Amazon déclare la guerre des contenus

Amazon déclare la guerre des contenus

Pionnière du commerce sur le Net, Amazon s’attaque désormais à l’édition et à la production de séries.

Temps de lecture : 10 min

L’arrivée de la « plus grande librairie du monde », au milieu des années 1990, a pris les acteurs de l’édition traditionnelle par surprise. Plus d’une décennie plus tard, l’« intrusion » du géant de Seattle dans la production de contenus fera grincer quelques dents. La stratégie d’Amazon, au départ société distributrice de livres, devenue ensuite créatrice de contenus, connaitra-t-elle un succès similaire, comme le laissent présager les deux Golden Globes qui ont récemment couronné ses activités dans la production de séries ?

Amazon : un bref historique

Amazon, fondée aux premiers jours du web par Jeff Bezos, un diplômé de Princeton issu de la finance new yorkaise, ouvrira son service Amazon.com en 1995, en annonçant son souhait de devenir la « société de la planète la plus centrée sur ses consommateurs»(1) . Dans un monde encore dominé par les éditeurs et les distributeurs physiques recourant à la vente par correspondance aux États-Unis, tel Ingram<(2) alors leader sur le marché, la compagnie connaîtra un développement très rapide à partir d’une excellente base logistique et de la prise de commande par marketing viral.

La société a assuré son développement, dans un premier temps, sur le marché des États-Unis, pour ensuite poursuivre son expansion, durant ses cinq premières années, par croissance externe, rachetant des sites web de vente en ligne de livres en Allemagne (ABC Telebuch) et au Royaume-Uni (Bookpages). Elle s’est également développée en se diversifiant dans 16 catégories de produits, notamment les produits électroniques labélisés Amazon, AmazonFresh pour l’achat et la vente de produits alimentaires sur Seattle, Amazon WarehouseDeals offrant des produits remis à neuf à des prix discount, ou encore Amazon’s Marketplace une activité profitable de « clearing » (compensation) pour les biens d’occasion.
 
Amazon fournit par ailleurs des services de publicité et de co-branding de cartes de crédit : Amazon Web Services, lancé en 2006, est le leader des services de cloud computing, son empreinte géographique est en constante expansion. Cette dernière offre permet non seulement de développer un écosystème d’entreprises, aussi diverses que Pfizer ou Voyages-sncf.com, mais aussi de continuer à réduire les coûts vis à vis des consommateurs finaux.
 
La société a connu une croissance fulgurante, la plus forte des sociétés de l’Internet, devançant Google et eBay. En 2013, le chiffre d’affaires atteint 74,45 milliards de dollars, contre 61 milliards en 2012(3)  . Par comparaison, en 2012, le total des ventes des éditeurs européens tournait autour de 22 milliards d’Euros(4) . Fabernovel(5) prévoit un chiffre d’affaires de 157 milliards de dollars à l’horizon 2017.
 
Amazon est organisée par zones géographiques : l’Amérique du Nord (près de 60 % du chiffre d’affaires) et l’international, dont les principaux marchés sont dans l’ordre l’Allemagne (près de 14 %), le Japon (10 %) et le Royaume-Uni (près de 9 %). À noter que le segment média (disques, films, livres) ne représentait en 2013 que 29 % du chiffre d’affaires contre 65,5 % pour les «produits électroniques et autres marchandises», les services contribuant à hauteur d’un peu plus de 5 %. Ces produits continuent à augmenter au détriment de la part « média ».
 
Malgré sa présence virtuelle dans le cyberspace, Amazon est avant tout une société de hardware(6) qui investit lourdement dans deux de ses processus clés :
- Une interface de vente qui s’appuie sur les plus vastes bases de données mondiales, impliquant un recours intensif à des équipements informatiques de traitement et de stockage, afin de gérer la prise de commande, les statistiques, les ventes, le catalogage et la constitution du profil des consommateurs à travers les services de cloud computing.
- Une chaîne logistique de centres de répartition pour l’entreposage et le transport en partenariat avec de nombreuses sociétés de services de distribution.
 
Le modèle d’Amazon s’appuie sur le web, qui permet de proposer une offre quasi-illimitée tout en maintenant des prix ultra-concurrentiels, phénomène allant de pair avec une quasi-obsession de la réduction des coûts(7) et un service client très performant sur des plateformes innovantes. À quoi s’ajoutent la force des comptes utilisateurs que la société a réussi à acquérir rapidement (créant du même coup une barrière forte à l’entrée sur son marché) et sa capacité à traiter ces données clients (grâce à des outils d’extraction et de profilage) pour détecter les tendances du marché et introduire de nouveaux produits et services. Une démarche que l’on retrouvera dans le domaine de la création de contenus.

Livres : De la distribution à l’édition polymorphe

En 2004, Amazon crée dans la Silicon Valley un laboratoire consacré au développement de son premier dispositif électronique: la liseuse Kindle(8) . Cette dernière, annoncée en 2007, offre des caractéristiques techniques supérieures à ses concurrents, notamment la capacité de stocker jusqu’à deux cents livres téléchargés à partir de sa plateforme. Par la suite, la société de Seattle va peu à peu compléter, avec succès, l’écosystème autour de sa liseuse en offrant des contenus spécifiques, livres numériques puis contenus audiovisuels. Le mode de commercialisation du Kindle (vente à perte autour de 199 $ pour un coût de 210 $) nécessite de récupérer la perte grâce à la vente de contenus et services ; de fait, le pari sera gagnant, la perte étant récupérée en six mois. C’est un modèle que l’on retrouve dans les jeux vidéo avec la vente à perte de la console (Microsoft, Sony)(9) .

Pour l’activité d’édition, Amazon Publishing, le navire amiral de la société, ouvrira en 2009. L’entité regroupe désormais 14 maisons d’éditions et un magazine littéraire numérique. Dans sa présentation, la filiale insiste sur son rôle dans l’invention de nouvelles façons de faire se rencontrer auteurs et lecteurs. La société ne s’est pas contentée d’ouvrir une nouvelle maison d’édition numérique, elle a d’abord cherché à mettre en place des outils permettant à ses clients de devenir auteurs, leur offrant d’une part des outils (Amazon Digital Text Platform, désormais Kindle Direct Publishing) pour faciliter l’auto-publication, d’autre part des conditions attractives de diffusion dans l’écosystème de Kindle : une rétrocession qui peut atteindre 70 %(10) , une gestion directe des droits et la libre fixation des prix.

En 2005, Amazon acquiert BookSurge, une société créée en 2005 par un groupe d’auteurs à des fins d’auto-publication et de meilleure gestion de leurs droits, ainsi que Customflix, société de fabrication de DVD à la demande pour le cinéma indépendant, fondée en 2000. Ces deux sociétés seront réunies au sein d’une même filiale en 2009, CreateSpace, devenue ainsi la branche de publication et de fabrication à la demande (livres, CDs, DVDs) pour les créateurs et éditeurs indépendants, les studios de cinémas et les sociétés de disques. Amazon assure la distribution de ces produits à titre gracieux. Le nouveau service Kindle Worlds regroupe depuis 2013, CreateSpace, KDP et Kindle Singles.
 
La société poursuit l’ouverture de maisons d’édition sur d’autres marchés, comme au Royaume-Uni et en Allemagne en 2014. Dans le cas d’AmazonEncore, la première des nouvelles filiales, ouverte en 2009, Amazon utilise l’information provenant des commentaires des clients pour repérer des œuvres ou des auteurs au potentiel supérieur à ce que leurs ventes pourraient laisser supposer. De la même façon, à partir des contributions des clients, AmazonCrossing identifie les titres à traduire en anglais. À noter qu’il s’agit d’un modèle d’affaires nouveau pour la traduction, qui bien souvent dépend de subventions extérieures.
 
La variété des genres et des titres couverts par ses filiales empêche de déduire qu’Amazon ne s’intéresserait qu’à l’édition « mainstream » et serait à la recherche de best-sellers en se fondant sur les opinions des clients. Il est bien sûr délicat de tirer des conclusions sur la qualité, et les chiffres de vente ne sont pas disponibles. Néanmoins, G.Packer(11)
Sa filiale Audible, qui a conçu et commercialisé le premier lecteur audio numérique en 1997(12) , se targue d’être la plus grande société mondiale de distribution (170 000 programmes audio, plus de 700 millions d’heures d’écoute) et d’édition d’audio-livres (Audible Studios). La société met en avant ses best-sellers et les récompenses reçues. En outre, l’application « Whispersync for Voice(13) », introduite en 2012, permet de poursuivre la lecture (l’audition) sur son Kindle et introduit ce que la société décrit comme une « lecture en immersion » en combinant lecture et audition.
 
En 2013, Amazon rachète une communauté d’échanges entre lecteurs, Goodreads(14) qui réunit 30 millions d’utilisateurs échangeant entre eux 34 millions de notes de lecture. C’est aussi une façon de contourner les critiques traditionnels, de les désintermédier. Le site est devenu l’un des sites de recommandation de lectures les plus populaires en Amérique du Nord.
 
Les filiales d’édition spécialisées d’Amazon. Source : Amazon, rapports annuels et sites Internet.
Ceci n’a pas empêché Amazon de faire appel à un auteur aussi renommé que Stephen King pour assurer la promotion de la seconde version du Kindle en 2009, lui passant commande d’une nouvelle exclusive pour cette occasion, « Ur », accessible en téléchargement(15) .Toutefois, le plus important semble être cette capacité à mobiliser les utilisateurs en tant que lecteurs ou auteurs. De fait, la société a largement contribué à faire sortir le compte d’auteur, l’auto-publication, du « purgatoire » dans lequel ils se trouvaient cantonnés. À partir du moment où certains d’entre eux sont devenus des auteurs à succès, leur statut a basculé, leur conférant une nouvelle légitimité ; ce que souligne d’ailleurs un livre blanc issu du secteur de l’édition. Cela contribue également à ouvrir ou ré-ouvrir certaines niches de marché professionnelles, techniques ou « créatives » comme la poésie. Il s’agit là d’une nouvelle façon de découvrir et mobiliser les talents.
 

Un écosystème en émergence : les studios

En 2008, Amazon est devenue l’actionnaire majoritaire de la société de distribution de films en ligne et de distribution de DVD, LoveFilm, au Royaume Uni. Amazon Studios est créée en 2011, également avec l’idée de s’écarter des modèles habituels de production, en s’appuyant sur les données utilisateurs récoltées. La démarche relève d’une même volonté de désintermédier les acteurs traditionnels pour offrir aux clients un miroir de leur demande. Amazon avait invité les auteurs à soumettre leurs scénarios sur son site : 5000 scénarios seront chargés sur le site, parmi lesquels 14 seront sélectionnés et développés à titre expérimental. Pour un projet retenu l’auteur touche 10 000 dollars; et le projet fera éventuellement l’objet d’une production.
 
De fait, à l’été 2013, ces pilotes sont mis en ligne et il est demandé aux clients de les évaluer à partir d’une grille suggérée par Amazon (« Veuillez noter les aspects suivants : humour, personnages… »). Près d’un million de clients les  ont regardés. Côté outil, les ingénieurs d’Amazon ont développé un logiciel, Amazon Storyteller, qui permet aux rédacteurs de scripts de créer un « story-board » sous forme d’animation
 .
Amazon Studios sort en 2013 « Alpha’s House » de Gary Trudeau(16) qui devient rapidement l’un des titres phares sur Prime Instant Video (PIV), la société de distribution lancée en 2011(17) . En effet, après un premier pilote aux résultats positifs, Amazon en commande dix épisodes. Amazon Studios a mis à disposition gratuitement les 3 premiers épisodes, les suivants étant accessibles uniquement aux membres d’Amazon Prime(18) sur PIV.
 
Six autres productions ont suivi dont « Bosch » de Michael Connelly et deux séries enfantines, « Tumble Leaf » et « Creative Galaxy ». D’une certaine façon, le lancement des séries reprend pour partie le modèle de sélection des auteurs/livres. En janvier 2015, à l’occasion de l’attribution de deux « Golden Globes » pour une autre de ses productions, « Transparent », Amazon annonce avoir signé un accord avec Woody Allen pour une série d’une douzaine d’épisodes.
 
Dans les secteurs de la télévision, des films et des jeux, Amazon va tenter de renouveler sa démarche de mise en place d’un écosystème spécifique, cette fois autour de Fire TV, son lecteur numérique multimédia pour streaming et micro-console(19) (vendu 99 $, sans doute à perte comme pour Kindle). Fire TV, lancé en 2014, donne accès à 200 000 titres dont des succès récents comme « Gravity ». Il permet aussi l’accès aux services concurrents (Netflix, Hulu…). À cette occasion, Amazon a développé en interne un jeu vidéo spécifique « Sev Zero ». Les critiques saluent la prouesse de production mais semblent moins convaincus par le jeu « sans défaut, mais sans qualité ». Comme dans les autres domaines, Amazon a mis en place des outils d’aide pour les développeurs, dont des outils marketing.

Les clients d’abord, les bénéfices plus tard

Amazon demeure une société de commerce de détail à faible marge, compensée en partie par la taille de sa base de clientèle, ce qui conduit la société à tenter de renforcer sa présence sur les activités à plus forte valeur ajoutée, soit les contenus et services numériques, afin d’attirer le plus grand nombre de clients dans son écosystème.
 
Pour le livre, la force d’Amazon tient à la qualité et la complétude de l’écosystème qu’elle a réussi à construire autour du Kindle, faisant converger toute la palette des activités en ligne autour de la lecture(20) . Il n’est pas certain que la mise en place d’un écosystème homologue autour du Fire produise les mêmes résultats, en l’absence d’une culture spécifique dans ce secteur, vu que la société a toujours tenté de mettre à l’écart la culture des acteurs traditionnels, forte de sa culture d’ingénieurs et autres MBA. Néanmoins, dans le domaine des jeux, il semblerait que la société ait dérogé à ses habitudes en attirant des développeurs renommés.
 
La monoculture d’ingénieurs est sans doute une barrière vis-à-vis d’un modèle de croissance externe, l’intégration pouvant s’avérer particulièrement difficile comme l’attestent les zigzags des sociétés de télécommunications comme Orange ou Telefonica avec l’audiovisuel. Toutefois, pour ses nouvelles activités la société combine croissance externe (rachat de sociétés notamment pour favoriser son expansion internationale) et croissance interne, mais favorise cette dernière en ce qui concerne la maîtrise technologique de son écosystème. Le montant consacré aux acquisitions externes entre 2012 et 2014, soit 2.2 milliards de dollars, est ainsi sans commune mesure avec celui de Google (16 milliards) ou de Facebook (21.5 milliards).(21)
 
La force de cet écosystème attise les critiques notamment au sujet des divers moyens employés pour faire des utilisateurs des consommateurs captifs, mais aussi des risques d’abus de position dominante, de sa position de monopsone selon le prix Nobel d’économie Krugman que le conflit de l’été 2014 avec Hachette a si bien illustré. Par ailleurs, la stratégie « le client d’abord, les profits ensuite » pourrait atteindre ses limites comme l’ont indiqué quelques toussotements de la bourse américaine.

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Crédits photos :
Amazon's front door. Robert Scoble / Flickr
    (1)

    Amazon, Rapport annuel, 2013. "

    (2)

    "La société s’est depuis diversifiée sur un modèle proche d’Amazon et s’affiche désormais comme « le plus grand » distributeur de contenus physiques et numériques du monde .

    (3)

    Amazon, Rapport annuel, 2013 ">

    (4)

    Federation of European Publishers, European Book Publishing Statistics, 2014.

    (5)

    Fabernovel,GAFAnomics. New Economy, New Rules, 2014 ">

    (6)

    S. FORGE, C.BLACKMAN, C. GOLDBERG, I. BIAGI, Comparing Innovation Performance in the EU and the USA: Lessons from Three ICT Sub-Sectors , Joint Research Centre – Institute for Prospective Technological Studies, 2013  "

    (7)

    title="Fabernovel,GAFAnomics. New Economy, New Rules, 2014"

    (8)

    En 2013, Amazon Lab 126 employait plus de 1900 personnes.

    (9)

    M.BOURREAU, M.DAVIDOVICI-NORA, , « Les marchés à deux versants dans l’industrie des jeux vidéo », in J.P.SIMON, V. ZABBAN, (sous la dir.de), Les formes ludiques du numérique. Marchés et pratiques du jeu vidéo. Réseaux n° 173-174, Vol.30, pp.97- 135, 2012.

    (10)

    Contre 15 % pour l’édition papier, format poche exclu, aux États-Unis.

    (11)

    G. PACKER “Cheap Words. Amazon is good for customers. But is it good for books?” The New Yorker , 17 février 2014. ">(12) indique qu’Amazon Publishing serait devenue profitable, tout en notant que les résultats d’ensemble ne sont pas forcément probants.
     

    (12)

    G. PACKER “Cheap Words. Amazon is good for customers. But is it good for books?” The New Yorker , 17 février 2014. "

    (13)

    Whispersync for Games » permet de jouer sur divers terminaux.

    (14)

    Fondée en 2007 pour aider les lecteurs à partager les livres qu’ils aiment

    (15)

    En quelques semaines, les téléchargements se sont comptés par dizaines de milliers.

    (16)

    Le créateur de « Doonesbury ».

    (17)

    avec 5 000 titres, 40 000 en 2013

    (18)

    Le service lancé en 2005 offre l’accès à de très nombreux contenus gratuits (500 000 livres numériques, 1 million de chansons…), des réductions ainsi que la livraison gratuite en deux jours d’un million de produits éligibles, en contrepartie d’une cotisation annuelle de 49 euros.

    (19)

    Pouvant être complété par un Amazon Fire Game Controller pour les jeux, un contrôle à distance avec commande vocale et un smartphone. Lab126 a aussi conçu AmazonEcho à commande vocale pour écouter de la musique.

    (20)

    P.-J.BENGHOZI, E. SALVADOR “Investment strategies in the value chain of the publishing sector: how and where the R&D someway matter?” Presentation at the XII International Conference on Arts & Cultural Management (AIMAC), June 26 - 29, 2013 Universidad de los Andes, Bogotá, Colombia et à XI international conference TripleHelix, 8-10 July, Birkbeck and UCL, London.

    (21)

    Fabernovel,GAFAnomics. New Economy, New Rules, 2014

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