Au « Figaro », Vincent Trémolet de Villers et la dernière croisade
Il a lancé le « FigaroVox » il y a dix ans. Parvenu à la direction du quotidien, il en a fait un outil de combat idéologique contre « le wokisme et l’islamisme ».
À bord du « Bougainville », lors de croisières organisées par « Le Figaro », Vincent Trémolet de Villers disserte sur la défense des libertés.
© Illustration : Sylvain Martini
Il a lancé le « FigaroVox » il y a dix ans. Parvenu à la direction du quotidien, il en a fait un outil de combat idéologique contre « le wokisme et l’islamisme ».
Avril brûle ses derniers feux et Le Bougainville croise au large de la Sicile. Ses passagers ont déboursé entre 5 000 et 20 000 euros, selon le degré de luxe de leur cabine, pour s’offrir cette escapade d’une semaine en Méditerranée en compagnie de huit signatures du Figaro. Les journées sont rythmées par des excursions culturelles et, avant de dîner sur ce yacht 5 étoiles, on prend le temps de penser. Ce soir, c’est au tour du numéro deux du journal, Vincent Trémolet de Villers, de prendre la parole. Face à son auditoire, ce quasi-quinqua plein d’urbanité, jamais à court de citations de Saint-Exupéry, disserte sur la défense des libertés, « hier remises en cause par le fascisme et le communisme, aujourd’hui par le wokisme et l’islamisme ». Vincent Trémolet de Villers vient de résumer la ligne éditoriale qu’il a contribué à imposer au Figaro.
Six semaines plus tard, le journal de Dassault tire à boulets rouges sur le Nouveau Front populaire, ce bloc « islamo-gauchiste » ou « woke-islamiste », autrement dit le plus grand des périls. Refrain : cette coalition, formée au lendemain de la dissolution de l’Assemblée nationale, serait un ramassis d’antisémites. L’antisémitisme d’extrême droite, lui, est rarement dénoncé dans les colonnes du Figaro — le Rassemblement national n’y est d’ailleurs plus qualifié d’extrême droite, conformément aux exigences du parti lepéniste.
Marine Le Pen « a pris des positions de gauche »
Après avoir salué, sur Europe 1, le ralliement d'Éric Ciotti au RN, le directeur du journal, Alexis Brézet, a dû promettre, sous la pression de la Société des journalistes du quotidien, que Le Figaro ne ferait pas campagne pour cette alliance, dont il juge le programme économique « très inquiétant ». Mais à quoi bon faire campagne ? Auprès du Figaro Live, la web TV maison, Vincent Trémolet de Villers l’a constaté le soir même du scrutin européen : « Jordan Bardella est devenu la force de droite. »
Contrairement à Marine Le Pen, « qui a pris des positions de gauche », Jordan Bardella est « fait pour l’électeur de droite », estime Vincent Trémolet de Villers. Sa performance lui évoque celle de Nicolas Sarkozy en 2007. Le président du RN, suggère-t-il, est peut-être celui qui réalisera, à l’instar du RPR d’autrefois, « l’alliance du pastis des campings et du Spritz des rooftops, de la France des romans de Nicolas Mathieu et de celle de Charlotte de Monaco, des ronds-points et des propriétés ».
Cette « union des droites » était le rêve d’Éric Zemmour, son ex-collègue, et de Marion Maréchal. Elle demeure l’horizon de l’état-major du Figaro, durablement influencé par Patrick Buisson, ce militant d’extrême droite devenu dirigeant de la chaîne Histoire et conseiller de Nicolas Sarkozy, après une première carrière à Minute et à Valeurs actuelles, où il était le patron d’Alexis Brézet. Parce qu’on ne gagne pas une « bataille culturelle » avec des articles sobres et informatifs, l’idéologue a convaincu son protégé, placé à la tête du Figaro, de lancer une plateforme de débats : « FigaroVox ». Le pilotage de ce projet a été attribué, en 2013, au tout nouveau rédacteur en chef des pages Débats et opinions du quotidien. C’est un homme de confiance. Il s’appelle Vincent Trémolet de Villers.
Patrick Buisson a toujours apprécié son père. Avocat monarchiste, défenseur du milicien Paul Touvier et de l’Agrif (Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne) — une émanation du Front national bataillant contre « le racisme antifrançais et antichrétien », le blasphème et la pornographie —, Jacques Trémolet de Villers a longtemps présidé Ichtus, un mouvement de formation des élites catholiques traditionalistes, appelées à noyauter la société pour qu’advienne un « ordre social chrétien », dans la lignée de la Cité catholique théorisée par le penseur maurrassien (et pétainiste) Jean Ousset.
Vincent Trémolet de Villers est l’un des neuf enfants de cet homme-là. Formé à Assas, où il laisse le souvenir d’un étudiant « anodin » et fan du chanteur Renaud, il s’initie au journalisme au Spectacle du Monde, une revue d’extrême droite dirigée par une figure des milieux catholiques intégristes, Michel De Jaeghere. Lorsque ce dernier crée Le Figaro Hors-Série, puis Le Figaro Histoire, il entraîne Vincent Trémolet de Villers avec lui.
D’un point de vue industriel, le « FigaroVox » est un objet low cost. Des contenus dont le coût de production est extrêmement faible assurent des millions de pages vues : des éditos au lance-flamme, des tribunes toniques sur les sujets polémiques du jour, quelques interviews-minute d’experts et de penseurs. D’un point de vue journalistique, c’est une épreuve : l’opinion y est reine, les extrapolations fréquentes, la mesure intermittente. D’un point de vue idéologique, c’est un outil efficace, faisant mijoter une poignée d’obsessions dans le débat public.
« Nos rétines sont pleines d’images de destructions, de tabassages effrayants »
Flattant la « lucidité » de ses lecteurs troublés, le « Vox » a épousé l’épopée de La Manif pour tous et, depuis, dépeint inlassablement la déconstruction méthodique des « murs porteurs » de notre société — les frontières, la famille, la culture, les coutumes — menée par « la gauche morale ». Il documente aussi « l’insécurité culturelle » provoquée par « l’antiracisme clientéliste » et « la pression islamiste née d’une immigration anarchique ».
À ce poste, Vincent Trémolet de Villers — qui n'a pas répondu à nos sollicitations — s’est forgé la réputation de savoir « sentir » les sujets qui font mouche, les faits divers qui électrisent l’opinion et finissent par façonner l’agenda politique. « Nos rétines sont pleines d’images de destructions, de tabassages effrayants, de forces de l’ordre sous la menace de groupes hostiles qui détestent la police autant que la France », dit-il. Tout est chaos. Il s’inquiète aussi de la « pulsion illibérale » qui gagne le pays, dont l’épanouissement serait favorisé par « le monde associatif », « les médias type Mediapart » et « les juges ».
En passant, il s’est attiré la reconnaissance des personnalités à qui il a offert un espace pour s’exprimer. Il a lancé un jeune prof de philo nommé François-Xavier Bellamy, accueilli quelques plumes vieillissantes qui avaient fini par lasser les hebdomadaires de gauche où elles avaient autrefois leur rond de serviette, comme Jacques Julliard, et fidélisé des signatures adulées de son lectorat, de Mathieu Bock-Côté à Sylvain Tesson en passant par Alain Finkielkraut, Fabrice Luchini et Michel Onfray. Un soir par mois, il accouche la parole des plus illustres d’entre eux devant le public de la salle Gaveau, dans le 8e arrondissement de Paris. Il prend un plaisir manifeste à ces conversations qui le hissent, aux yeux de certains de ses collègues, au rang de « véritable intellectuel ».
Au « Vox », il s’est aussi constitué une cour d’obligés, ces rédacteurs qui y ont fait leurs armes, peu habités par le doute et penchant très à droite, dont les représentants les plus connus demeurent Eugénie Bastié et Alexandre Devecchio. Il est arrivé à des reporters d’éplucher les faire-part publiés dans le Carnet de leur propre journal, cette grande cousinade, pour tenter de comprendre de qui telle nouvelle recrue à particule était la nièce, la filleule, l’amie de rallye. Cet afflux de jeunes gens a été observé avec circonspection par la génération qui les a précédés, plus modérée à maints égards, et qui a parfois eu l’impression de se faire « grand-remplacer ».
En 2018, à la mort de Paul-Henri du Limbert, son précédent bras droit, Alexis Brézet a octroyé à Vincent Trémolet de Villers la direction des rubriques Politique et Société, accentuant la « voxisation » du journal. Après cinq années de deuil et de messes à la mémoire du défunt, il l’a finalement sacré directeur délégué, un rôle à mi-chemin entre l’alter ego et le dauphin.
Vincent Trémolet de Villers vit en banlieue ouest et se ressource en Corse. Dans son bureau de la rue de Provence (9e arrondissement parisien), au troisième étage du nouveau siège du Figaro, il affiche son goût pour l’ordre et la hiérarchie. Il sait quels articles il veut lire, ce qui n’empêche pas ses subordonnés de le juger habile, sympathique et plein d’humour. Ses classiques, dont il peut citer une kyrielle de répliques : On a retrouvé la septième compagnie (1975), hit franchouillard de la télé couleurs, et Problemos (2017), signé Éric Judor. Dans cette satire d’une communauté zadisto-wokiste, Blanche Gardin incarne la mère d’un enfant qu’on ne sait pas comment désigner parce qu’il n’a pas encore choisi son genre ni son prénom.
Vincent Trémolet de Villers était en revanche très sérieux au moment d’affirmer, devant les croisiéristes du Bougainville, qu'« il existe à gauche une forme de complotisme chic qui verrait une grande conspiration catholique menée par Vincent Bolloré et son groupe médiatique ». Il considère que, tout comme son journal, « CNews montre la société telle qu’elle est : la réalité du vivre-ensemble n’existe pas ».
INFOGRAPHIES. D’où viennent les biais politiques des chaînes de télévision ou des stations de radio ? Est-ce qu’ils s’expliquent par l’influence des journalistes ou bien celle des propriétaires des médias ? Une équipe de chercheurs apporte un éclairage sur ces questions en s’appuyant sur les données de l’INA.
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