L'algo, le service public et moi
Radio France a voulu développer un algorithme de recommandation unique en son genre, qui ne se focalise pas seulement sur les clics, mais invite à la découverte de programmes. Pas si simple.
© Illustration : Sophie and the Frogs
Radio France a voulu développer un algorithme de recommandation unique en son genre, qui ne se focalise pas seulement sur les clics, mais invite à la découverte de programmes. Pas si simple.
Le 25 janvier 2021, peu avant 17 heures, Laurent Frisch, le directeur du numérique et de la production de Radio France, m'a inspiré des sentiments contraires. J'ai senti monter en moi une puissante irritation et, je dois l'admettre, une forme de vénération. Via l'application Teams, je venais de l'interroger pendant trois quarts d'heure à propos d'un projet qui me semblait digne d'intérêt : la conception d'un algorithme de service public. Les journalistes ne se pressant pas pour écrire sur ce sujet, j'avais imaginé, candide, que l'on m'ouvrirait les portes de la Maison de la radio et de la musique — le bâtiment avait été rebaptisé deux semaines plus tôt — pour observer et décrire le processus à l'œuvre. Je me voyais déjà composant une fresque dans laquelle témoigneraient des représentants de tous les métiers impliqués dans un tel chantier.
De l'autre côté de l'écran, Laurent Frisch ne l'entendait pas de cette oreille. Son niet a été très net : personne dans ses équipes n'aurait le droit de me parler. Les rendez-vous que j'avais déjà pris seraient tous annulés. À cet instant, donc, je l'ai détesté. Mais j'ai trouvé infiniment respectable la raison qu'il a aussitôt avancée : le fait de mettre en mots cette expérience avant son terme, disait-il, pouvait brider la créativité et restreindre l'espace des possibles. Il craignait que ses collaborateurs soient « perturbés par le fait de raconter ». Il redoutait que cela les conduise à « peut-être infléchir leur façon de travailler » dans le but plus ou moins conscient de proposer « une histoire plus belle ». Conquis par cette explication (aka l'excuse du siècle), j'ai ravalé ma frustration.
La version officielle peut se résumer ainsi : en 2019, dans le cadre d'un « accélérateur d'idées » organisé par Radio France, un « algorithme de service public » est « pitché » par quatre jeunes salariés. Baptisée « Prenez les commandes », leur proposition remporte ce concours interne et devient le grand projet de la direction du numérique. Des experts sont auditionnés, un livre blanc est rédigé, des développements sont engagés, des tests sont menés, le concept est ajusté… Et, le 23 novembre 2022, l'algorithme maison est enfin lancé sur la plateforme qui regroupe les programmes des stations publiques — juste à temps pour figurer au bilan de Sibyle Veil, la présidente de Radio France, reconduite par l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) le mois suivant.
En réalité, cela faisait des années que Radio France cherchait une manière satisfaisante de faire entendre une part plus importante des quelque 2 millions de programmes qui constituent son catalogue… en plus des 80 heures de nouveaux programmes quotidiens. Comparaison soufflée par une cadre de l'entreprise : « Vous imaginez la BNF avec les mètres carrés d'une petite librairie ? Avec notre appli, on est à peu près dans cette situation. » Depuis que les algorithmes de recommandation ont envahi nos vies, la nécessité de « faire quelque chose qui soit service public » planait au-dessus de la Maison ronde. L'unique data scientist qui y était employé avait entrepris d'expliquer à ses collègues quelles utilisations pourraient être faites des montagnes de données accumulées. Mais la prise de conscience progressait pianissimo. Au fond, l'accélérateur d'idées a surtout constitué un accélérateur politique.
Le cap était audacieux : il s'agissait de mettre au point un algorithme de recommandation qui fasse… l'inverse de ce que font habituellement les algorithmes de recommandation. « Dans la littérature sur la manière de concevoir des algorithmes, tout ou presque est orienté vers l'optimisation des clics. C'est exactement ce qu'on ne veut pas faire », m'expliquait Laurent Frisch le jour où je l'ai admiré et haï à la fois.
Dans ce refus, proclamé haut et fort, d'un algorithme obsédé par la performance, réside sans doute la condition d'adhésion à un tel projet par des équipes attachées aux valeurs du service public. Ne laissons toutefois pas un malentendu s'installer : Radio France ne déteste pas le clic — oh non ! Radio France aime le clic et les audiences avantageuses. Mais Radio France considère aussi qu'elle doit poursuivre une mission : délivrer les auditeurs des bulles de filtre et des habitudes dans lesquelles ils s'enferment (la fidélité à une station en particulier, sachez-le, c'est terriblement XXe siècle).
« N'est-ce pas un brin paternaliste ? », ont demandé certains experts interrogés au cours de la rédaction du livre blanc. La direction du numérique n'a pas dévié. L'algorithme doit favoriser la surprise et la découverte. Parmi les propositions faites aux utilisateurs de l'appli Radio France, figurent donc des programmes sur lesquels il est peu probable qu'ils cliquent à court terme. « Mais dans trois mois ou dans deux ans, en écoutant la radio ou en revenant sur notre appli, ils se diront peut-être que le moment est venu d'oser cette découverte », parie Laurent Frisch.
Selon le cahier des charges initial, l'algorithme devait fournir des recommandations qui reflètent les intentions éditoriales et la diversité des contenus produits par les sept chaînes de Radio France ; son fonctionnement devait être transparent et facilement explicable aux auditeurs ; l'auditeur devait pouvoir ajuster l'algorithme à sa main (et lui demander, par exemple, d'être moins énergivore) ; les données personnelles devaient être manipulées avec une éthique exemplaire.
Au cours des trois années de gestation, ces envies ont été largement triturées, déformées, enrichies, amputées, réinventées. L'exploration des données a révélé la complexité des goûts des auditeurs, déjouant les statistiques (oui, certains d'entre eux écoutent de manière obsessionnelle La Fabrique de l'Histoire et les Dirty Mix de Mouv'). Cependant, nombre d'ambitions ont été revues à la baisse, remises à plus tard ou abandonnées. La direction du numérique nourrissait ainsi l'espoir que l'algorithme contribue à générer du lien social en favorisant des podcasts qui provoquent chez l'auditeur l'impression de faire partie d'une communauté. Mais comment le refléter dans les métadonnées ?
Autre désir : survaloriser les émissions qui démontent des fake-news ou révèlent des manipulations historiques. Mais lors des tests menés « en laboratoire », les programmes recommandés étaient toujours un peu les mêmes, à l'encontre de l'objectif de découverte. Ce rêve balbutiant a été enterré. Les intentions éditoriales ne sont pas toujours traduisibles en formules mathématiques. Et les effets recherchés sont parfois complexes à quantifier. Si le clic n'est plus l'alpha et l'omega, comment mesurer l'impact d'un algorithme ? Les têtes chercheuses de Radio France ont dû élaborer de nouveaux critères : des « indicateurs de découvrabilité ».
Finalement, le rôle dévolu à l'algorithme est assez modeste : il modifie l'ordre dans lequel sont présentées certaines sélections de programmes préalablement effectuées par quatre éditeurs. Pour Antoine Mairé, qui pilote cette équipe, la mise en œuvre de « l'algo » représente à la fois un gain de temps et un allègement de la « charge mentale » : « Avant, on changeait régulièrement l'ordre des programmes à la main et on se demandait sans cesse si on était assez équilibrés, si on avait bien mis en valeur toutes les chaînes, tous les sujets importants, toutes les manières de faire de la radio. » L'algorithme est aussi un merveilleux outil de diplomatie interne, un bouc émissaire tout désigné quand un producteur se plaint d'être mal placé.
Cette question de l'ordre d'apparition est cruciale : les utilisateurs de l'appli swipent peu et, sur la vingtaine de propositions contenues dans chaque carrousel thématique, cliquent surtout sur les deux ou trois premières.
Prenons celui consacré à la culture générale. « Au cours des deux premières semaines de déploiement, plus de 600 combinaisons différentes ont été proposées par le nouvel algorithme aux utilisateurs en fonction de leurs écoutes passées », indique Valentin Lecomte, responsable data et expérience de recommandation. Avant, parmi les programmes présentés dans ce carrousel, Sans oser le demander recueillait une part écrasante des écoutes. Depuis que l'algorithme bouleverse l'ordre, d'autres podcasts ont émergé, comme La Science, CQFD ou Quand les Dieux rôdaient sur la Terre. « On a observé une hausse de 30% des écoutes déclenchées depuis ce carrousel », note Valentin Lecomte. Pas mal pour un algorithme conçu à contre-courant de la course au clic. D'ailleurs, depuis ma conversation avec Laurent Frisch, le discours officiel s'est émoussé : il met désormais l’accent « autant sur la découverte que sur la performance ».
Antoine Mairé a hâte de pouvoir « faire jouer l'algo non pas sur des collections de podcasts mais sur des épisodes particuliers ». Mais sur la page d'accueil de l'appli, beaucoup de carrousels resteront ordonnés à la main. « On ne mettra pas l'algo là où on veut montrer des choix forts, ni à l'endroit où on met en avant les nouveautés. » Et puis, ajoute-t-il, « Il faut aussi que les gens qui cherchent nos blockbusters trouvent facilement le slider "Nos incontournables", c'est un repère. » Ainsi cohabitent l'humain et la machine, l'artisanat et l'automatisation. À Radio France, où l'on cultive le goût des formules un tantinet maniérées, on parle à présent de « recommandation hybride ».
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