Al-Manâr : voir et entendre le Hezbollah libanais

Al-Manâr : voir et entendre le Hezbollah libanais

Al-Manar est aujourd'hui le principal levier du dispositif communicationnel du Hezbollah. Son évolution dépend fortement du contexte politique national ainsi qu'international dans lequel le pays du Cèdre se trouve.
Temps de lecture : 7 min

Introduction

Le 3 juin 1990, soit moins de deux ans après la signature de l’accord de Taïf (1989) qui mit officiellement fin à la guerre civile libanaise (1973-1990) (1), la chaîne TV al-Manâr vit le jour.
Vraisemblablement lancée à l’initiative d’un groupe de sympathisants du Hezbollah (littéralement Parti de Dieu)(2), elle disposait alors de moyens très modestes et diffusait deux heures par jour depuis le sous-sol d’un immeuble populaire, via un émetteur fixé sur le minaret d’une mosquée. Pour autant, la chaîne pirate ne tarde pas à affermir ses liens avec le Parti de Dieu. A partir du milieu des années 1990, elle devient le principal levier de son dispositif communicationnel.
 

"La chaîne de la résistance"

En 1990, cinq ans après sa première apparition publique, le Hezbollah conquiert la banlieue sud, au terme d’un long conflit avec son rival chiite, Amal(3), et s’empare du contrôle d’al-Manâr, une télévision locale récemment créée.
Il entendait ainsi se doter d’un support de publicisation de son identité politique et religieuse susceptible d’incarner le pendant cognitif et scénique de sa stratégie militaire. Al-Manâr devient alors l’un de ses instruments privilégiés destinés à médiatiser ses combats dans le Sud-Liban et à construire sa légitimité. A travers les programmes qu’elle diffuse, se déploie désormais une narration structurée autour du thème de la « résistance armée », répertoire central de mobilisation du parti, légitimée par le référent religieux et puisant son symbolisme dans la mémoire collective chiite.
Dès le début des années 1990, conscient de l’impact stratégique de l’image, le Hezbollah procède à l’enregistrement en temps réel de ses opérations dans la bande occupée par l’Etat hébreu, contre les positions tenues par les forces israéliennes et leur milice supplétive libanaise(4). Ces vidéos, dont Al-Manâr aura la primauté, constitueront, dès lors, sa marque distinctive(5) et permettront au parti de démontrer la force morale et militaire de ses combattants et, par conséquent, de battre en brèche le mythe de l’invincibilité de l’armée israélienne.

Légalisation

Au sortir des opérations « Règlement de comptes » (1993) et « Raisins de la colère » (1996) menées par Israël contre le Liban, la légitimité nationale de la « résistance islamique » du Hezbollah suivra une pente ascendante. En juillet 1996, Al-Manâr obtient une licence légale provisoire. En vertu d’une dérogation à la nouvelle loi sur l’audiovisuel adoptée en 1994, elle est alors classée « chaîne de la résistance » par les pouvoirs publics libanais. La mise en application de cette loi, entrée en vigueur en 1996, s’était traduite de facto  par la distribution de licences à des leaders politiques au prorata de l’importance numérique des principales communautés du pays : La Lebanese Broadcasting Company International (LBCI), propriété d’une personnalité des Forces libanaises, pour les chrétiens maronites ; Future Television, propriété de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, pour les musulmans sunnites ; Murr Television (MTV), propri&eacueacute;té de la famille de l’ancien ministre de l’Intérieur, Michel Murr, pour les grecs-orthodoxes ; la National Broadcasting Network (NBN), propriété de Nébih Berri, président du Parlement et leader du mouvement Amal pour les chiites(6).
En 1997, le provisoire devient permanent : Al-Manâr obtient sa licence définitive. Désormais, elle appartient à la société Lebanese Communication Group (LCG) qui possède également la radio an-Nûr (« la lumière », affiliée au parti et créée en mai 1988). Cette société, dont le Hezbollah contrôle 55 % des actions, est cependant dirigée par un conseil d’administration composé d’une dizaine de personnalités de confessions différentes.

L’institutionnalisation de la chaîne

La légalisation d’al-Mânar fait écho au renforcement de l’assise sociale du Hezbollah. Mais elle témoigne aussi de la profonde évolution politique qui a été la sienne à la suite de sa participation systématique, à partir de 1992, aux différentes échéances électorales (législatives et municipales) au Liban(7). L’entrée du parti dans le jeu politique conventionnel a suscité également un réajustement de la mission dévouée à la chaîne. Alors qu’elle était jusque-là quasi-exclusivement consacrée à la « résistance armée », al-Manâr va tenter progressivement d’assumer deux nouvelles fonctions. D’une part, entretenir l’allégeance au parti de la large base populaire qui lui est déjà acquise sans s’engager pour autant dans ses structures, d’autre part, atteindre un nouveau public non chiite, favorable à l’action militaire du Hezbollah mais ne se reconnaissant pas, néanmoins, dans son identité confessionnelle et religieuse. De plus en plus al-Manâr va donc s’afficher comme une chaîne généraliste, intégrant dans sa grille de programmation, divertissements, émissions sociales, sport et talk show. Durant le mois de ramadan 2007, elle diffuse ainsi le très populaire feuilleton syrien Bab al-Harâ qui lui permet de prendre la tête des télévisions libanaises, tout au long du mois sacré (annexe 1).

Annexe 1
Sondage d’opinion effectué en septembre 2007
Echantillon de 400 personnes tenant compte des paramètres confessionnels et territoriaux
Question posée : « Votre chaîne préférée pour le mois de Ramadan »
Source : le quotidien libanais Al-Akhbar
 
Parallèlement, elle fait appel à des journalistes et à des animateurs non affiliés au parti.
Cette métamorphose s’accompagne d’un effort exceptionnel en termes de professionnalisation. Al-Manâr s’installe dans de nouveaux locaux plus vastes, elle se dote d’un équipement perfectionné, recrute un personnel diplômé et compétent, instaure des sessions de formation continue pour ses employés et fait appel à des experts nationaux et internationaux en communication pour améliorer sa grille de programmation et évaluer son audience. L’organisation interne de la chaîne est rationalisée par la mise en place de départements(8) spécialisés ainsi que par la constitution d’une société de production et de diffusion de la « culture de la résistance ». En 1998, elle signe un contrat avec Thomson qui lui permet d’acquérir la technologie digitale.

Al-Manâr satellitaire

Le 24 mai 2000, jour de la libération du Sud-Liban, la société LCG obtient les autorisations nécessaires pour lancer une chaîne satellitaire qui émet pour la première fois, un mois après le déclenchement de la première Intifada palestinienne. Elle est supervisée par la même direction que al-Manâr terrestre, occupe les mêmes locaux et mobilise le même personnel. Ce nouveau média atteste surtout de la volonté du Hezbollah de déployer son influence dans l’espace moyen-oriental, en s’appuyant sur la popularité acquise grâce à sa « victoire de l’an 2000 ». Interprétant le retrait précipité des forces israéliennes du Sud-Liban comme la preuve du triomphe de la stratégie militaire du Hezbollah, le nouveau média s’attache à plaider en faveur du « choix de la résistance » (« khiyyar al-muqâwama ») dans les territoires palestiniens occupés et dans le monde arabe. La nouvelle chaîne gagne rapidement en visibilité et en crédibilité à Gaza et en Cisjordanie(9). Au lendemain de la guerre de 33 jours (été 2006), une étude du BBC Monitoring Service affirme qu’à l’occasion de ce conflit, l’audience d’al-Manâr dans le monde arabe aurait considérablement progressée comparativement aux autres télévisions de la région, passant de la 83e place à la dixième. Hassan Nasrallah, secrétaire général du parti, s’impose dès lors à l’écran de la chaîne comme la figure emblématique de la « victoire sur Israël ».

La revanche d’al-Manâr

Le 14 décembre 2004, accusée d’antisémitisme, al-Manâr satellitaire suspend son signal via Eutelsat pour se conformer à l’ordonnance rendue par le Conseil d’Etat français sommant l’opérateur de télécommunication de faire cesser la diffusion de la chaîne sur l’Hexagone. La chaîne est progressivement interdite dans tout l’espace de l’Union européenne, au Canada, aux Etats-Unis et dans certains pays d’Amérique latine et d’Asie du Sud-Est. Par-delà les ambivalences bien réelles d’al-Manâr sur la question juive(10), la concordance des restrictions est révélatrice des enjeux politiques que recèlent les flux de communication transnationaux sur le conflit israélo-arabe.
Pour faire face à ces interdictions, al-Manâr développe deux stratégies. La première est offerte par la toile. Depuis six ans, le site d’al-Manâr connaît en effet une évolution remarquée. Devenu trilingue depuis peu (français, anglais, espagnol), le site offre désormais un service de diffusion continue de la chaîne. La seconde stratégie, qui lui permet de s’affranchir des contraintes politiques liant les sociétés de droit européen et étatsunien, consiste à conclure des conventions avec des opérateurs de télécommunications asiatiques, dont Palapa C2 satellite appartenant à la Indonesia Telekom compagny.

Audience et portée

Les études d’audience menées au Liban ne fournissent que des estimations sommaires sur la réception d’al-Manâr. Si elles s’accordent toutes à attribuer une bonne place à la chaîne du Hezbollah (2e ou 3e parmi les télévisions nationales), elles ne procurent, en revanche, aucun élément qualitatif sur le profil sociologique de son public. Conduites par des sociétés privées spécialisées dans le marketing, toutes ces études sont effectuées par sondage d’opinion, sans considération des appartenances et allégeances de l’échantillon retenu (Annexe 2). Or, dans un pays comme le Liban, où, le marquage confessionnel et politique du paysage audiovisuel tout comme des territoires est un paramètre central pour appréhender la portée d’un média , on ne peut que manier avec prudence les résultats ainsi obtenus. 

Annexe 2

Sondage d’opinion effectué au mois de mars 2000. Echantillon : 802 personnes.
Question posée : « When you think of TV’s, which channel comes first to your mind ?”
Source : Statistics Lebanon

Néanmoins, une chose est sûre : en tant qu’organe médiatique d’un parti hégémonique confessionnel, l’audience d’al-Manâr est tributaire du contexte politique national et transnational. Au Liban, elle évolue au gré des crises, des affrontements et des réconciliations nationales… Dans le monde arabe, elle demeure dépendante de la conflictualité israélo-arabe.

Al-Manâr en quelques lignes :

Directeur : Abdallah Kassir
Nombre d’employés déclaré : 350
Budget : non déclaré
Société de diffusion des produits d’al-Manâr : Dar Al-Manâr for Art Production & distribution
Diffusion satellitaire via : Arab Sat, Badr 3 et NileSat
 

(1)

Sur la guerre civile au Liban se reporter à Picard E., Liban. L’Etat de discorde, Paris, Flammarion, 1988. 

(2)

Sur le Hezbollah voir notamment Mervin S., (ed.), 2008, Hezbollah. Etat des lieux, Paris, Actes Sud et HAMZEH A.S., 2004, In the Path of Hizbullah, New York, Syracuse University Press. 

(3)

Sur le conflit Amal-Hezbollah, voir LAMLOUM, O., 2010, « Retour sur les traces d’un conflit : Amal vs Hezbollah (1988-1990) », in MERMIER F. (dir.), Mémoires de guerre civile (1975-1990), Paris, Actes Sud, pp. 205-225. 

(4)

Il s’agit de l’armée du Liban-Sud (ALS), une micile armée, entraînée et financée par Israël et contrôla jusqu’à 2000 la « zone de sécurité » occupée par Israël au Sud du Liban. 

(5)

Les plus connues sont les opérations de Dabcheh (29/10/1994), de Bar Kilâb (28/7/1993), Tallûsa (15/01/1993) et enfin la prise de la place de Sujud, le 12/05/1997, rendue célèbre grâce à l’image d’un combattant du Hezbollah plantant le drapeau noir du parti au cœur de la position investie. 

(6)

Sur la loi de 1994, se reporter à l’article de Nabil Dajani : Dajani (2001) "The Changing Scene of Lebanese Television", in Transnational Broadcasting Studies, No. 7, Fall/Winter 2001.  

(7)

Sur cet aspect, on se reportera à HAMZEH, A. N., 1993, « Lebanon's Hizbullah: from Islamic revolution to parliamentary accommodation », Third World Quarterly, Vol. 14, No 2, pp. 321-337. 

(8)

Al-Manâr est structurée autour de 6 départements : programmes sociaux et divertissement, programmes sportifs, programmes pour les enfants et les jeunes, programmes culturels et religieux, programmes libanais et étrangers et enfin la direction des réalisateurs. 

(9)

Les sondages d’opinion l’attestaient dès le début des années 2000. Par ailleurs, en 2007, le sondage du Centre palestinien Jerusalem Media and Communication Centre (JMCC) montre que la chaîne de Hezbollah occupe la quatrième place dans le classement des chaînes les plus crédibles aux yeux des Palestiniens. Sondage numéro 61, mars 2007.  

(10)

Voir à ce propos Achcar, G., 2009, Les Arabes et la Shoah , Paris, Actes Sud. 

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