Attention au contrôle du pouvoir politique sur les journalistes

Attention au contrôle du pouvoir politique sur les journalistes

Si l’action du CSA est légitime pour tout ce qui concerne les programmes ou le conventionnement des chaînes et stations, en est-il de même pour l’information ?

Temps de lecture : 4 min

Le traitement médiatique des attentats contre Charlie Hebdo et des jours suivants a suscité des commentaires et de l’émotion dans toutes les sphères de la société française. Les journalistes doivent entendre les plaintes du public, comme celles du CSA ou des politiques. Mais il faut aussi rappeler que l’émotion vécue et ressentie est de nature différente de celle relayée par les médias. Il existe en effet un phénomène bien connu des chercheurs, qui consiste, lorsque nous n’avons pas de prise sur l’événement, à rendre responsable le messager porteur de la mauvaise nouvelle. C’est ce qui s’est passé entre le 7 et le 9 janvier 2015, durant ces trois jours qui ont maintenu les Français en alerte. A contrario, le traitement médiatique des manifestations des 10 et 11 janvier n’a pas fait l’objet de critiques (on aurait pu dire que les médias « en faisaient trop »), parce que la France, et plus largement l’Europe et une partie du monde, ont affirmé leur adhésion à la liberté de la presse et à la démocratie. Les Français, redevenus maîtres de leur destin, n’ont pas accusé le messager porteur de bonnes nouvelles.

Premier constat, il n’était pas possible de faire le black-out sur l’information, sauf à laisser la place à toutes les rumeurs : les Français voulaient être informés en continu. Deuxième constat, les forces de l’ordre n’ont pas organisé une communication fiable à destination des rédactions : la fiche de police des frères Kouachi a été fournie par un policier… Cependant, nombre de Français, relayés par le Conseil supérieur de l’audiovisuel, ont souligné des problèmes, tels que les risques d’entraves au travail des forces de l’ordre par la divulgation des identités des assassins ou la présence de caméras dévoilant le système policier, la mise en danger de la vie des otages par la révélation que certains étaient cachés ou encore le non-floutage de certaines images de victimes.
 
Le CSA a publié le 12 février un communiqué sur « le traitement des attentats par les télévisions et radios ». Il y prononce 36 sanctions à l’égard de 16 médias audiovisuels, concernant le respect des personnes (2) et surtout la sauvegarde de l’ordre public (34). Ce communiqué a déclenché une vague de réactions au sein des rédactions mises en cause, que d’aucuns ont traité de « corporatiste ». Or, l’enjeu est bien plus conséquent. L’Observatoire de la déontologie de l’information (ODI) a publié un communiqué soulignant les points suivants : « Il ne saurait y avoir une approche d’exception au nom de l’antiterrorisme et de la préservation de l’ordre public. Le maintien de l’ordre républicain ne saurait se faire au prix de l’abandon des valeurs de la République et de la démocratie. La liberté d’expression et le droit du public à être informé sont consubstantiels à la démocratie et à toute république démocratique.
 Les journalistes ne sont pas des auxiliaires de l’action publique 
Les journalistes ne sont pas des auxiliaires de l’action publique. Tenter de les réduire à ce rôle serait attentatoire aux libertés fondamentales, pousserait à la censure et à l’autocensure, conduirait à faire le silence sur des informations d'intérêt public comme, par exemple, l'action des forces de l'ordre,des projets de réforme ou des négociations en cours. L’ODI souligne que, même si tout n’est pas parfait dans la couverture médiatique, les questions liées aux pratiques professionnelles des journalistes ne peuvent être traitées que dans un organisme autonome ».
 
Le CSA affirme qu’il ne fait qu’appliquer la loi du 30 septembre 1986, qui a conféré à la CNCL(1) (trois ans avant la création du CSA) l’organisation du marché de l’audiovisuel et la surveillance des programmes. Cette loi a été adoptée lors de la première cohabitation, à une époque où commençait seulement à s’affirmer la concurrence dans le secteur et où les souvenirs de l’ORTF étaient encore bien vivaces. La légitimité de l’action du CSA, n’est pas mise en cause pour tout ce qui concerne les programmes ou le conventionnement des chaînes et stations. Mais qu’en est-il pour l’information ? La loi de 1986 aborde l’information de manière très marginale, parce que le journalisme et la déontologie journalistique sont hors de son champ d’action.
 
En effet, la liberté de la presse, régie par la loi du 29 juillet 1881, la liberté d’expression, le droit du public à être informé ont valeur constitutionnelle, donc supérieure à la loi, et sont protégés par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui s’impose à la France comme aux autres États signataires de la Convention. Plusieurs arrêts de la CEDH peuvent nous éclairer(2)
 
Dans l’arrêt Sunday Times c. Royaume-Uni (26 avril 1979), la CEDH énonce qu’ « elle ne se trouve pas entre deux principes antinomiques mais devant un principe - la liberté d’expression - assorti d’exceptions qui appellent une interprétation étroite ». Les restrictions à la liberté d’expression doivent donc être strictement limitées et doivent répondre à un besoin d’intérêt général impératif. Dans l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, la CEDH précisait d’ailleurs sa conception : « La liberté d'expression vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'État ou une fraction de la population ». Enfin, dans les arrêts Jersild c. Danemark (23 septembre 1994) ou Bladet Tromso c. Norvège (20 mai 1999) la CEDH a considéré que « ce n’était pas son rôle, pas plus que celui des cours nationales, de se substituer à la presse pour dicter aux journalistes quelles méthodes de reportage ils devraient adopter ».
 
Les médias et les journalistes doivent répondre aux interrogations du public ; ils ont débattu au sein des rédactions des implications de leur traitement de cette semaine tragique. Mais ils ne sauraient être placés sous le contrôle d’une instance administrative désignée par les politiques. Il en va de l’essence même de la société démocratique, dont le fondement est la liberté de l’information.

Le traitement médiatique des actes terroristes survenus en janvier a rapidement suscité la polémique. Le CSA s’est emparé de la question et a rendu, le 12 février dernier, ses décisions. Bilan : 36 manquements relevés donnant lieu à 15 mises en garde et 21 mises en demeure adressées à plus d’une quinzaine de médias audiovisuels. Les médias incriminés ont réagi, quelques jours plus tard, dans une lettre commune au CSA. Afin d’y voir plus clair, nous publierons au cours de la semaine les regards portés sur cette question par Patrick Eveno   (professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-I et président de l’Observatoire de la déontologie de l’information), François Jost (professeur en science de l’information et de la communication à Paris-III, directeur de la revue Télévision), Marc Le Roy (consultant et enseignant en droit aux universités de Tours et de Poitiers) et Agnès Granchet (maître de conférence en science de l’information et de la communication à l’Institut français de presse/Paris-II).

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Crédit photo :
Capture d'écran du Soir 3 de France 3
 
    (1)

    Commission nationale de la communication et des médias, NDLR. 

    (2)

    Les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme sont recensés dans la base de données HUDOC.

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