Antoine Genton sur i-Télé.

Antoine Genton fut présentateur sur i-Télé de 2012 à 2017, notamment de l'émission de débat Le Duel.

© Crédits photo : Capture d'écran YouTube modifiée.

« Le journalisme, c’est pas du spectacle » : rencontre avec un repenti des chaînes info

Pourquoi les chaînes info programment-elles autant de débats ? Est-ce encore du journalisme ? Antoine Genton, ancien présentateur d’i-Télé (devenue CNews), nous décrit les coulisses de ces émissions.

Temps de lecture : 9 min

En septembre 2013, Antoine Genton m’a invité à prendre une bière. Je ne le connaissais pas mais il m’a proposé de devenir l’un des deux débatteurs du « Duel » qu’il arbitrait sur i-Télé le vendredi à 23 h 30. La télé me terrifiait, j’avais une image épouvantable des débats organisés sur les chaînes info, je n’avais d’avis tranché sur rien, et, le soir, je tombais de sommeil vers 22 heures. Ce n’était pas du tout pour moi. 

Pourtant, j’ai accepté. J’ai vu dans cet exercice l’occasion de forcer ma nature et de dompter mon trac. Surtout, j’ai été convaincu par l’envie qu’exprimait Antoine de renouveler le genre : on n’allait pas singer les empoignades de vieux éditorialistes qui nous consternaient.

Chaque vendredi, la peur m’assaillait dès midi, je lisais tout ce que je pouvais sur les sujets du jour, je m’endormais dans le taxi qui venait me chercher, je prenais un café en arrivant au siège d’i-Télé et j’en repartais une heure plus tard, grossièrement démaquillé, avec le sentiment d’avoir participé à un moment, somme toute, assez peu intéressant. Malgré notre volonté de bien faire, tout se passait comme si cet exercice de style était condamné à une certaine médiocrité. Quatre mois plus tard, Antoine m’a proposé un café. Il m’a expliqué que sa direction avait décidé de me remplacer par une jeune femme, porteuse d’une parole engagée et rompue à ce type de débats : Clémentine Autain. 

Élu président de la Société des journalistes, Antoine Genton est devenu le visage des salariés qui, à l’automne 2016, se sont mis en grève pour protester contre la reprise en main de la chaîne par Vincent Bolloré. À l’issue de ce mouvement de trente et un jours, Antoine a annoncé son départ d'i-Télé. Fini l’info en continu : il a rejoint les équipes de « C à vous » et « C l’hebdo », sur France 5, en février 2017. 

Alors que les chaînes info semblent plus que jamais accros aux débats, j’ai eu envie d’en discuter avec Antoine, pour comprendre le faisceau de contraintes qui les conditionnent. Cette fois, nous avons commandé un thé.

Qu’est-ce qui justifie la programmation de débats aussi nombreux sur les chaînes info ?

Antoine Genton : La promesse, c’était de « décrypter l’information ». Cette expression veut tout et rien dire, mais c’était l’objectif affiché. Est-ce que c’était sincère ? C’est une autre question. Ensuite, ça va de pair, il s’agissait de se démarquer de ce que faisaient d’autres chaînes. Au début, LCI a eu un positionnement de chaîne info à l’américaine, assez factuel, avec des éditions spéciales — je me souviens de l’avion d’Air France pris en otage à Alger en 1994. À sa création, i-Télé avait un positionnement totalement différent : elle voulait s’intéresser aux régions, à la vie quotidienne des Français. Mais elle n’a pas trouvé son truc et, pour se différencier de LCI, a installé des émissions de débats. En substance, le message adressé au public était : l’info est partout, mais si vous voulez qu’on vous l’explique, venez chez nous. C’est à cette époque, en 2003-2004, qu’ont été lancées « Ça se dispute », un débat entre Eric Zemmour et Christophe Barbier arbitré par Victor Robert, puis « N’ayons pas peur des mots », où, chaque soir, Samuel Etienne faisait réagir quatre invités à l’actualité du jour.

Et assez rapidement, on s’est aperçu que les audiences suivaient…

Non seulement ces émissions fonctionnent, mais en plus elles ne coûtent pas cher. Remplir une heure d’antenne avec un débat entre trois ou quatre personnes payées chacune moins de 200 balles — quand elles sont payées —, ça te ramène le coût éditorial d’une émission à mille euros, quand une heure d’antenne avec des reportages coûte dix ou quinze fois plus. Il y a donc aussi une vraie dimension économique dans le choix d’installer des débats à l’antenne, et je comprends qu’un chef d’entreprise le fasse. Mais cela se fait fondamentalement au détriment de l’information. Ce que disent les gens qui sont en plateau, ce sont d’abord des opinions. Souvent, elles s’appuient sur des faits, mais des faits qui ne sont pas toujours très justes, parfois même des « faits alternatifs »

À ton époque, en interne, ces débats étaient-ils un sujet de préoccupation ?

On a eu parfois quelques discussions, mais ça n’a jamais été un sujet pour la Société des journalistes. Ce qui a été un sujet, en revanche, c’est la présence de Zemmour à l’antenne. La direction l’a défendu puis l’a viré parce qu’il avait tenu des propos condamnables dans un journal italien en 2014 [condamné en 2015 pour provocation à la haine envers les musulmans après des propos tenus dans le Corriere della Sera, le polémiste a finalement été relaxé par la cour d’appel de Paris en 2018, NDLR].

Sur quels critères ces débats étaient-ils jugés réussis ?

J’ai connu deux types de débats. En ce qui concerne les débats organisés à l’occasion d’un événement particulier (une soirée électorale, un événement sportif, etc.), l’intérêt était de parvenir à faire entendre la voix des différents invités. Mais on débriefait surtout le débat régulier, celui auquel tu as participé, qui avait lieu le vendredi soir. Il durait dix-huit minutes. Un débat réussi, c’était un débat où les deux débatteurs avaient le temps de s’exprimer, de développer leur pensée. Il m’est arrivé de programmer trois sujets de discussion, et c’était trop. Pour obtenir un résultat satisfaisant, il fallait avoir au maximum deux sujets. 

Donc environ neuf minutes par sujet...

Je sais que ça peut paraître fou : comment imaginer qu’on puisse produire un débat intéressant en deux fois neuf minutes ? Mais il est difficile de se permettre de faire plus long quand on s’insère dans la mécanique d’une chaîne info. Pour moi, le débat était réussi quand les débatteurs avaient pu évoquer ce qui nous semblait être les grands enjeux du sujet d’actualité, leurs points de vue ou des points de vue complémentaires, de manière plutôt calme. Je ne cherchais pas à masquer les différences mais je ne voulais pas de spectacle. 

C’est-à-dire ?

Je ne voulais pas de quelque chose où les gens s’invectivent, se coupent la parole… Le spectacle, c’est un mot que Pascal Praud utilisait à l’époque pour qualifier la télé en général. Il disait : « La bonne télé, c’est du spectacle ». Dans les magazines ou le divertissement, que le spectacle ait sa place, oui, pourquoi pas. Mais pas dans une chaîne info. Le journalisme, c’est pas du spectacle. Lui a tenu cette ligne et installé cette façon de faire dans ses émissions sur CNews — et les audiences prouvent qu’il n’a pas tort sur le média télé. Mais c’est le journalisme qui en souffre. 

Ça ne fait pas partie de la grammaire de cet exercice que les débatteurs s’invectivent ?

Peut-être. Mais on ne me l’a jamais demandé. 

Vraiment ?

Vraiment.

À la télé, s'il n'y a pas d'image, il n'y a pas de sujet

En dehors de l’équation financière, quelles contraintes pèsent sur l’exercice du débat ? 

Sur le fond, il faut que les débatteurs soient d’accord pour parler des sujets qui leur sont proposés. Sur la forme, il y a la contrainte de temps, qui est frustrante. Et, pour le dire de manière simple et provocatrice : à la télé, s’il n’y a pas d’image, il n’y a pas de sujet. On a besoin d’images pour illustrer un propos, d’extraits d’interviews pour faire réagir les débatteurs, de séquences pour rythmer le débat. Ça conditionne évidemment le choix des sujets qui peuvent être abordés.

Si la promesse est de décrypter une info, pourquoi ne pas interviewer un bon connaisseur du sujet plutôt que des débatteurs tout-terrain ? Cela demande plus de travail ?

Non, le temps de préparation est à peu près le même, sachant que sur une chaîne info, une interview, que ce soit d’un expert, d’un responsable politique ou d’un témoin de l’actualité, ce n’est jamais très long. 

Parce que sinon les téléspectateurs zappent ?

Je crois que c’est vraiment une question de rythme. C’est difficile d’avoir des interviews qui durent trente minutes sur une chaîne info alors que tes journaux en font trois ou huit. L’interview politique de franceinfo dure vingt-trois minutes mais elle est saucissonnée par des flashs d’information. Sur LCI, Darius Rochebin dispose désormais de trente-cinq minutes d’affilée pour mener son grand entretien, mais il est bien seul...

Quand tu regardes aujourd’hui les chaînes info, les critères que tu avais pour juger de la réussite d’un débat te semblent-ils partagés par tes confrères ?

Par certains confrères, oui. Je pense par exemple à Axel de Tarlé, qui anime « L’info s’éclaire » sur franceinfo : là, le service public remplit son rôle. À l’inverse, sur CNews, Pascal Praud s’en affranchit complètement. Je parle beaucoup de Pascal parce que son émission est devenue le parangon de ces débats, plus encore que « Les Grandes Gueules », où les faits servent uniquement à initier une discussion. Pour lui, ce qui compte, c’est la petite phrase, la pique qui va permettre de faire réagir les autres et va être reprise dans les médias. Dans la mécanique de la notoriété et de l’audience, c’est important, ces reprises. Alors il crée des séquences d’indignation qui vont être redécoupées, diffusées sur les réseaux sociaux, et les gens vont parler de l’émission, et je t’en parle aujourd’hui. In fine, je trouve cette mécanique-là un peu dangereuse.

Comment décrirais-tu ce que ton ancienne chaîne est devenue ?

CNews est clairement une chaîne d’opinion. Les dirigeants de la chaîne mettent un S à « opinions » parce que sur leurs plateaux s’expriment des opinions différentes, et en ça ils respectent la convention passée avec le CSA, mais dans des proportions qui sont très déséquilibrées. Si tu donnes une heure d’antenne à quelqu’un de gauche entre 13 heures et 14 heures et une heure d’antenne à quelqu’un de droite de 19 heures à 20 heures, certes, le temps est le même, mais en matière d’audience, ce n’est pas du tout équivalent. Il y a beaucoup plus de gens qui regardent à 19 heures qu’à 13 heures. Donc l’impression que ça laisse, c’est que les voix de droite sont plus importantes que celles de gauche. 

Si Vincent Bolloré n’avait pas pris le contrôle d’i-Télé, penses-tu que tu y serais resté encore longtemps ?

Pas forcément. Quand il est arrivé, je commençais à me poser quelques questions. J’avais envie de sortir du rythme « chaîne info », que j’ai connu pendant une quinzaine d’années : i-Télé, j’y suis resté de 2012 à 2017 ; avant j’avais travaillé à RFI, avec des rendez-vous d’information très réguliers, qui me donnaient l’impression de travailler pour une chaîne d'info en continu ; et encore avant, à France Info. 

C’était le rythme qui te pesait ou le fait de laisser de côté d’autres désirs ?

Les deux. Le rythme commençait un peu à me peser. Et puis j’avais envie d’aller sur le terrain. Je l’ai fait très peu de temps. Je suis sorti de mon école de journalisme en mai 2003, j’ai fait mon stage de fin d’études à France Inter pendant deux mois, là j’ai fait un peu de terrain, un peu d’antenne aussi. À la Toussaint, j’ai commencé à travailler à France Info, à la pige, comme reporter. Mais très rapidement, France Info m’a proposé de devenir présentateur. Ça s’est bien passé, alors j’ai continué. 

Qu’est-ce qui te plaisait dans l’exercice du tout-info ?

Le fait d’être amené à parler assez rapidement de sujets très différents. C’est comme dans ces jeux pour enfants où il faut taper très vite sur des petits animaux qui sortent de terre les uns après les autres. L’actu, c’est pareil : tu as plein de sujets qui surgissent et il faut arriver à en parler de manière correcte. Il faut beaucoup d’agilité. Quand tu es à l’antenne, tu présentes ton journal, tu animes ton débat, tu mènes ton interview, tu surveilles l’actualité pour être en mesure de réagir au moindre événement, tu fais attention à ce qui est dit pour être capable de rebondir, sans oublier ce qui va se passer après, tout en te demandant quelle est la bonne manière de traiter l’info… Il faut tout faire à la fois, c’est difficile et très excitant. Et il faut réussir à résister au tourbillon de l’info. 

Comment faisais-tu ?

J’étais obsédé par l’idée de ne ne pas me laisser submerger, de ne pas tomber dans un traitement mécanique de l’information. Il y a une réflexion en amont, au moment où tu prépares ta tranche, ton conducteur, tes interviews. Mais dès qu’une information tombe, et que le conducteur est cassé, tu peux être emporté par le flux. J’étais à l’antenne le 13 novembre 2015, au moment des attentats ; quand on est en édition spéciale, il faut parvenir à garder un peu de recul pour ne donner que les informations vérifiées, au bon moment, continuer de se poser des questions sur ce qu’on est en train de faire. C’est un exercice épuisant. Je ne sais pas si on peut le réussir longtemps.

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