En Roumanie, la star de l’investigation est un journaliste sportif
Catalin Tolontan, dont une enquête a fait tomber le gouvernement roumain, crève l’écran dans le documentaire L'Affaire collective.
Cătălin Tolontan (à droite) et l'une de ses collègues dans le film L'Affaire collective.
© Crédits photo : © Alexander Nanau Production ; Dulac Distribution.
Catalin Tolontan, dont une enquête a fait tomber le gouvernement roumain, crève l’écran dans le documentaire L'Affaire collective.
Pas de gardien à l'entrée des bureaux des rédactions de Gazeta Sporturilor (appelé aussi GSP) et de Libertatea (l'un des gros quotidiens roumains), les deux journaux situés au nord de Bucarest dont s'occupe Catalin Tolontan. Une rareté en Roumanie, pays où les agents de sécurité sont très présents, y compris devant les parcs et les pharmacies, parfois sans grande utilité. Celui que les Roumains appellent Tolontan, voire « Tolo », considère plutôt qu'un journaliste doit passer inaperçu. « Tu ne peux pas travailler avec un garde du corps, c'est absurde », estime le coordonnateur éditorial de GSP.
Gazeta Sporturilor, qui compte 80 employés dont 40 journalistes et revendique un tirage quotidien d'un peu moins de 20.000 exemplaires, a sorti les affaires qui ont secoué un pays entier au moment du drame du Colectiv en 2015, cette boîte de nuit bucarestoise qui fonctionnait à coups de bakchichs et dont l'incendie a coûté la vie à 65 personnes.
L'accident, déclenché peu après le début du concert du groupe de métal Goodbye to Gravity la nuit du 30 octobre 2015, va donner à voir au monde entier toute l'horreur du système de santé roumain. La mousse acoustique qui prend feu durant un bref show pyrotechnique s'embrase en un clin d’œil, créant la panique dans la salle tandis que le feu se propage. 26 personnes meurent sur place, 146 sont hospitalisées. « Il nous a fallu deux-trois jours pour digérer le drame, un laps de temps durant lequel nous n'avons pas fait notre boulot », s'excuse presque Catalin Tolontan.
Avec 200 articles sur ce drame en un an (« souvent avec du foot en première page et une enquête sur le système de santé en quatrième de couverture »), GSP va vite se rattraper. Au début, raconte le journaliste, connu pour ses révélations retentissantes sur le milieu du sport, « des médecins nous ont contactés pour nous dire que la plus grosse clinique pour grands brûlés du pays, construite avec de l'argent de la banque mondiale (neuf millions d'euros), inaugurée deux fois en grande pompe, était en réalité fermée. Vous imaginez le choc, alors que dans le même temps, le gouvernement disait que les malades seraient traités aussi bien qu’en Allemagne ! »
« En Roumanie, les médecins sont des dieux », explique le journaliste, conscient que ce n'est pas la norme partout. Catalin Tolontan a encore aujourd'hui ce réflexe ancré en lui de baisser la tête lorsqu'il pénètre dans un hôpital. Presque gêné de recevoir un service. Se sentant obligé de laisser une « attention » (cinq ou dix euros) au personnel qui amènera un paquet jusqu'à un malade. S'attaquer aux médecins est mal vu, presque une hérésie. Son fils, âgé de 18 ans en 2015, lui dit alors qu'il devrait mieux laisser les docteurs faire leur travail, qu'une telle enquête n'est pas « normale ».
Au cours des semaines qui suivent l’incendie, l’enquête de GSP progresse grâce à l'aide de lanceurs d'alertes — des femmes, le plus souvent. « Dans les sociétés patriarcales d'Europe de l'Est, ce sont elles qui depuis toujours ont été en première ligne face au système de santé et ce sont elles qui ont dit basta », lâche le journaliste, admiratif.
Une soignante lui a ainsi raconté que ses collègues abaissaient les draps sur les yeux des malades encore vivants pour ne plus avoir à les voir. Indignée (« Comment en est-on arrivés à n'être même plus des êtres humains ? »), cette femme a contacté Catalin Tolontan car elle ne supportait plus « cette mascarade que l'on vend[ait] aux gens ».
À partir de ces témoignages, le journal parvient à démontrer que plusieurs rescapés de l'incendie meurent non pas de leurs blessures mais d'infections nosocomiales contractées dans les hôpitaux. GSP fait procéder à des analyses biologiques qui livrent une bombe sanitaire : les infections sont provoquées par l'inaction de désinfectants, abondamment dilués, fournis par la société Hexi Pharma à la plupart des hôpitaux du pays.
Peu après ces révélations, le patron de cette entreprise meurt dans un accident de voiture. Le ministre de la Santé, qui a longtemps soutenu que 95 % des désinfectants étaient efficaces, prend la porte. Insuffisant pour les Roumains : de grandes manifestations à Bucarest conduisent carrément à la démission du Premier ministre Victor Ponta et de son gouvernement le 4 novembre 2015.
Depuis, rien n'est plus tout à fait comme avant pour Tolontan, porté aux nues par la presse internationale. L'Affaire collective, le film d'Alexander Nanau sur le travail des journalistes de GSP dont il est le personnage principal, a même été nominé aux Oscars, la consécration pour ce Spotlight roumain. Et Barack Obama l'a cité parmi ses films préférés de l'année 2020.
En Roumanie, malgré 20.000 entrées en salles (un score important pour un documentaire), les retours ont été plus crispés. « La réaction de notre establishment a été horrible. Ni le président ni le Premier ministre n'en a parlé. C'est le signe que depuis l'enquête, nos politiciens et nos administrations se sentent de plus en plus exposés », analyse Catalin Tolontan.
Pour lui, journaliste est un métier comptable. « Compter le nombre de corners, ce genre de choses », rappelant presque laconiquement qu'il n'est dans le fond « qu'un » journaliste sportif. Car avant de démolir un système de santé gangrené par la corruption, Catalin Tolontan a mis au jour l'autre facette du sport : celle d'un univers fait de combines et de magouilles.
« Tolo », 53 ans, a grandi dans le Bucarest des années 1970-80, au temps où le football roumain faisait frémir et vibrer le Vieux Continent. Le Steaua remporte la Ligue des champions en 1986 face au Barça. L'équipe nationale, menée par « le Maradona des Carpates », Gheorghe Hagi, fait tomber l'Argentine au Mondial de 1994 et rallie les quarts de finale.
Le jeune Tolontan rêve des enquêtes de L'Équipe et de la Gazzetta dello Sport, « ces grands journaux sportifs qui n'ont jamais eu peur de faire tomber nos idoles en sortant des investigations énormes, des enquêtes sur le Comité international olympique, la Fifa ou le dopage ». Bientôt centenaire, GSP est une institution en Roumanie. La parenthèse communiste, longue de quarante-quatre ans, laisse la place aux rêves les plus fous sous l'ère capitaliste. Catalin Tolontan en devient rédacteur en chef en 2003.
Très vite, il s'attaque aux figures du sport roumain. Il remue ce que personne n'ose remuer dans la Roumanie post-1989, où les bénéficiaires de la transition démocratique deviennent très vite des nababs. Gica Popescu, monument du foot, ex-capitaine du Barça, en fait les frais. « C'est comme si Zidane, suite à une enquête de L’Équipe, était jugé et tombait », compare carrément Catalin Tolontan. Popescu est envoyé en prison pour évasion fiscale aux côtés de plusieurs agents de joueurs et propriétaires de clubs dans le dossier dit « des transferts ». Bien d'autres tomberont aussi, un vice-Premier ministre, une ministre des Sports, une ministre du Tourisme et candidate à la présidentielle, tous liés à la face obscure du sport business.
Habitué aux insultes et à l’ambiance parfois musclée des stades, le journaliste sportif est rôdé à la pression. Un atout lorsque les conférences de presse de politiciens se tendent. « Pendant le Colectiv, on n'a jamais hésité à les faire répéter quatre fois quand on ne comprenait pas. Peu importe si on nous prenait de haut en tant que journalistes sportifs. En démocratie, tous les citoyens doivent comprendre et il faut leur expliquer les choses simplement. C'est d'ailleurs souvent là que tu [vois] si les politiciens ont quelque chose à cacher. »
Et lui ? Et GSP ? Le journal n'appartient-il pas, à l'époque de l’incendie du Colectiv, à Dan Voiculescu, un magnat des médias lui aussi condamné pour corruption ? « Sur le Colectiv, il ne nous a jamais passé un coup de fil pour nous imposer quoi que ce soit », assure sans ciller Catalin Tolontan. Le journaliste a lui-même contribué à la chute de Voiculescu, puisque l'une de ses enquêtes démontrera son implication dans une affaire… La popularité et la réputation d'incorruptible de « Tolo » en sont sorties grandies.
Depuis le scandale du Colectiv, souligne Catalin Tolontan, « les salaires des 200.000 médecins et cadres médicaux du secteur public ont triplé. Un médecin touche aujourd'hui entre 4 000 et 5 000 euros. Avec ce qu'il gagne en parallèle dans le privé, c'est très confortable. Conséquence : les pots-de-vin ont baissé. Je ne dis pas que ça a disparu, mais ce n'est plus pareil. Les mentalités, côté médecins et patients, ont évolué. Nos députés ont voté ces augmentations de salaires. C'est un changement historique, réalisé en quelques années, dans un pays avec une forte tradition de pots-de-vin ».
Une avancée qui ne doit pas masquer le fait que la justice, elle, traîne. Des cinq dossiers ouverts par le parquet, aucun n'a été jugé définitivement en six ans. Pire : Cristian Popescu Piedone, le maire du 4ème arrondissement de Bucarest, où a eu lieu le drame, bien que condamné en première instance (aux côtés des patrons du club et de la société en charge des feux d'artifice), est même devenu maire dans le 5ème arrondissement l'an passé...
En parallèle, les journalistes font l’objet de tentatives de déstabilisation de plus en plus violentes de la part des autorités et du crime organisé. Certains des collègues de Catalin Tolontan appellent leur enfant dix fois par jour pour vérifier que tout va bien. Il cite les récents cas d'agressions physiques à l'encontre de deux de ses confrères enquêtant sur le trafic du bois dans des forêts du nord du pays. Il évoque aussi cette journaliste, Emilia Şercan, qui a travaillé sur le phénomène du plagiat dans les administrations roumaines, menacée de mort au téléphone par le recteur de l'académie de police en personne. « Tous les garde-fous ont sauté, estime Catalin Tolontan. Lorsque l'État en personne, via la police et les procureurs, s'en prend à toi, c'est le signal que plus personne ne te protège. L'étau s'est clairement resserré sur les journalistes qui dérangent. »
Malgré (ou à cause de) ce climat, le journalisme d'investigation est en plein essor en Roumanie. Trois titres indépendants sont apparus ces dernières années, en réponse à la concentration des médias : Rise Project, Recorder et Casa Jurnalistului. Disponibles uniquement en ligne, ils sont financés par leurs lecteurs et des programmes étrangers de soutien aux médias (et, dans le cas de Recorder, de la publicité).
La corruption à tous les niveaux de l'État est au cœur de leur travail. Les enquêtes de Rise Project, notamment, ont mené à de multiples condamnations. Rise (dix employés) est membre de l'Organized Crime and Corruption Reporting Project (l'OCCRP, un organisme sans but lucratif). Pour Romana Puiuleț, cofondatrice du média, « le drame du Colectiv a rendu les Roumains bien plus demandeurs d'investigations. Ils ont vu qu'il y avait des résultats et ça leur a aussi donné envie de s'impliquer en attirant l'attention des médias sur certains sujets. » Présent surtout à Bucarest, Rise veut s'étendre en créant des centres d'investigation à l'échelle locale avec des jeunes journalistes.
L'équipe souhaite aussi lancer un site permettant aux personnes travaillant dans les institutions publiques de fournir anonymement des informations. Une manière de protéger ses sources, précieuses dans les institutions publiques, alors qu'il devient de plus en plus difficile d'obtenir des réponses de la part de ces institutions dans le délai légal (en Roumanie, toute sollicitation d'information faisant partie du domaine public de la part d'un citoyen ou d'une organisation doit faire l'objet d'une réponse sous trente jours). « Ils trouvent toujours toutes sortes de motifs, notamment le règlement RGPD, de plus en plus invoqué », déplore Romana Puiuleț.
Catalin Tolontan confirme la tendance : « Il y a quinze ans, tout le monde comprenait ce qu'était une information publique. Aujourd'hui, si la mairie te refuse une info, elle a tous les droits. Or, cette info ne lui appartient pas, je la publie justement car il s'agit d'une info publique. Elle a une valeur, je dois la transmettre... C'est l'essence de la démocratie. Le problème, c'est que les tribunaux ne te suivent plus là-dessus. De manière générale, la justice ne comprend plus ce que signifie l'indépendance de la presse. »
« Ce métier a encore besoin de tellement de choses », soupire Tolo. Invité des séminaires annuels du groupe Ringier, désormais propriétaire des journaux GSP et Libertatea, il constate qu'on n'y parle guère de journalisme. « C'est à peine si le nom de Jan Kuciak [journaliste slovaque assassiné en 2018, à l'âge de 27 ans, alors qu'il enquêtait sur des affaires de corruption dans les milieux d'affaires et politiques de son pays, NDLR] y a été prononcé. Par contre, on nous serine avec Tik Tok et Facebook », regrette-t-il, expliquant que Ringier utilise un indicateur permettant de mesurer le succès des articles de chaque auteur. Des statistiques qu'il ne transmet jamais à ses journalistes. « Je trouve ça inhumain de les exposer, à 25 ans, à de telles pressions et à quelque chose qui ne dépend pas d'eux. Les systèmes de Google et de Facebook sont faits à l'inverse de notre métier, leurs algorithmes promeuvent le volume et ce qui se sait déjà. Nous, on s'occupe de la nouveauté, de choses que les gens ne savent pas. Ils ne mesurent pas ce qui est d'intérêt public mais ce qui intéresse le public, c'est tout l'inverse. Facebook ne produit aucun contenu, ils n’auront jamais de correspondant à Kaboul. »
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