« Au début, nous avons eu peur que nos titres ne puissent être ni imprimés ni distribués… » Alice Cauquil et Juliette Salin, respectivement directrices des publications de Disney Magazine et de Fleurus Presse (groupe Unique Heritage Media), se remémorent leurs angoisses des premiers jours du confinement. Finalement, leurs abonnés ont reçu leur magazine : tout s’est passé comme prévu, dépassant même leurs attentes. « Nos ventes en kiosque ont augmenté de 30 % en moyenne, avec des pointes pouvant dépasser 50 % sur certains titres pour les plus petits. Cela représente 300 000 exemplaires vendus en plus par rapport à l’année dernière ! », indiquent-elles. Durant ces deux mois, six parutions supplémentaires non prévues au budget et trois anciens numéros sont également sortis en kiosques.
Comme pour les titres dédiés à la jeunesse, l’ensemble de la presse en France a vu ses audiences grimper durant les premiers mois de la crise sanitaire. Même s’il s’agissait d’audience papier pour la première et numérique pour la seconde. Pourtant, de nombreux titres de presse nationale se trouvent depuis dans des situations économiques critiques et doivent licencier voire cesser leur activités, plombés par l’absence de revenus publicitaires durant les deux mois de confinement. Forte de ses abonnements et de sa non-dépendance à la publicité, la presse jeunesse est passée entre les mailles du filet.
Alors qu’en 2019 le taux d’abonnement s’élève à 13 % pour la presse quotidienne nationale, ce chiffre bondit à 85 % pour la presse des enfants et
91 % pour la presse des adolescents, selon l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias (ACPM). Pour le magazine Okapi (groupe Bayard), l’abonnement représente même 95 % des ventes. Les chiffres de l’ACPM montrent pourtant une forte tendance à la baisse des tirages depuis le début des années 2000, alors que, dans le même temps, le nombre d’abonnements se réduisait plus lentement, faisant grimper leur part dans la diffusion totale. Des taux parmi les plus élevés pour la presse en France.
L’importance capitale du « chaînage »
Si l’abonnement est le principal canal de diffusion de la presse jeunesse, ce modèle aurait pu se heurter à une limite de taille : les enfants grandissent et peuvent vite se lasser d’un contenu. « Un titre reste en moyenne entre dix-huit mois et deux ans dans la vie d’un enfant, c’est très court ! », s’exclame Nathalie Becht, directrice de Bayard Jeunesse, éditant notamment J’aime Lire (le titre le plus lu de la presse pour enfants), Pomme d’Api ou Phosphore. Pour ne pas perdre ses abonnés, une seule solution : le « chaînage ». Le succès des principaux groupes de presse jeunesse repose sur une logique simple : d’abord, segmenter les offres par tranches d’âge pour mieux cibler les lecteurs, et assurer ensuite la fidélité des familles entre chaque titre. « Un enfant reste peu sur chaque magazine mais nous voulons qu’il reste longtemps dans notre groupe », continue-t-elle.
J'aime Lire est le premier titre de la presse pour enfants, avec plus de 150 000 exemplaires diffusés. Crédit : « Les plus fortes diffusions ACPM/OJD 2019 – Diffusion France Payée par Numéro » (page 31-33 de l’Observatoire de l’ACPM).
Tout est fait pour séduire et fidéliser les quelque 10 millions de lecteurs potentiels du marché. Il s’agit d’abord de susciter le premier acte d’abonnement grâce à des publicités ciblées par tranche d’âge dans les bibliothèques, salons pour enfants ou salles d’attentes des pédiatres, ou grâce à des démarchages dans les écoles. Puis, de convaincre les lecteurs de rester, notamment avec des publicités et des coupons d’abonnement pour le titre supérieur glissés dans les magazines : il s’agit de séduire les enfants et de faciliter la réinscription pour les parents. Cette mécanique implique un déploiement marketing conséquent : les grands groupes — comme Bayard Jeunesse, Milan Presse ou Unique Heritage Media — excellent particulièrement.
« Plus les parents commencent tôt avec une maison d’édition, plus il y a de chances qu’ils y restent fidèles. »
Laurence Corroy, spécialiste de la presse jeunesse
Autre astuce : « Plus les parents commencent tôt avec une maison d’édition, plus il y a de chances qu’ils y restent fidèles », analyse Laurence Corroy, professeure à l’université de Lorraine et spécialiste de la presse jeunesse. L’enjeu est d’aller les chercher dès le plus jeune âge. Milan Presse, éditant Picoti (9 mois-3 ans), Toboggan (6-8 ans) ou Géo Ado (10-15 ans), a bien compris cette logique. Début 2021, le groupe devrait sortir un nouveau titre : Babille. Destiné aux moins de 10 mois, il sera le premier à cibler un public « bébé ». Ce titre satisfait la logique du chaînage tout en répondant à une volonté du groupe d’aider l’éveil des tous petits, « déjà dotés d’un potentiel incroyable », explique Marie-Anne Denis, directrice générale.
Et personne n’échappe à la nécessité du chaînage. Né en 2011, le magazine Georges (éditions Maison Georges), pour les 7-12 ans, a su se faire une place dans le secteur malgré la prédominance des mastodontes. Rattrapée par le besoin d’élargir sa cible, l’équipe fondatrice a lancé Graou, pour les 3-7 ans. « Économiquement, il était vital de créer un petit frère à Georges pour élargir la tranche de nos abonnés potentiels », reconnait Anne-Bénédicte Schwebel, directrice de publication et rédactrice en chef. À l’avenir, l’équipe aimerait poursuivre sa lancée en sortant un troisième titre. Atypique dans le paysage de la presse jeunesse, cette petite maison d’édition se distingue par son indépendance financière, son engagement social et environnemental et sa volonté de promouvoir la création artistique.
Des enfants lisant le magazine "Georges" de Maison Georges.
Graou est un magazine pour les 3-7 ans créé par une maison d'édition indépendante, Maison Georges. Crédit photo : Maison Georges.
Malgré de forts taux d’abonnements, facilités par le chaînage, les kiosques restent un lieu important pour les achats spontanés. « Les magazines ludiques comme Picsou Géant et Le Journal de Mickey font pas mal de ventes durant les vacances scolaires. Dans les kiosques, certains magazines proposent des petits jouets sous la couverture cellophane qui peuvent susciter l’achat », ajoute la spécialiste Laurence Corroy. S’étaler en kiosque reste coûteux et la bataille est rude pour obtenir les meilleurs emplacements : devant et à hauteur d’enfants. Le fonctionnement actuel de la distribution de la presse impose aussi d’arroser les étals, quitte à se retrouver avec de nombreux invendus sur les bras. « La crise actuelle de la distribution nous empêche aussi d’avoir une visibilité à long terme », indique Marie-Anne Denis.
C’est pourquoi Georges et Graou ont fait le choix des libraires. « Nous sommes à mi-chemin entre un magazine et un livre de collection et savons que nos ventes sont portées par les recommandations des commerçants, ce qui n’aurait pas été le cas en kiosque. Certains lecteurs achètent nos numéros en boutique à chaque sortie, d’autres sont des acheteurs ponctuels », explique Anne-Bénédicte Schwebel. Les librairies concentrent 30 % des ventes du groupe, quand les 70 % restants regroupent principalement les abonnements et ventes au numéro depuis le site. Ces dernières concernent parfois des numéros plus anciens toujours « à la page », comme peut le faire le magazine trimestriel pour adultes Zadig.
La presse jeunesse comme acteur éducatif
La presse jeunesse tire aussi son succès du rôle éducatif qu’on lui attribue. Écoles, collèges, lycées, bibliothèques et autres CDI apposent ce « label éducatif » : ils sont des espaces de diffusion et donc de promotion de ces magazines. Parfois, ces acteurs s’appuient même sur ces contenus pour leur activité : « Pendant le confinement, les contenus de notre site 1jour1actu.com ont été utilisés par les enseignants eux-mêmes pour expliquer la crise à leurs élèves », assure Marie-Anne Denis, de Milan Presse. Durant ces deux mois, la fréquentation est passée de 250 000 visites par mois en moyenne à un million, assure-t-elle.
Les grands groupes de presse s’attachent à entretenir ce lien en envoyant des « délégués » faire régulièrement le tour des classes. Stratégie triplement payante, qui permet de se faire connaître des enfants, sonder leurs attentes, et ancrer cette valeur éducative auprès des parents et enseignants. Une fois encore, le coût de cette pratique en écarte les petits éditeurs comme Maison Georges.
« Nous sommes du parascolaire qui ne dit pas son nom. »
Jérôme Blanchart, rédacteur en chef de Science et Vie Junior
Ce « label éducatif » est important en France, « pays où la compétition scolaire est féroce. Ces magazines sont un apport de lecture régulier. Pour les enfants, ces lectures ne sont pas corrélées à la vie scolaire mais pour les parents, c’est rassurant : tout le monde y trouve son compte », explique la spécialiste Laurence Corroy. Même la presse dite « distractive » comme Super Picsou Géant (Disney Presse), ou J’aime Lire (Bayard Presse) est associée aux valeurs éducatives. « Il y a toujours des petits textes et BD à vocation explicative », souligne Laurence Corroy. Avant d’ajouter : « De manière générale, quand des parents voient leurs enfants lire un magazine, ils ont toujours l’impression que cela leur apportera plus que s’ils étaient sur des écrans. Symboliquement, le papier reste un média électif qui parait supérieur en termes de qualité par rapport à l’écran. »
Toutefois, certains titres de presse jeunesse sont davantage identifiés comme outils pédagogiques et informatifs que d’autres. C’est le cas de 1jour1actu ou des titres du groupe PlayBac Presse, éditant Le Petit Quotidien, Mon Quotidien, L’Éco et L’Actu. Moins centrés sur l’actualité pure, d’autres magazines — tels que tels que Wapiti (Bayard Presse) ou Science et Vie Junior (Reworld Media) — relèvent davantage du registre documentaire et sont tout aussi associés à l’apprentissage. « Nous sommes une presse de connaissance du monde scientifique, nos contenus sont très éducatifs, relève Jérôme Blanchart, rédacteur en chef de Science et Vie Junior. Nos lecteurs et leurs professeurs utilisent parfois nos articles pour des exposés ou des cours. En fait, nous sommes du parascolaire qui ne dit pas son nom. » Comme une marque d’exigence et de sérieux, le magazine, qui est le titre le plus lu de la presse pour ados, est le seul de la presse jeunesse à vouvoyer ses lecteurs.
Faisant partie du budget « éducation » des familles, les dépenses en magazines jeunesse sont ainsi moins compressibles et protègent donc ce secteur des aléas économiques.
Avec plus de 120 000 exemplaires diffusés par mois, Science et Vie Junior est la première diffusion de la presse adolescente. Crédit : « Les plus fortes diffusions ACPM/OJD 2019 – Diffusion France Payée par Numéro » (page 31-33 de l’Observatoire de l’ACPM).
Le papier : l’essence de la presse jeunesse
Contrairement à la presse quotidienne généraliste, la presse jeunesse n’a pas un besoin vital d’assurer une transition vers le numérique. Le papier est presque dans son A.D.N. « Il y a un rapport affectif au papier, l’enfant le reçoit dans sa boîte aux lettres, peut le toucher, l’amener dans son lit : c’est son objet et il y est attaché. Pour les petits, le papier est associé à un moment privilégié et chaleureux partagé avec leurs parents », analysent Alice Cauquil et Juilette Salin, du groupe Unique Heritage Media. De manière très pratique, le papier s’impose également par les jeux, bricolages et coloriages. Chez Unique Heritage Media, les titres n’existent qu’en version papier. Les magazines Georges et Graou aussi : « Nos couvertures sont cartonnées et nos magazines, comme leurs contenus, résistent au temps : nous souhaitons que les enfants nous gardent, voire nous collectionnent », rappelle Anne-Bénédicte Schwebel.
De leur côté, les magazines de Milan Presse et Bayard Jeunesse sont destinés à être consommés sur papier, mais ces deux groupes ont développé des plateformes numériques : 1jour1actu.com (Milan Presse) et Bayam (Bayard Jeunesse). S’il ne s’agit pas d’une « transition » du papier vers le web, « le digital est pour nous un support comme un autre et nous pensons qu’on se doit d’y être. Ce serait dommage de rater ce mode de relation à l’enfant », explique Nathalie Becht, de Bayard Jeunesse. Durant le confinement, les groupes ont davantage misé sur leurs sites. Bayam proposait par exemple des ateliers de cuisine ou de bricolage en visioconférence. « Nous avons organisé des ateliers de créativité suivis par plus de 10 000 enfants en live ! Nous avons aussi organisé des booms avec Radio Nova », relate Nathalie Becht.
Seule exception notable dans le paysage de la presse jeunesse : Le P’tit Libé, journal d’actualité en ligne né en 2015 et qui s’est éteint hier, suite à une décision de la direction de Libération. Pour la cofondatrice Cécile Bourgneuf, l’absence d’un P’tit Libé sur papier a en partie conduit à sa perte. « À nos débuts, il n’y avait presque pas d’offre numérique pour les enfants et nous pensions qu'il était important de leur proposer une information de qualité en ligne. Mais il fallait aussi être dans le journal, car les parents souhaitent limiter le temps d’écran », explique-t-elle. Son équipe s'est « battue » pour qu’un « quatre-pages » soit glissé dans Libération une fois par semaine, sans succès. Pour Cécile Bourgneuf, la décision est «regrettable» : «Nous travaillions pour les enfants avec la même exigence que pour les adultes, notamment en interviewant les mêmes experts. » Au-delà du papier, elle regrette que le P'tit Libé n'ait pas été intégré à l'offre globale du journal : un adulte abonné à Libération n’avait pas accès au P’tit Libé. La direction n’a pas souhaité s’étendre sur le sujet, mais le site du P'tit Libé a précisé sur Twitter que Libération souhaite « concentrer ses efforts sur son offre généraliste » pour les adultes, indique l’AFP.
« Nous nous efforçons d’être dans la justesse de l’époque. »
Nathalie Becht, Directrice de Bayard Jeunesse
Pour les titres les plus anciens, comme Le Journal de Mickey, J’aime Lire ou Super Picsou Géant, le plaisir du papier et de la matérialité de l’objet se transmet aussi de parents à enfants… Et la force de la presse jeunesse se trouve dans ce désir d’héritage : faire découvrir à nos rejetons les héros qui ont marqué notre enfance. Si les groupes les plus vieux sont conscients de cet « atout », impensable pour eux de réutiliser les mêmes recettes que jadis ! « La presse jeunesse est un produit vivant, si vous n’évoluez pas avec les enfants, vous êtes fichus, lâche avec malice Marie-Anne Denis. Ne serait-ce qu’au niveau graphique, vous pouvez très vite passer pour “ringard” ! » Il est donc indispensable de réinterroger profondément la formule d’un magazine « tous les trois ans », tout en gardant la même charte éditoriale. Ces quinze dernières années, le groupe Bayard Jeunesse s’est lui-même tourné vers plus de contenus sur l’environnement ou la philosophie, après avoir écouté les préoccupations des enfants d’aujourd’hui. En 2008, une rubrique « Yoga » a d’ailleurs fait son apparition dans Pomme d’Api. « Nous nous efforçons d’être dans la justesse de l’époque et de répondre à leurs attentes », résume Nathalie Becht. Avant de nuancer : « Bien sûr, il y a des permanences : à toute époque, un enfant de 6 ans rentre en CP, apprend à lire et perd sa première dent. »