Avec la vidéo, la radio devient virale

Avec la vidéo, la radio devient virale

Alors que la radio filmée faisait polémique à ses débuts, ses détracteurs refusant de voir le média audio se transformer en télévision, son usage est maintenant entré dans les mœurs et surtout sur les réseaux sociaux. Pour quels bénéfices ?

Temps de lecture : 8 min

6,4 millions des Français écoutent la radio via les supports digitaux, dont 3,1 millions via leur mobile(1) . Ces chiffres témoignent d’une réalité des nouveaux usages de la radio en ligne : celle-ci ne fait pas que s’écouter, elle se regarde et se partage. Cette évolution, les radios ont su l’anticiper il y a quelques années afin de proposer à leurs auditeurs, fidèles ou nouveaux, une radio agrémentée d’images. Les objectifs ? Imposer leur marque et propager leurs contenus sur la toile, accompagner le mouvement de délinéarisation de la consommation des programmes, entrer pleinement dans l’ère du direct total, de la compilation, du partage, du buzz. Car à l’heure du succès de Periscope et de Facebook Live, montrer du direct est devenu un impératif pour mener la concurrence dans un univers tout-numérique.

L’image, c’est l’affaire de tous

Filmer la radio n’est pas vraiment une idée neuve. A la fin des années 1980, les imitations de Jean Roucas sur Europe 1 sont rediffusées le week-end sur TF1. Cela n’a pas empêché François Rollin de pester il y a 2 ans contre un passage au direct vidéo sur France Inter qui enlève à la radio son aspect mystérieux, le tout dans une intervention… filmée, où les gestes du chroniqueur renforçaient son propos. Fallait-il ajouter l’image à un média linéaire, dont l’identité repose sur le direct et l’interactivité ? « La radio avait déjà toutes les vertus du digital il y a 60 ans, loue le directeur général de RMC, Frank Lanoux. C’est un média dématérialisé, gratuit et mobile. Quand on commence à intégrer de l’image, on complexifie la production et la consommation ». Frédéric Wittner, rédacteur en chef bimédia, chargé de la radio visuelle à France Info, abonde dans ce sens : « Au départ, nos studios ne sont pas conçus pour être filmés. » Encore aujourd’hui, alors que la station dispose de studios plus grands et mieux équipés, une dizaine de personnes refusent encore d’être filmées. « On ne contraint pas les gens. On s’adapte : on a sanctuarisé un lieu sans captation pour ces personnes. »

Avant de proposer du direct, les radios proposaient depuis quelques années des rediffusions en vidéo à la demande. C’est RMC qui, en diffusant l’interview politique de 8h30 de Jean-Jacques Bourdin sur BFM TV il y a 10 ans, a lancé en premier la radio dans le grand bain de l’image. Pour leur part, Europe 1 et RTL proposent respectivement depuis 2012 et 2013 des programmes en direct vidéo. Les chaînes de Radio France ont embrayé plus tard, en 2014 pour France Inter, en 2015 pour France Info.
 
Le débat soulevé aux débuts de la diffusion de la radio en vidéo et en direct n’a pas fait long feu. Pour Christophe Israël, directeur délégué aux nouveaux médias de France Inter, « même les plus réfractaires consentent à penser que c’est un mal nécessaire dans un univers numérique hautement concurrentiel où la vidéo est omniprésente. » De fait, les techniciens de France Inter se sont formés à la radio visuelle sans accroc, la station n’ayant pourvu qu’un nouveau poste de chargé d’édition en vidéo. Bref, l’image, c’est l’affaire de tous.

Anticiper les nouveaux usages

Aujourd’hui, la vidéo n’est plus une fin en soi, un catalogue de contenus en tant que tel. C’est bien plus une manière de porter le son là où il n’a pas sa place, sur les réseaux sociaux. Car les modes de consommation de l’information ont bien changé, notamment chez les jeunes générations. Au premier trimestre de cette année, 27 % des 13-19 ans écoutent la radio via un support numérique. Pour les stations, faire l’expérience de la radio visuelle sur la toile, c’est anticiper une transition déjà bien entamée vers le tout-numérique. « C’est un processus naturel, il y a des passerelles évidentes entre radio et web, on est dans de l’audiovisuel, assure Thomas Doduik, directeur digital du pôle radio-TV chez Lagardère. L’avenir de la radio ? C’est l’écoute délinéarisée, la 4G partout, une écoute à tout moment possible, dans le métro, etc. La vidéo est l’une des réponses à ces nouveaux modes de consommation. » Pour Antoine Bayet, directeur de l'information numérique à France Info, qui imagine déjà les nouveaux usages possibles de la radio avec par exemple l’arrivée des Google Cars et autres voitures automatiques, la radio digitale et en images est un horizon certain : « Aujourd’hui encore on compte plus de postes de radio par foyer que d’écrans, hors télévision. Mais à moyen terme, la courbe va s’inverser. » Afin d’épouser au mieux ce mouvement, « il ne faut pas avoir peur ni s’enfermer dans des dogmes », plaide Frank Lanoux.

 La vidéo, c’est une manière de porter le son là où il n’a pas sa place, sur les réseaux sociaux  
Mais consommer différemment la radio, c’est aussi l’interpréter différemment. Si l’on en croit le journaliste Jean-Claude Guillebaud dans sa chronique Des mots et des mimiques sur l’Obs, « l’œil du téléspectateur est plus influent que son oreille. » Outre l’aspect argumentatif d’une parole, la faculté du locuteur d’habiter son discours influe sur la réception du public : son charisme, sa conviction, l’authenticité de son implication donnent une nouvelle dimension au message. S’ajoutent enfin les mimiques des personnes présentes à l’image. « Grimaces, soupirs, regard vers le ciel, haussement d’épaules, sourire béat, froncement de sourcils : la syntaxe des mimiques est assez riche pour exprimer des tas de points de vue ou saper, mine de rien, le discours de celui qu’on écoute. » Une image vaut bien mille mots : filmer, c’est bouleverser les codes de réception du discours.

Vers toujours plus d’image ?

Malgré son adoption par les radios qui ambitionnent d’occuper le haut des classements d’audience, la transmission filmée n’a rien de systématique. « Elle n’est développée que lorsqu’elle a un sens éditorial au regard du positionnement de la chaîne et du type de programme, en adéquation avec telle plateforme de réseau social, assure Laurent Frisch. » Pour le directeur du numérique à la Maison de la Radio, il n'y a pas de réelle opportunité pour France Culture, hormis lors de la matinale, quand un invité de renom s’exprime. « Le critère, c’est l’intelligence, la pertinence par rapport au contenu, soutient Christophe Israël. Diffuser en images Affaires sensibles par exemple, serait aller à l’encontre de l’effet recherché par ce programme, très narratif, avec de la fiction. » Le player de France Inter enrichit donc l’émission d’informations visuelles (sujet, invité, ouvrages). Mouv’ Radio, quant à elle, souhaite fidéliser une audience jeune en diffusant sur Snapchat des contenus exclusifs.
 
Cette attention à la cohérence des contenus avec le choix de l’image n’a pas empêché les radios généralistes et d’information d’opter pour une diffusion élargie des tranches d’antenne filmées. France Info diffuse en direct vidéo de 4h à minuit. « Notre stratégie est liée à la nature de ce qu’est France Info, explique Antoine Bayet. On a préféré lancer un produit continu quitte à ce qu’il soit moins enrichi mais qui nous permette de diffuser du breaking news, des infos chaudes. Le texte affiché sur le bandeau doit permettre de comprendre ce qui est en train d’être dit, ou de rappeler les titres. » Si Europe 1 ouvre les vannes de l’image de 6h à 22h sans interruption, c’est surtout à visée expérimentale, pour faire des tests.

Afin de concentrer ses moyens techniques, France Inter diffuse en images ses moments clé d’audience : la matinale, du 7/9 à la Bande Originale de Nagui, jusqu’à 12h30, la tranche 17h-18h animée par Charline Van Hoenacker, et la soirée avec le Nouveau rendez-vous de Laurent Goumarre (21h-23h). La station projette d’inclure le 18h-20h à la rentrée pour compléter son offre. Sur RMC, la matinale est entièrement diffusée sur RMC Découverte de 6h à 8h30, puis sur BFMTV de 8h30 à 10h, pour l’interview politique de Jean-Jacques Bourdin. La station diffusera aussi l’After Foot de 22h à minuit sur la chaîne BFMTV Sport, qui sera lancée le 7 juin. Pour la rediffusion et le partage sur les réseaux sociaux, le choix se porte principalement sur les matinales, où on met en avant les invités politiques, les discours très incarnés, les grands moments. La chronique et le format humoristique ont beaucoup de succès. Mais pour Frédéric Wittner, il n’y a pas de recette : « Dans une interview politique de dix minutes, quels sont les trois ou quatre extraits qu’il faut sortir ? Quelque part, c’est de la petite phrase qui va faire le buzz ou de la prise de position qui va faire parler. Mais on cherche avant tout à montrer qu’il se passe tous les jours quelque chose sur France Info. »

La vidéo, outil de diffusion massive de l’actu brûlante

Après quelques années de radio en images, quel est l’impact sur les audiences ? Alors que les audiences de RMC sont en baisse, celles des diffusions filmées de Bourdin Direct à la télévision se portent à merveille. Tandis que 2 246 000 auditeurs écoutent l’émission sur RMC, 151 000 téléspectateurs la regardent sur RMC Découverte de 6h à 8h30, et plus d’1 million sur BFMTV, d’après Médiamétrie.

À Europe 1, Thomas Doduik se félicite : « La marque Europe 1 se diffuse et touche un public qu’il n’aurait jamais touché ». La radio de Lagardère Active compte  en moyenne 10 millions de vues par mois. À Radio France, on juge la réussite totale : « Nous touchons une audience similaire à celle de la télévision, avec de nouveaux auditeurs, qui n’étaient pas des fidèles de Radio France ou n’écoutaient pas la radio du tout, soutient Laurent Frisch, à la tête des nouveaux médias de la Maison de la Radio. C’est une façon d’amener ce média vers un public différent, dans des situations différentes. » À France Inter, 10 000 spectateurs peuvent parfois assister à la matinale en direct et en images, un usage qui reste malgré tout très minoritaire en regard du pic d’écoute sur la même tranche, qui se situe à 2 146 000 auditeurs à 8h.

« En dépit de nos craintes, on n’observe pas de cannibalisation de l’audience des auditeurs web par la vidéo », positive Antoine Bayet, directeur de l’information numérique à France Info. La station comptabilise en moyenne entre 1 et 1,5 millions de vues par mois, et peut franchir des seuils impressionnants en cas d’actualités brûlantes.
Le 18 novembre, jour de l’assaut du RAID dans un appartement occupé par des terroristes à Saint-Denis, le site de France Info a rassemblé jusqu’à 65 000 spectateurs simultanés, pour un total de 450 000 vues sur la journée, un record pour la station.

Les réseaux sociaux, un puissant vecteur de viralité

La clé pour disséminer les contenus, ce sont les réseaux sociaux. France Inter a lancé depuis quelques semaines le 79 secondes, une compilation du 7/9 sur un ton décalé, mais aussi des best of d’émissions (comme Boomerang d’Augustin Trapenard) et des best of humour sur YouTube, et réfléchit à d’autres formats de mashups pour le weekend. L’équipe digitale d’Europe 1, qui s’efforce d’apparaître parmi les Trending Topic de Twitter tous les jours, diffuse parfois sur Facebook live et tente de renforcer son contact avec les jeunes via Whatsapp. Depuis la rentrée dernière, la station a lancé la Social Room, un moment où l’invité de la matinale répond face caméra aux questions twittées des internautes. « Notre stratégie de rayonnement des contenus sur le web repose sur le mobile, la vidéo et les réseaux sociaux, explique Thomas Doduik. Il n’y a pas encore de modèle économique bien défini, mais cette stratégie est intégrée au fonctionnement de la rédaction. »
 
Sur les réseaux sociaux, la diffusion en VOD fait florès. Sur France Info, un témoignage à chaud lors des attentats de Paris du 13 novembre 2015 a été vu 3 millions de fois et partagé 36 000 fois sur Facebook, vu 1 million de fois et retweeté 18 000 fois sur Twitter. Expliquez-nous, au départ simple chronique pédagogique diffusée à différents moments de la journée sur France Info, est considérablement enrichie à l’aide de dessins (graphiques, portraits, classements, cartes) pour son passage sur le site et les comptes de réseaux sociaux de la radio. Le succès est au rendez-vous : l’épisode sur l’affrontement Sunnite-Chiite a été visionné près de 500 000 fois sur Facebook.
 À France Inter, la viralité atteint des sommets impressionnants via les réseaux sociaux : la chronique de Pierre-Emmanuel Barré sur la réforme de l’orthographe et l’activité des députés a été visionnée plus de 8 millions de fois et atteint une portée de 15 millions d’utilisateurs(2) sur Facebook. Des chiffres qui surpassent les scores d’audience de la matinale. « Les exemples d’extrême viralité ne sont plus des exceptions et le succès des vidéos est exponentiel, soutient Christophe Israël. L’image est un nouveau vecteur incontournable de diffusion et de dissémination des contenus. » En effet, en 2015, la station a réalisé 100 millions de vues à la première seconde(3) toutes plateformes confondues (dont un peu moins de 70 millions sur Facebook, 30 millions sur Dailymotion, et environ 6 millions sur YouTube). Rien qu’au premier semestre 2016, on compte déjà 69 millions de vues. Le directeur délégué des nouveaux médias se réjouit : « En deux ans, nous sommes passés d’un direct vidéo inexistant à un player vidéo 24/7 et 8h de direct filmé. Aujourd’hui, nous avons surpassé nos objectifs avec les vidéos en natif sur Facebook ».
 
 La vidéo n’est pas un simple gadget radiophonique 
La vidéo n’est donc pas un simple gadget radiophonique. Elle s’inscrit au contraire dans une stratégie de dissémination des contenus sur le web, à laquelle toute radio doit songer pour être en phase avec les nouveaux usages de consommation. Aspect essentiel de la convergence des médias, où chaque média produit à la fois de l’écrit, de l’audio, et de la vidéo, la radio filmée doit aller de pair avec une politique de contenus et une éditorialisation particulières. « Faire de l’image pour de l’image n’est pas intéressant. Il faut se démarquer, ne pas être dans le suivisme », affirme Thomas Doduik. Dans l’univers très concurrentiel du web, les premières places reviendront aux plus innovants.

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Crédit photo :
VI Radio - WESC FOUNDATION. Ian Southwell /Flickr. Licence CC BY-NC-ND 2.0
    (1)

    Enquête 126 000 radio de Médiamétrie au premier trimestre 2016.

    (2)

    Le reach de Facebook : nombre d’utilisateurs ayant aperçu la publication sur leur fil d’actualité sans pour autant l’avoir regardée. Donne un indice de la viralité du contenu. 

    (3)

    Nombre d’internautes ayant cliqué ou regardé même une petite partie de la vidéo. 

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Frank Lanoux est directeur général de RMC. Pour l’artisan de la convergence des médias à NextRadioTV, la radio ne saurait se donner à voir sans un rapprochement avec la télévision, un concept aux antipodes de celui de la radio filmée diffusée via le web et les réseaux sociaux.