Introduction
Le paysage satellitaire international connaît un foisonnement de chaînes dédiées à l’actualité et à l’information. Mais force est de constater que le Moyen-Orient attire un nombre non négligeable d’entre elles. Au cours de ces dix dernières années, un grand ensemble d’acteurs régionaux comme internationaux ont essayé de percer sur le marché satellitaire moyen-oriental par le lancement de chaînes arabophones afin d’influencer les opinions publiques de la région. Ainsi, comme par volonté d’empêcher la chaîne qatarie Al-Jazeera de s’approprier le monopole en la matière, on assistera au fil des années au lancement de plusieurs supports aux origines nationales diverses. Londres (BBC Arabic), Paris (France 24), Moscou (Russiya Al-Yawm), Pékin (CNTV-Arabic) mais aussi Riyadh (Al-Arabiya) ou encore Téhéran (Al-Alam) ont ainsi tous lancé leurs propres médias satellitaires arabophones, aux fins d’exposer leurs visions et leurs analyses des relations internationales aux téléspectateurs du Moyen-Orient.
Dans ce paysage global, il eut été évidemment étonnant de ne pas retrouver les Etats-Unis. Fortement engagés depuis plus de six décennies dans les évolutions du Moyen-Orient, les Américains ne pouvaient se permettre de rester en retrait du boom satellitaire moyen-oriental. C’est ainsi que fut lancée, en 2004, sous l’Administration républicaine du président George W. Bush, la chaîne arabophone satellitaire Al-Hurra (La Libre). Vouée à concurrencer Al-Jazeera, aspirant également à exposer les tenants et les aboutissants de la politique des Etats-Unis dans la région, cette chaîne paraissait ainsi vouloir tabler sur la capacité des médias américains, satellitaires soient-ils ou non satellitaires, à influencer fortement les opinions publiques.
Une chaîne indispensable pour Washington
Le lancement de la chaîne Al-Hurra, le 14 février 2004, intervenait dans un contexte particulier : celui des guerres lancées par Washington en Afghanistan (2001) et en Irak (2003), au lendemain des attentats du 11-Septembre, au nom de la « guerre contre le terrorisme ». Bien évidemment, ce projet n’était en rien le produit d’une réflexion éclair, et répondait à des objectifs spécifiques. Soucieuse de gagner la compréhension, voire l’adhésion du plus grand nombre possible d’Arabes du Moyen-Orient à ses politiques, l’administration Bush sollicitait, à travers cette chaîne, la mise en avant d’explications et d’analyses visant à convaincre les audiences régionales de la pertinence de ses politiques et stratégies. Cette démarche paraissait d’ailleurs confortée par la réussite d’une tentative précédente similaire : Radio Sawa, station radiophonique de musique et d’information lancée en mars 2002 par Washington, bénéficiait en effet de retours prometteurs en termes d’audience. De quoi convaincre les Etats-Unis que la population de la région demeurait tout sauf pleinement hostile à leurs politiques. Le Moyen-Orient étant peuplé d’une grande partie de jeunes, cette même génération paraît potentiellement vouée à participer aux évolutions politiques et socio-économiques concrètes de la région. Dès lors, la possibilité qu’il y a pour les Etats d‘influencer ces jeunes représente, plus que jamais, un enjeu crucial.
C’est ainsi que les Etats-Unis placeront la chaîne Al-Hurra sous des oripeaux officiels. Relevant de l’autorité du Broadcasting Board of Governors (BBG), un organe créé en 1994 et composé de 8 personnes républicaines et démocrates nommées par le président américain puis confirmées par le Sénat, ainsi que du secrétaire d’Etat en fonction qui en fait partie ex nihilo, Al-Hurra bénéficiera d’une enveloppe budgétaire débloquée par le Congrès américain. Celle-ci lui permettra de recruter environ 250 personnes, dont 90 opérant dans les bureaux des Etats-Unis. Nécessairement synonyme d’une indépendance plus que réduite de la ligne éditoriale de la chaîne, cette situation ne paraissait pas pour autant choquante ou abusive. Vouée à la défense de l’image des Etats-Unis au Moyen-Orient, Al-Hurra se devait en effet d’être soumise à des circuits politiques et financiers bien précis. Le gouvernement américain ne pouvait prendre le risque de laisser le capital de « sa » chaîne ouvert à des acteurs tiers susceptibles d’en modifier le contenu et les orientations. C’est néanmoins ce même aspect qui paraît aussi pouvoir reléguer Al-Hurra au rang des outils de « propagande »
Entre finances et organisation interne
Le budget d’Al-Hurra a évolué à travers les années. Bénéficiant d’une somme de 62 millions de dollars pour l’année 2004, la chaîne tourne aujourd’hui avec un budget de 90 millions de dollars. Cette somme reste en deçà des souhaits des responsables d’Al-Hurra, qui avaient notamment demandé 112 millions de dollars pour l’année 2009. Mais elle n’en est pas moins importante pour qui la compare aux moyens attribués à d’autres médias défendant l’image des Etats-Unis. Alors que la Radio Free Europe tourne avec un budget annuel de 40 millions de dollars, l’hispanophone TV Marti se voit attribuer 30 millions de dollars, et la section persanophone de la Voice of Europe 20 millions de dollars.
Néanmoins, ces seuls aspects financiers ne suffisent en rien à expliquer pourquoi Al-Hurra a pu être l’objet de beaucoup de critiques depuis son lancement. Ce sont en effet les particularités de la grille de programmes de cette chaîne, combinées à l’handicap généré par sa fonction initiale de défense des orientations de l’Administration Bush, qui rejailliront directement sur sa crédibilité, et donc, sur son audience.
Le budget de fonctionnement d’Al-Hurra peut en effet paraître réduit à première vue, notamment pour qui le compare à celui d’Al-Jazeera (quelque 500 millions de dollars annuels). Cela étant dit, l’exemple de la chaîne France 24, qui fait tourner ses trois réseaux de diffusion (français, anglais et arabe) avec un budget annuel total de 80 millions d’euros, suppose que Al-Hurra pourrait assez largement se satisfaire de la somme qui lui est allouée annuellement. Car dans les faits, outre la méfiance qu’elle a pu générer au Moyen-Orient dès son lancement du fait de sa fonction de défenseur de l’administration Bush, cette chaîne a aussi commis des erreurs de programmation. Al-Hurra diffuse en effet, à certains moments de la journée, tous genres de documentaires (scientifiques, techniques, animaliers…) en version originale anglaise sous-titrée, alors que le public a plutôt tendance à attendre d’une chaîne d’information qu’elle lui serve de l’actualité dans sa langue originale d’élocution (l’arabe) à une fréquence régulière. Ce qui a très certainement joué dans les difficultés de cette chaîne à avoir une force d’impact.
En parallèle, il convient de ne pas oublier que les orientations idéologiques de la chaîne ont aussi joué à rebours de ses intérêts. La ligne éditoriale de la chaîne, axée sur des arguments conformes à la rhétorique gouvernementale américaine, a évidemment beaucoup contribué à ce fait. Mais il y a lieu d’ajouter à cette explication un autre élément, qui rejoint plus spécifiquement la sociologie de la région. Le recours large – quoique non exclusif – de la chaîne Al-Hurra à des journalistes à l’accent libanais et aux prénoms à consonance chrétienne n’a en effet pas été pour convaincre les Arabes que les Etats-Unis approchaient le Moyen-Orient de manière neutre. Dans l’histoire de la région, les chrétiens libanais sont généralement – et parfois abusivement - considérés comme proches des Forces libanaises, formation politique libanaise aux relents parfois racistes et xénophobes qui considère que le Liban n’est ni un pays arabe, ni même musulman. Dès lors, un réflexe assez généralisé a pu pousser nombre de téléspectateurs du Moyen-Orient à en déduire que le projet d’Al-Hurra consistait à promouvoir une lecture communautaire des évolutions régionales, conformément à une vision défendue notamment par Israël.
A ces éléments s’ajoutent les failles dans la hiérarchie organisationnelle de la chaîne Al-Hurra, déterminée par le gouvernement américain. L’exemple de Brian Conniff, président à la fois de la chaîne et de Radio Sawa, en donne une bonne illustration. Outre qu’il n’a pas d’expérience prouvée dans le secteur des médias et de la communication, celui-ci ne parle pas l’arabe, ce qui est une contrainte considérable pour le président d’une chaîne qui n’en maîtrise absolument pas le contenu, si ce n’est au travers des éléments de traduction qui lui parviennent. Une critique assez similaire peut prévaloir dans le cas du directeur de l’information de la chaîne, Daniel Nassif. Non seulement celui-ci n’a pas non plus d’expérience dans le domaine des médias, mais il a eu de surcroît pour activité précédente la mise en place d’une politique de lobbying à Washington au profit d’un ancien général des Forces libanaises. Cette particularité de type politico-confessionnel est d’ailleurs l’un traits marquants dans la composition du personnel d’Al-Hurra.
Al-Hurra prisonnière de sa fonction ?
Al-Hurra n’a pas moins tenté de pallier à ces difficultés. Mais cela ne lui a pas pour autant permis ni de confirmer son audience et son influence au Moyen-Orient, ni même de gagner les faveurs de ses détracteurs aux Etats-Unis. L’ouverture de l’antenne à des opinions adverses et critiques envers les Etats-Unis ou la retransmission par la chaîne de discours considéré comme extrémistes – telles les adresses de Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah libanais – se sont ainsi révélées vaines. Si le Broadcasting Board of Governors insiste, de son côté, sur la nécessité de faire de la pluralité des opinions un principe de fonctionnement de la chaîne, cela n’a pas empêché certains officiels américains de déplorer une telle ouverture. La tâche s’avère ainsi peu aisée pour un média qui, tout en ayant une fonction officielle de défenseur des intérêts américains, se doit néanmoins de trouver un équilibre entre exposition d’une pluralité d’opinions et souci de sa part de ne pas laisser les détracteurs des Etats-Unis bénéficier d’un quelconque enduit de légitimité.
Ainsi, l’impact limité de la chaîne Al-Hurra, combiné plus généralement à la stratégie et à la gestion opérées par le Broadcasting Board of Governors, n’ont pas manqué de revenir récemment dans le débat public américain. Le 9 juin 2010, un rapport publié par le Comité des Affaires étrangères du Sénat américain, sous le titre de U.S. International Broadcasting: -Is Anybody Listening ?- Keeping the U.S. Connected, faisait état de certains griefs opposables au BBG et à sa stratégie, et remettait dès lors en question l’enveloppe de près de 700 millions de dollars qui lui sont alloués annuellement. Parmi ces reproches, on retrouvait : une critique de certains membres du Congrès accusés d’avoir pris en otage le BBG à des fins partisanes ; la vacance du poste de président de cette instance depuis juin 2008 ; le fait que quatre des huit membres du BBG n’aient pas été renouvelés en dépit de l’expiration de leur mandat ; leur manque de compétence dans le domaine des médias ou des relations internationales ; ou encore l’expression de l’échec de la stratégie de cette instance à travers l’exemple d’Al-Hurra, média qui « [coûte] cher, et, à l’exception de l’Irak, est peu regardé dans cette région vitale [du Moyen-Orient] ».
Bien que n’étant en rien nouvelles, ces accusations n’ont pas été prises à la légère. Le président Barack Obama avait suggéré en novembre 2009 de nouveaux noms pour le renouvellement du BBG, qui n’avaient depuis pas été confirmés par le Sénat. Mais cette affaire sera finalement réglée à la fin du mois de juin 2010, quand Walter Isaacson, ancien président de la CNN, sera confirmé à la présidence de l’agence. De même, cette instance accueillera en son sein d’autres personnalités de renom, tels Dana Perino, attachée de presse de la Maison Blanche à l’époque de G. W. Bush, ou encore Susan McCue, précédemment en charge de l’équipe du Sénateur démocrate Harry Reid.
Du BBG à Al-Hurra : vers une plus grande efficacité ?
Le profil des membres du BBG laisse augurer d’une meilleure connaissance de leur part des particularités et des subtilités du monde des médias et de la communication. Mais, dans le même temps, il faut convenir que rien n’indique à ce stade que la chaîne Al-Hurra réussira facilement à atteindre ses objectifs de popularité et de plus grande influence sur les opinions publiques du Moyen-Orient. Car ce renouvellement et ce recentrage éventuel du BBG sur des perspectives plus prometteuses paraissent pouvoir bénéficier à terme à la chaîne télévisée arabophone à compter du moment où elle connaîtrait elle-même des recadrages substantiels. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’une révolution de la composante hiérarchique de la chaîne, de la manière par laquelle ses journalistes couvrent les événements, et/ou de la nature de ses programmes, pourraient faire évoluer le paysage médiatique moyen-oriental au point de bouleverser les habitudes de consommation des téléspectateurs. En effet, aujourd’hui encore, le mastodonte télévisuel du Moyen-Orient se nomme Al-Jazeera. Outre qu’elle bénéficie de moyens financiers considérables, d’une équipe professionnelle dont plusieurs membres ont fait leurs armes à la BBC Arabic, et d’une antériorité et d’une longévité non négligeables, cette chaîne doit finalement son succès à deux paramètres fondamentaux : la nature arabe de son pays d’accueil et de son détenteur officiel (le Qatar) ; et son appropriation d’une grille idéologique précise et assumée pour les besoins d’analyse des évolutions du Moyen-Orient, à savoir le panarabisme. Ce facteur double paraît incontournable pour qui cherche à gagner la confiance des habitants de la région, tant l’attention des téléspectateurs dépend des registres de l’émotion, de la dénonciation, et de l’exposition des images les plus explicites, voire les plus choquantes qui soient. En ont témoigné, par-dessus tout, la guerre des 33 jours entre Israël et le Liban (2006) ainsi que l’offensive israélienne contre la bande de Gaza (2008-2009). A l’occasion de ces deux événements, Al-Jazeera a ainsi été la plus en pointe pour ce qui concerne la diffusion d’images-choc, souvent en direct, ou encore l’invitation à ses émissions d’analystes israéliens et de membres du gouvernement israélien afin de mieux les dénoncer. Alors que, en contrepartie, une chaîne telle qu’Al-Hurra, outre qu’elle cédera difficilement à une critique de plein front des Etats-Unis et de leurs alliés, prend régulièrement le soin d’expurger ou d’occulter toute image susceptible d’exposer des faits choquants courant sur le terrain, surtout lorsqu’ils heurtent les intérêts de la politique américaine. De son point de vue, il y a ainsi matière à ne pas choquer le téléspectateur ; mais dans la vision du téléspectateur arabe du Moyen-Orient, cette attention toute particulière n’est qu’un procédé ayant vocation à cacher les réalités du terrain, et à disculper de leurs actes les fautifs réels.
Une partie loin d’être gagnée pour les Etats-Unis
Or, à l’heure qu’il est, si le public arabe paraît avoir un peu plus de considération pour Barack Obama qu’il n’en avait auparavant pour George W. Bush, cela ne garantit pas pour autant une potentielle et pleine adhésion de leur part à ce que leur expose la chaîne Al-Hurra. Aussi poussés que pourront être ses efforts en matière d’objectivité et d’approche équilibrée de l’information, Al-Hurra paraît difficilement pouvoir gagner les esprits de son cœur de cible. Elle gagnerait ainsi certes à laisser une plus large place aux débats d’opinions contradictoires, à montrer une plus grande représentativité au niveau de ses journalistes, et à épurer ses assertions de tout relent de type idéologique. Mais quand bien même elle se hisserait à un meilleur niveau en termes professionnels, sa pleine consécration au Moyen-Orient est loin d’être garantie. Al-Jazeera et Al-Arabiya paraissant indéboulonnables pour l’heure, ces deux chaînes connaissent de surcroît l’avantage d’avoir des téléspectateurs qui, dans leur globalité, adhèrent à leurs discours et à la manière par laquelle chacune d’entre elles approche l’information. Alors que, dans le cas d’Al-Hurra, le cumul d’audience, outre qu’il ne coïncide pas nécessairement avec un visionnage prolongé de ses programmes, n’est pas forcément synonyme d’une validation par ses téléspectateurs de l’approche qu’elle fait de l’actualité et des événements de la région. La capacité des Etats-Unis à redorer leur blason à travers la chaîne Al-Hurra paraît ainsi durablement compromise. Quant à Al-Hurra, elle ne réussira probablement à trouver son public qu’à partir du moment où Washington aura développé une approche politique régionale plus prometteuse et plus attrayante du point de vue des Arabes du Moyen-Orient. Et même dans cette éventualité, la bataille médiatique des Américains aura plus de chances de continuer à prévaloir dans la catégorie des poids légers de la région, telles France 24, la BBC Arabic, Russiya-Al-Yawm ou encore la CNTV-Arabic. Les poids lourds régionaux, Al-Jazeera et Al-Arabiya, ont en effet des origines nationales et une perception politique des événements régionaux qui jouent incontestablement en leurs faveurs. Leur approche des événements, qui cherche à plaire à un public le plus large possible, confirme d’ailleurs que l’absence de liberté politique dans les espaces du Moyen-Orient n’a absolument pas pour corollaire une annulation de la conscience politique et citoyenne chez les Arabes du Moyen-Orient. C’est d’ailleurs ce point précis qui explique peut-être pourquoi Barack Obama, cherchant à adresser un message fort au monde arabe, avait décidé de donner sa première interview télévisée en tant que président des Etats-Unis à la chaîne Al-Arabiya plutôt qu’à Al-Hurra...
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