacteurs en chef et la direction, Céline Hoyeau est la cheffe du service religion. Attentive à l’utilisation des bons mots, elle s’attache à vérifier scrupuleusement les informations. Même pour parler du journal pour lequel elle travaille depuis dix-huit ans, elle se réfère à ses notes et aux phrases qu’elle a pris le soin de bien tourner. La journaliste semble douce et à l’écoute, elle est aussi exigeante et précise. Dans les bibliothèques, derrière son bureau, un livre de Jean Vanier et des ouvrages ecclésiastiques en italien, comme plusieurs imposants « Annuario Pontificio ».
Céline Hoyeau a travaillé quatre ans à Radio Vatican avant d’intégrer le service web de La Croix puis de rejoindre le service religion en 2009. Elle a effectué son premier reportage à l’étranger pour le titre catholique en Irlande. Là-bas, elle a travaillé sur le « Rapport Murphy » qui accusait l’Église catholique d’avoir couvert des abus sexuels commis par des prêtres pendant trente ans. Elle est mobilisée sur d’autres affaires et devient très vite la spécialiste du sujet. Elle dit avoir éprouvé « déception et colère » lors des révélations, en janvier 2023, d’abus sexuels de la part de Jean Vanier, le fondateur de la communauté de l’Arche.
« Ce n’est pas possible, encore ? »
Avec cette affaire, Céline Hoyeau pensait « avoir touché le fond », mais en juillet dernier, les révélations sur l’abbé Pierre la sidèrent. « Il y a beaucoup de figures charismatiques de l’Église catholique qui suscitaient de l’admiration et qu’on voit tomber les unes après les autres au fil des révélations sur des violences sexuelles ou des abus de pouvoirs. Quand il y a eu l’abbé Pierre, je me suis dit : ce n’est pas possible, encore ? » La journaliste ressent de l’effroi pour les victimes, « restées dans le silence, écrasées par le monstre sacré qu’il était ».
Pour couvrir cette actualité, « on veut essayer de comprendre comment cette mécanique du silence a marché, comment elle s’est aussi développée dans les milieux associatifs d’Emmaüs. » C’est une des problématiques récurrentes posées par les lecteurs du titre catholique : « Pourquoi tant d’années avant ces témoignages ? », se demandent-ils.
« On a ressenti le besoin, dans nos articles, d’expliquer pourquoi il fallait en parler. On voulait réexpliquer que ce n’est pas par goût du scoop ou du sordide, mais parce qu’on est convaincu qu’il faut mettre des mots sur ce qu’il s’est passé en décryptant les mécanismes qui ont permis cette omerta », détaille Céline Hoyeau.
La cheffe du service religion note une certaine maturité des lecteurs sur ces sujets sensibles. « La plupart sont convaincus que le mal vient de la personne qui a commis les abus. Mais il y a aussi des critiques de ceux qui ne comprennent pas qu’on en parle maintenant, alors qu’il est mort. »
De manière générale, La Croix ne répond jamais publiquement à ses lecteurs, le débat se fait directement entre eux. « Des fois, c’est rude ! », rigole Philippe Viard. Abonné au titre depuis quatre ans, cet ancien psychologue hospitalier, aujourd’hui élu municipal, est très actif sur le site du journal. « On peut voir les positions des autres commentateurs évoluer, on est souvent en désaccord, mais c’est le jeu. » L’homme de 69 ans apprécie cette interaction, il ressent aussi que la rédaction prend en compte ces discussions publiques. « Souvent, des articles tombent après qu’on a donné notre avis. »
Avec l’affaire de l’abbé Pierre, ces papiers-là ont pris la forme de nombreuses tribunes. « C’est un sujet qui fait débat et on veut être un espace de dialogue, laisser la parole à toutes les sensibilités », justifie Séverin Husson, directeur adjoint de la rédaction de La Croix.
Parmi ces tribunes, celle de Martin Hirsch, ancien président d’Emmaüs France, est « l’un des articles les plus lus de l’histoire du site du journal », précise-t-il. « C’était une tribune forte. » Avec sa plume, Martin Hirsch raconte comment celui qui a été élevé 17 fois à la position de « personnalité préférée des Français » avait déjà été l’objet de discussions à cause de son comportement avec les femmes.
Tous les jours, quatre à six réactions des lecteurs sont publiées en pages 4 et 5 du journal. Elles comptent parmi les plus lues. À la suite des révélations sur l’abbé Pierre, le 23 juillet, le journal a dédié une double-page à ces interpellations. Parfait pour alimenter les débats. « On a des lecteurs assez pluriels », remarque Séverin Husson. Philippe Viard les décrit comme « pointilleux », « dans les commentaires, on se retrouve souvent avec des gens experts de différents domaines. »
« Dans l’Église et ailleurs, gardons-nous de nous laisser éblouir »
Ces réactions de lecteurs sont regroupées puis sélectionnées par Carine Fritel et ses collègues. Des appels, des lettres, des commentaires et des mails qui sont ensuite choisis par la rédaction en chef afin d’être mis en avant dans l’ouverture du journal. Comment déterminer qu’une opinion mérite sa place dans les pages du quotidien plus qu’une autre ? « On essaie surtout de garder les proportions de ce que l’on reçoit », explique Carine Fritel. Si une idée revient souvent, elle apparaîtra d’autant plus sur la page.
Ce jour-là, on pouvait autant lire Monique qui trouvait « cet étalage assez décalé ; et en plus totalement stérile », que l’avis d’Odile Z. : « Que cela nous serve de leçon : dans l’Église et ailleurs, gardons-nous de nous laisser éblouir. »
En ligne, dans les espaces dédiés aux commentaires, environ 150 messages par jour sont modérés par le service internautes. « Beaucoup s’interpellent entre eux », constate Carine Fritel. En répondant aux appels des lecteurs, en lisant leurs mails et leurs lettres envoyées et en modérant toute la journée leurs messages postés en ligne, elle fait le constat d’une évolution des mentalités sur les sujets liés aux violences sexuelles et sexistes. « Les gens nous disent quand même qu’il faut arrêter de mettre des personnalités sur un piédestal. »
Une opinion qui se retrouve dans les tribunes d’écrivains, de théologiens et de chercheurs comme Axelle Brodiez-Dolino, historienne et directrice de recherche au CNRS. « Notre société n’en peut plus de la toute-puissance de certains hommes et des violences patriarcales d’un autre âge », déclare-t-elle dans le journal.
Les publications sur les révélations sur l’abbé Pierre, plus d’une quarantaine en ligne, sont surtout des sujets de réflexion. Céline Hoyeau se demande « comment faire avancer le débat » et surtout, comment ne pas lasser les lecteurs face à ces affaires qui s’accumulent.
La journaliste sent en effet une certaine saturation du lectorat. Trois critères déterminent donc désormais si une affaire d’abus sexuels dans l’Église doit être traitée. D’abord, la notoriété de la personne visée : « On veut rétablir la vérité sur ce qu’elle était vraiment. » La Croix se demande ensuite si l’affaire illustre une problématique dont l’Église n’avait pas idée. Le titre prend enfin en compte l’ampleur des révélations et l’intérêt général.
« Au début, il y avait la question : "Est-ce qu’on ne se tire pas une balle dans le pied à publier des articles qui mettent en cause des représentants ou responsables de l’Église ?" Mais assez vite, il y a eu cette conscience que ce n’était pas lui faire du mal, mais plutôt l’aider à être plus fidèle à sa vocation et son message. »
Sur ces thématiques, la rédaction est d’autant plus attentive aux papiers publiés qu’ils font réagir les lecteurs. Avec le dossier sur l’abbé Pierre, « chaque jour, on identifiait les papiers sensibles et on y apportait une relecture supplémentaire », explique Séverin Husson. Du côté des journalistes, ce travail d’enquête et de réflexion est aussi impactant. La cheffe du service religion le constate : « Beaucoup de gens qui travaillent dans ce service ont la foi, donc ces affaires vont aussi les ébranler. »
En 2023, deux journaux, un français et un britannique, ont publié des enquêtes retraçant leurs propres origines. Loin des rétrospectives glorifiantes, ces articles creusent les circonstances sombres de leur création. Pour les regarder en face, tenter de les réparer, et surtout ne pas reproduire les mêmes erreurs.
Sujet rarement traité il y a encore quelques années, les violences sexuelles font désormais l’objet d’enquêtes à fort retentissement. Des journalistes nous expliquent comment ils travaillent sur ces sujets très sensibles.