Analyse d'impact

Analyse d'impact

(Science)-fiction. Dans un futur proche, serons-nous toujours vraiment informés de ce qui se passe dans le monde ou, au contraire, irons-nous nous réfugier dans notre bulle ?  

Temps de lecture : 13 min

 

Nous sommes sorties du camp humanitaire à dix heures passées, une heure plus tard que prévu, j’ai eu vraiment peur de louper le dernier train pour Paris. Les emmerdeurs de Dignité-Contrôle ont coincé Sara dans leur bureau pour un scan de sécurité complet (et inutile), j’ai bousculé la procédure et suis allée la chercher moi-même, je sentais qu’elle allait se mettre à flipper, je n’avais pas tort. Les matons associatifs l’ont laissée partir à regret.
 

Elle s’est faite belle, meilleur jean, meilleur chemisier, veste-redingote à peine élimée aux coudes, fausses baskets de marque, une collection de bracelets de couleur sur les poignets. J’avais été claire : pas de sac, pas de valise, rien qui puisse laisser soupçonner qu’elle n’avait pas l’intention de revenir.
 

Pendant tout le trajet, dans le bus, dans le train, elle n’arrête pas régurgiter les mêmes angoisses.
 

« Est-ce qu’il est marié ? Qu’est-ce qu’il va me demander ? Je ne veux pas coucher avec lui. Même pas sucer. Rien. Je ne veux pas qu’il me touche.
 

– C’est mon ami. Lui et moi ne vivons pas dans le même monde, mais c’est mon ami. Aie confiance. Prie Dieu, accroche-toi.
 

– Je ne crois pas en Dieu. Je ne l’aime pas.
 

– Fais un effort. »
 

Yannis est dans l’avion, en route vers nous. Est-ce que je le connais encore assez ? Sara n’a pas besoin de savoir de quoi je m’inquiète.
 

À midi deux, un connard se fait sauter devant une école maternelle à La Plaine, moins de deux semaines après celui du stade de Lille. Ma première réaction, affreuse, est le soulagement : la dernière fois, les accès au camp ont été bloqués pendant une semaine. Sara et moi avons eu de la chance de pouvoir sortir. Je prends ça pour un signe.

 

 

 

Yannis ne s’est réveillé que quelques secondes avant que les roues touchent le sol, il a toujours su profiter des moments inutiles pour s’assoupir. Pendant le cours de finances internationales, au cinéma, au milieu des films, lors d’une soirée avec les parents de son ex. Les autres passagers sont stressés, crispés à leurs accoudoirs comme le long-courrier danse sur les turbulences de la tempête ; Yannis dort, sa grosse tête ballotée par les balancements de la carlingue. Les roues touchent, il ouvre les yeux.
 

Luggage fast delivery, fast ID check, fast procedures. Peut-être qu’il dort encore comme il glisse dans les couloirs de verre et de lumière. Les vitres sont si épaisses qu’il n’entend pas la pluie battre les parois. Il a les yeux capturés par son egg, il scanne à travers le flux de messages. Répond aux demandes d’un mot ou deux, envoie juste l’impulsion minimale pour que les projets restent en mouvement. Inbox zero ? Un rêve inatteignable. C’est plutôt un flux, un défilé de particules incessant dans les couloirs d’un accélérateur géant. Yannis renvoie, dévie, relance, réservant son implication aux causes les plus importantes. Quatorze heures vingt, il a rendez-vous avec nous à quinze heures trente à l’Apocalypse. Il pousse trois mots vers nous, je suis arrivé, mais sa Présence n’a cessé de me le dire. Il calcule ses trajets jusqu’en centre ville, des lignes lumineuses et des durées se dessinent sur la carte. RER, soixante-dix-sept minutes ! Putain, la France, n’importe quoi, comme toujours. Alternatif : bus plus métro, quatre-vingt-quatre minutes avec deux correspondances incertaines. Il renonce aux transports publics et bascule sur Ultra, par curiosité. Vingt-huit minutes. Long, voiture, mais supportable. Identification, réservation, done. Il slalome dans l’aérogare suivant les flèches en réalité augmentée, évite les ombres des autres voyageurs, des soldats en patrouille, des assis. Le véhicule Ultra est en approche, se gare en face de la porte C2 juste au moment au Yannis sort du bâtiment. Une rafale ouvre son imperméable, une volée de gouttes de pluie rabattues sous l’auvent lui fouette le visage. Le chauffeur bondit hors du véhicule et déploie le grand parapluie blanc et bleu aux couleurs du Groupe, la voiture aux angles arrondis pulse doucement, c’est un modèle plus petit que ceux qu’on voit passer dans les rues de Montréal. Yannis s’installe sur la banquette, se sangle, pose son clavier sur ses genoux, la connexion est instantanée. L’immersion se déploie, soutenue par l’ambiance chaude à l’intérieur de la petite bulle à moteur électrique. Le mouvement est fluide, l’algorithme de trajet engage le véhicule Ultra dans la cohue de la sortie de l’aéroport. Le chauffeur est une trans polonaise aux cheveux très courts et aux yeux très bleus, elle ne touchera pas le volant et elle est armée. Au cas où.

 

 

Je n’ai confirmation de l’attentat que vers midi quarante, par mesure de l’augmentation de la tension et recoupement indirect via le réseau d’amis habitant dans la commune. SecEurope l’a classé en magnitude deux, les algorithmes d’analyse d’impact ont fait le reste. Je me fais avoir, comme à chaque fois. Fascination, plongée dans les images tremblantes, tristesse, dégoût. Des enfants. Des nounous. J’essaie de laisser couler la haine et la colère, je n’y parviens pas. Qui a revendiqué ? Les Identitaires ? Les soldats du Mahdi ? Je plonge dans une mer de mensonges, d’imitations, de parodies.
 

 Sara écoute de la musique, elle a les yeux fermés, la respiration courte. Le train s’immobilise près d’une heure « pour raison technique », je deviens folle à force d’attendre.

 
 

 

La pluie ruisselle sur les vitres de la voiture, Yannis jette de temps en temps un coup d’œil à l’extérieur. Les jeux de lumière dans l’éparpillement des gouttes sont très beaux, un instant ils accrochent son regard puis il se lasse et replonge dans le flux. Il récolte des accroches autour de quelques tendances, en priorité FFS4, Furious Feminine Soccer 4. Le jeu sort dans huit mois, les incepteurs testent des concepts, des orientations, mais rien ne fuite sans que Yannis lui-même ait donné son accord et il étudie en permanence la façon dont les petits cailloux jetés dans l’eau propagent leurs signaux. Échos de fans, analyse émotionnelle, j’ai toujours admiré son intuition, sa capacité à rassembler dans une image unique des sentiments éparpillés aux quatre coins du monde, de manière transculturelle. Les accroches pêchent loin : lancement des ballons-relais océaniques, modification des réglementations européennes sur les flux de données préférentielles (ça jouera son rôle pendant le lancement), évolution de la coupe des maillots des équipes de Super League, arrestation pour pédophilie passive du coiffeur d’Argentina Löw, tout cela glisse et rebondit, s’emmagasine ici et là pour devenir un appui pour une décision future. Tout passe, tout le dépasse et la voiture arrive dans les échangeurs nord avant de se glisser dans Paris le long des boulevards, ici les calculs d’itinéraires coordonnés jouent à plein et la fille devant paraît se détendre devant la baisse du niveau de stress. Tout est fluide, le ciel s’éclaircit, quelques façades haussmanniennes deviennent visibles, Yannis se détend et retombe dans son rêve et sa mélancolie. Mon message l’atteint sans doute à ce moment-là. On va avoir un peu de retard. Il acquitte.

 

 

 

Nous arrivons toutes les deux presque en même temps que lui. Vingt minutes de marche depuis la sortie de métro, montrer patte blanche trois fois, se faire dévisager, led froide dans les yeux, sans moi Sara ne serait jamais passée, malgré son vieux passeport, ses accréditations, ses certifications anti-drogue. Les flics en armure bleue sont à cran, j’ai laissé ma HopCam tourner en permanence pour filmer les numéros de matricule à moitié effacés sur leur plastron, ça suffit parfois à les retenir. J’ai parlé à Sara de l’attentat, ça l’a stressée, elle me dit qu’elle n’est pas venue à Châtelet depuis ses douze ans, quand son frère a été arrêté après la manif #OpenBorders du 16 juin. Je lui serre la main pour la rassurer.
 

Nous voyons arriver la voiture, ses pulsations douces sont celles d’un jouet délicat, féminin. La Polonaise sort, déploie le parapluie, Yannis s’extrait, passe tête baissée et entre dans le bar, je l’appelle, il n’entend pas, il disparaît à l’intérieur. Le vigile ne l’arrête pas plus d’une seconde, il a le bon goût de reconnaître le patron.
 

Je pousse Sara, me présente devant le gars qui scanne notre invitation, enregistre nos pouces et nos index. Il regarde ma compagne avec suspicion, la nouvelle de l’attentat a dû lui parvenir sous la forme d’une note, sans qu’il soit inondé de vagues émotionnelles. J’imagine qu’il a vu le niveau d’attention demandé par Protectas passer de rouge à écarlate et il ajuste son comportement en fonction.
 

Nous entrons, il fait bon, Sara se détend un petit peu, elle se tient raide comme chaque fois qu’elle ne sait pas où et comment se mettre.

 

 

 


L’Apocalypse, comme d’habitude : lumière basse, musique trip-hop/electro/heroic fantasy, et le même public que toujours : des gars à la chevelure douce et lunettes à grosses montures, des filles piercées un peu grasses, en corset lacé serré, une minorité d’alter de toutes sortes, neutres, fantômes, virts dont les lunettes d’immersion renvoient l’éclairage rouge et bleu. Ca sent les épices, le vegetallium, la bière quininée. Aucun flux de nouvelles ici, rien d’autre que des bandes-annonces de jeux et de séries. Rien ne dérange les parties de jeu de plateau étendu. Je me laisse avoir par l’illusion de sécurité, cette trivialité me repose.
 

Je tire Sara jusqu’à la table du fond où Yannis est en train de s’installer. Il ne nous voit pas, même une fois assis il ne nous perçoit pas, il faut que le serveur nous demande ce qu’il peut pour nous et que je réponde : « Nous sommes avec Monsieur. » pour qu’il lève les yeux.
 

« Ah, salut ! »
 

Il se relève lourdement, me fait la bise, de même avec Sara, de plus en plus raide. Nous nous posons en face de lui. Mes sentiments sont mêlés, un peu de colère injuste contre lui, un peu de malaise, de dégoût de moi-même, et la joie de le revoir, quand-même. Je le reconnais. Voici l’homme qu’aperçoit ma compagne : quarante-cinq ans pesants, cheveux drus, mal rasé, veste négligée et rejetée, chemise chiffonnée, baskets fluo japonaises, les yeux fuyants derrière les lunettes sur lesquelles je vois défiler le scintillement du flux. Yannis, mon vieux copain, mon vieil ami, mon ancien associé. Il va falloir transpercer d’un coup tous tes boucliers, je ne sais pas comment m’y prendre.
 

Il lève la main, commande des onigiri au sésame, du cactus-cake, une grande théière de thé vert. Je double la mise, commande le même genre de choses pour nous deux. Les yeux de Yannis dansent derrière ses lunettes, il pince la branche, interrompt le flux, me sourit d’un air las.
 

« Alors, ça va ?
 

– Voilà Sara, l’amie dont je t’ai parlé.
 

– Salut Sara, ça boume ? »

 

 

 

Il ne la voit pas vraiment, pas encore. Ce qui intéresse Yannis : le marché du jeu vidéo et FFS4, le jeu de rôle de science-fiction vintage, l’univers Smart City, celui de la pizzeria hantée de Fnaf.
 

Je fais partie des gens qu’il a gardés dans son cercle d’amis sur LINK après son dernier grand recentrage, il reste peu de Canadiens, une grosse poignée de Français et d’Anglais qu’il connaît depuis plus de vingt ans. Alors je le manipule, je lui parle d’amis communs et de FFS4, et de la vie au Canada.
 

Il veut revenir en France mais il est lié là-bas par contrat pendant deux ans encore, et la France est un pays de merde où on ne peut rien faire, où les gens ne sont pas fiables, la circulation pas fiable, les impôts délirants… Je le coupe sèchement, le renvoie sur FFS4, je me suis fait expliquer le processus de fabrication du jeu par Mya, je parviens à lui faire dire qu’ils en sont en phase de peuplement, injection de fantasy characters. Il me parle comme s’il était seul, comme si on était vingt ans en arrière, comme il l’a toujours fait. Sa confiance me bouleverse et me dégoûte de ce que je suis en train de faire. Il ne se rend compte de rien. Sara est crispée, elle ne sourit pas, ne touche pas ses boules de riz frit, sirote juste un peu de thé, ses mains aux ongles rose pâle ne tremblent pas posés sur la porcelaine fine de la tasse.
 

« Alors, dis-je, vous avez tous les modèles ?
 

– Je ne sais pas, c’est Zaza qui fait ça, elle dit toujours que ça merde et que les enregistrements seront à la bourre, elle pleure tout le temps pour des rallonges et à la fin elle y arrive…
 

– Tu as vu la vidéo que je t’ai envoyée ?
 

– Quelle vidéo ? »
 

La tasse de Sara heurte la coupelle. Une minute dix-sept de vidéo, Hood girl remonte le terrain, fait quatre échanges, bluffe les brutasses viking en défense et feinte la capitaine Freya Ericksson après un duel homérique, bondit, reste suspendue en l’air pendant au moins vingt secondes pour un coup de pied complexe qui envoie le ballon au centre, juste en face des cages pour une reprise par Black Fatima et goal ! Deux semaines de tournage made in Sarcegny avec le corps de Sara couvert de capteurs sur le terrain de foot boueux du camp humanitaire. Doubler encore le temps pour la post-production, considérer l’argent du fast-funding, tout ce boulot à la gloire de Hood Girl, l’ailière gauche djihadiste des Prophet’s Gazellas. Et lui n’a pas vu la vidéo dont il a toujours été l’unique destinataire…
 

Je me colle à côté de lui, pose les doigts sur son tactile (il a horreur de ça), finis par retrouver mon message derrière quatre niveaux de filtrage, le force à regarder. Au bout de dix secondes (Hood Girl a à peine commencé à remonter le terrain, on ne la capte qu’en plan général), Yannis détourne son attention et replonge dans le flux. Je lui griffe le dos de la main pour le forcer à voir la fin, il grogne, regarde avec difficulté. Le coup de pied final l’intéresse, un peu.
 

« C’est pas mal, on va pousser ça dans la fan-zone, merci ! »
 

J’ai dit à Sara de ne pas bouger, de ne rien dire, de me laisser faire mais là elle craque.
 

« Je ne veux pas aller dans la fan-zone, Monsieur Rivière. Je veux aller avec vous, au Canada. Je n’aime pas la France, comme toi. Je veux faire Hood Girl, et tous les personnages que tu veux. Je suis Olympic Gold pour la gymnastique, le saut, le krav. Je veux faire ça pour toi et avoir des dollars à envoyer à ma famille. »
 

Yannis est épuisé par le voyage, le flux, la vie, sa longue traine de mélancolie. Les paroles de Sara provoquent un choc mou, il soupire, m’en veut vaguement parce qu’il comprend que nos retrouvailles étaient intéressées.
 

« Je vais te donner les coordonnées du studio de Montreuil. Ils cherchent toujours des gens assez plastiques pour Willy Wonka Crazy Adventure. »
 

Il parcourt son egg, cherche la clef de la fille en face de lui, ne la trouve pas. Sara se permet un sourire.
 

« C’est une gentille proposition, Monsieur Rivière. Mais je ne suis pas dans votre réseau. Je dois vraiment quitter la France. »
 

Alors une main gantée de bleu surgit qui se pose sur l’épaule de Sara, lui saisit le bras, la met debout en douceur. Je n’ai pas vu venir le vigile, il a surgi de la pénombre et des pseudo-néons. Sara me sourit, fataliste, je me lève à mon tour pour entendre le gars dire : « vous ne respectez pas les conditions d’utilisation, Mademoiselle. Je vous prie de régler vos consommations et de sortir. »
 

Yannis nous jette un regard désolé, vous avez foiré, dommage pour vous, il prend sa tasse… Je le force doucement à la reposer, et contrôle ma voix pour ne pas déclencher un appel intempestif des robocops bleus qui patrouillent dehors…
 

« Yannis, dit à ce guignol de nous laisser tranquille.
 

– Il fait son boulot.
 

– Tu es chez toi, c’est ton bar, c’est toi qui le payes.
 

– Je suis fatigué…
 

– Tu crois que je ne suis pas fatiguée moi aussi ? »
 

Très léger hochement de tête de Yannis ; le gars lâche Sara et recule, de deux pas seulement. C’est à peine si notre échange a troublé l’atmosphère paisible et ludique du bar, comme des ondes immédiatement absorbées par un fluide épais. Yannis zoome sur une des séquences précédant le but, désigne bras arqué de Sara et aussi la courbe magnifique de sa jambe tendue…
 

« Je ne peux pas la prendre. Torsion de la jambe, là, le pied part sur la droite. Trop d’irrégularités sur la peau, le bras se modélise mal, c’est un peu comme si on voyait des poils sous le maillot… Zaza la recalerait tout de suite, on ne peut pas passer tout ce temps dans le post-traitement. Je suis désolé. À Montreuil, ils la prendront, ils ne sont pas au même niveau de résolution. Je préviens Cyrille… »
 

Ça sonne comme un glas : j’ai perdu. Je sais distinguer le discours de la paresse de son discours professionnel, il a raison bien sûr. Je capitule en essayant de cacher la colère, contre moi, contre lui.
 

« Ok, dommage. Viens chérie. »
 

Qu’est-ce que je croyais ? Que je serais capable de rattraper tout le temps qu’on a passé, lui et moi, sur des chemins divergents ? Yannis est mon copain mais il est resté un gamin, fournissant du temps de jeu pour une population de gamins, abrité des douleurs du monde derrière ses foutus analyseurs d’impact qui le protègent contre toutes les nouvelles qui pourraient le blesser.
 

Il me regarde, froissé, triste, fatigué. J’ai envie de lui parler de Sarcegny, des maisons-container en métal dont l’accès se bloque automatiquement entre 8 heures et 20 heures, des douches anti-parasites dont les produits chimiques rongent  la peau, des rodeurs identitaires qui patrouillent autour des barbelés pour s’offrir un peu de sport au détriment de tous ceux qui auraient la mauvaise idée de sortir aux heures sombres.
 

Et si je parle de la maternelle de La Plaine, est-ce que le vigile va me foutre dehors moi aussi ? Est-ce que le son va monter automatiquement pour couvrir mes paroles en balançant une poignée de teasers sur FFS4 ?
 

Le vigile guette. Pauvre crétin. Gardien de la tranquillité mentale, incarnation de toutes les protections, ultime barrière avant le choc, quand le savoir et la connaissance enfoncent toutes nos défenses.
 

Sara lui adresse un sourire et se faufile de l’autre côté de la table, sur la banquette étroite, juste à côté de Yannis.
 

« Pardon monsieur Rivière. J’ai entendu ce que tu dis, je sais que tu es un homme gentil, je vous remercie. Je veux juste vous montrer la modélisation, que vous sachiez. Ce ne sont pas des irrégularités. »
 

Elle se tortille, fait passer son chemisier par-dessus sa tête, les manches ont si serrées que c’est le seul moyen de révéler ses bras. Je guette la réaction, la pornography alert ! Une tenue décente est exigée à l’intérieur de l’établissement. Sara porte un soutien-gorge bandeau blanc et neutre. Le gardien recule. Même Yannis est conscient qu’il ne s’agit pas d’une scène de drague sauvage.
 

« Regarde mon bras, monsieur Rivière. On a pensé que ça pourrait faire parie du personnage, de Hood Girl. Sinon on aurait corrigé. Qui a dit qu’elle avait eu une vie facile ? »
 

Et elle lui colle son bras gauche sous les yeux. Son bras aux muscles longs, à la peau brune, encore rayée et boursoufflée des blessures causées par les lames des barbelés autrichiens et suisses. C’était il y a dix-huit mois, assez pour qu’elle récupère, que la mobilité revienne a plus de 80 %, pas assez pour que la douleur s’en aille, mais c’est Sara, elle fait avec et ça ne l’empêche pas de faire du football.
 

Yannis s’écarte un peu, regarde. Que voit-il ? Qu’imagine-t-il ? À quoi ressemblent les histoires qu’il se fait dans sa tête ? Il en connaît bien des morceaux, les atténuateurs ne peuvent pas nous faire échapper à tout, non ?
 

« Touchez, monsieur Rivière. En surface, ça ne me fait plus mal. »
 

Les couleurs étranges des cicatrices boursouflées font comme des scarifications de guerrière. Il lui a pris la main, effleure son poignet. Est-ce qu’il arrive à lire le nom des camps ? Rorschach ? Markdorf ? Et les étapes de la route croate ? Est-ce que ses lunettes filtrent l’image de la douleur ?
 

« Je ne te montre pas ça pour te faire pitié, mais pour te dire que les amis de ton amie ont fait du bon travail. Que tu ne dois pas les critiquer ni me critiquer pour ça. »
 

Yannis hoche la tête, dépose doucement le bras.
 

« D’accord. Mais tu vas quand même à Montreuil, tu vas faire des démos là-bas, ce sera très bien. À Montréal ils ne prennent jamais les gens en aveugle, même si je les recommande, tu ne connais pas Zaza. Est-ce que tu peux passer six mois à Montreuil ? Je chercherai ce qu’on peut te faire faire à Montreal. »
 

Je voudrais insister mais Yannis capte mon regard, ça suffit, il sourit un peu, me fait signe de me rasseoir et j’obéis. Mes jambes flageolent. Il renvoie le gardien, et Sara se rhabille avant de me rejoindre de ce côté de la table.
 

On n’obtiendra rien de mieux, mais j’ai retrouvé mon copain et un tout petit chemin d’espoir. C’est déjà ça.

 

On sort une heure après, Yannis nous a invitées, Sara a joué à Pirate bomber avec lui et tout en jouant il a réussi à me donner quelques nouvelles de lui et des mondes que je ne connais pas. La pluie dégouline sur les casques des flics place du Châtelet. Sara serre sa redingote sur ses épaules, elle sourit. Je sors mon egg, l’écran ruisselle de nouvelles. Elle me demande : « On va chercher un lit à Montreuil ? »
 

 


« D’accord. »

--
Illustration : Alice Durand

 

 

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