Manifestation de femmes en soutien à l'ayatollah Khomeini, le 15 février 1979, à Téhéran.

Manifestation de femmes en soutien à l'ayatollah Khomeini, le 15 février 1979, à Téhéran.

© Crédits photo : GABRIEL DUVAL / AFP

Ce que les journalistes ont compris de la révolution de 1979

L'élan des débuts se heurte assez vite, en Iran, à une nouvelle forme de répression. Les reporters constatent les arrestations, les exécutions : une dictature est en train d'en remplacer une autre. Avec le recul, qu'ont-ils compris de cette révolution ? 

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Outre la bataille des chiffres, certains reporters, qui ont pour la plupart couvert les conflits voisins au Liban ou en Israël, avouent une relative méconnaissance de ce pays sophistiqué et élevé au rang de cas unique dans la région moyen-orientale. Sa dimension religieuse est une nouveauté à appréhender. « Pour une grande majorité des journaux français, l’Iran était quasiment considéré comme un autre pays arabe, et l’islam comme une affaire arabe », jugeait ainsi Marc Kravetz, débarqué en terre persane quelques heures après le départ du shah. « Il était facile d’avoir accès à nos interlocuteurs, mais difficile de comprendre, poursuit Alain Frachon. On ne connaissait pas Qom, le « velayat-e faqih » [principe théologique développé par l'ayatollah Khomeini qui confère aux religieux la primauté sur le pouvoir politique, NDLR]… Les journalistes iraniens eux-mêmes avaient du mal à comprendre. » 

« On ne connaissait rien au chiisme, tranche Bernard Poulet. Nous n’avions pas lu les écrits de Khomeini, on ne maîtrisait pas le sujet. Les intellectuels se disaient convaincus que les religieux allaient retourner dans leurs mosquées. » À entendre le reporter du Matin de Paris, se reposer sur des spécialistes français de la question iranienne ne suffit pas pour naviguer au cœur d’une mouvance révolutionnaire multiple et complexe : « C’était de l’auto-intoxication car tout le monde se plantait. Beaucoup ont raconté et se sont racontés des histoires. »

Dans son livre Irano Nox, Marc Kravetz se souvient avoir entendu cette sentence répétée à tous les dépourvus d’« iranité » : « Ce n’est pas votre faute mais vous ne pouvez pas comprendre. » Comment comprendre ? Pour le reporter des Nouvelles littéraires Gilles Anquetil, qui, contrairement aux autres, n’est pas logé à l’hôtel mais dans sa belle-famille iranienne, il est impératif de prendre de la distance avec le « double langage des officiels iraniens. Le journaliste pressé ne pouvait pas le comprendre. On ne pouvait pas s’en tenir aux seuls slogans révolutionnaires. » Il en reste persuadé: « Khomeini a joué sur cette ignorance ». Gilles Anquetil se souvient  avoir été convoqué en catastrophe au Quai d’Orsay, fin décembre 1978, pour livrer quelques clés de compréhension sur la question iranienne.

 « Que feriez-vous à ma place ? » 

En cette fin d’année 1978, le régime impérial n’a plus que quelques jours d’existence devant lui. Agonisant politiquement, et physiquement, le shah continue pourtant de recevoir la presse étrangère dans un palais de Niavaran déserté. C’est là que Thierry Desjardins réalise l’une des dernières interviews du souverain à Téhéran. Quelques minutes avant cette entrevue, le général Manouchehr Khosrodad vient à la rencontre de l’envoyé du Figaro et lui glisse : « Dites à Sa Majesté que je suis prêt, que j’ai 15 000 parachutistes à Ispahan. » S’ensuit une scène surréaliste où Thierry Desjardins évoque devant le roi ces fameuses troupes en réserve dans l’ancienne capitale des Safavides. « Ah, Khosrodad vous a demandé d’intervenir… », lâche le shah en s’approchant de la fenêtre d’où il entend la rumeur des « Marg bar shah » [« mort au shah », NDLR] incessants. « Que feriez-vous à ma place ? », finit-il par demander au journaliste, sidéré. « C’en était presque émouvant, raconte aujourd’hui ce dernier. C’est là que j’ai compris qu’il était très malade. »

Quelques jours plus tard, le 16 janvier 1979, le shah s’en va, à l’abri des caméras. On devine déjà que cet exil, ces « vacances » forcées, ne sera pas de courte durée comme en 1953. L’Humanité exulte et titre le 20 janvier 1979 : « Iran le peuple roi ». Le philosophe Michel Foucault, reporter de circonstance pour le Corriere della Sera salue un « résultat infiniment rare au XXe siècle », obtenu par « un peuple sans arme qui se dresse tout entier et renverse de ses mains un régime "tout puissant". »

Deux semaines plus tard, l’ayatollah Khomeini, à bord d’un vol Air France, atterrit à Téhéran. Il est accompagné de cent cinquante journalistes, qui peinent à trouver les mots pour décrire la scène. Voici ce qu’en dit Roger Gicquel, lors du 20 heures de TF1 : « On ne peut pas seulement parler d'arrivée triomphale pour l'ayatollah Khomeini à Téhéran, c'est une expression trop faible encore (...). Quand il y a plusieurs millions de personnes, sur une route, pour accueillir un chef, il n'y a pas de mots possibles, sinon peut-être (...) l'expression de “délire collectif”. L'arrivée de l'ayatollah Khomeini est probablement un fait sans précédent dans toute l'histoire, mais qui ne résout rien des problèmes qui se posent aujourd'hui à l'Iran. »

Ouverture du 20H de TF1, le 1er février 1979.

« Personne n’avait jamais vu un pays tout entier crier "Allahou Akbar" ou "Vive Khomeini" et personne n’a jamais revu ça, c’était quelque chose à voir », s’étonne encore Claire Brière-Blanchet, qui ne cache pas, dans son livre, avoir été « envoûtée» à l’époque par l’ampleur d’une telle mouvance. « Il n’y a pas de bonheur plus grand que la chute d’une dictature », applaudit par exemple Serge July avant de consacrer, quelques jours plus tard dans Libération, une double-page au « chiito-socialisme des khomeinistes ». Dans son éditorial, France-Soir parle, lui, le 18 janvier 1979, d’un « gâchis », estimant que « tous ceux qui à Téhéran et ailleurs manifestent leur joie devant la chute de Sa Majesté Reza Pahlavi devraient, à coup sûr, y réfléchir » et se méfier d’un « fanatisme religieux le plus rétrograde »« Les gens de droite n’y croyaient pas, alors que ceux de gauche étaient favorables à ce soulèvement », résume le photographe Michel Setboun, proche de la seconde mouvance.

Exécutions

Ces derniers déchantent rapidement. Tribunaux et justice islamiques, exécutions expéditives des anciens généraux du shah, dont on publie les photos des dépouilles criblées de balles, obligation progressive du port du voile pour les femmes… Les médias découvrent une nouvelle face du visage révolutionnaire. Depuis le bureau de l’AFP, où elle est hébergée, Claire Brière entend par exemple les tirs des exécutions nocturnes. Glaçant.

« Lorsque j’ai vu les comités révolutionnaires prendre le contrôle des journaux, se souvient Bernard Poulet, je me suis dit que ce n’était pas la démocratie qui arrivait au galop. » Un constat s’impose : une dictature succède à une autre. « La seule différence est que l’on sait que l’on exécute car la presse a encore le droit, pour l’instant, de travailler librement», commente Antenne 2, le 7 mars 1979. Quelques jours plus tard, son reporter, Edouard Lor, dit encore : « Ce sont des méthodes qu’on n’a peut-être pas assez condamnées, qui sont celles de la Savak. Et je crois aujourd’hui qu’il faut les condamner, de la même façon qu’on aurait pu les condamner à l’époque du shah. »

L’exécution de l’ancien Premier ministre du shah et « ami de la France », Amir Abbas Hoveida, le 7 avril, et l’interview qui la précède passent pour un signal supplémentaire. « On nous avait proposé son interview, à Éric Rouleau et à moi, rapporte Thierry Desjardins. Nous avions refusé car il y a une règle : on n’interroge pas un prisonnier. » Alors jeune journaliste pour FR3, Christine Ockrent réalise bel et bien cet entretien « exclusif », dans la cellule d’un Hoveida méconnaissable, assis sur son matelas à même le sol, et fait scandale. Emprisonné depuis plusieurs mois, d’abord sous le shah donc, l’ancien Premier ministre s’adresse à elle en français. « Pourquoi pensez-vous que le shah, lui-même, ait décidé de vous mettre en prison ? », interroge-t-elle. « Allez lui poser la question ! Il faut laisser les boucs émissaires se taire. » Par le ton sévère qu’elle emploie, la voici accusée de s’être rendue complice de son exécution, survenue dans la foulée.

Le 5 avril 1979, le Soir3 (FR3) diffuse à 19h10 un extrait de l'interview que Christine Ockrent a réalisée de l'ancien premier ministre du shah, Amir Abbas Hoveyda. Il est exécuté le 7 février.

L’interview provoque un concert d’indignations. Sur place, certains envoyés spéciaux deviennent indésirables. Les premières expulsions sont rapportées dès la mi-mars 1979. Dans les mois qui suivent, la République islamique pose définitivement ses jalons, et cela, jusqu’à la guerre avec son voisin irakien [1980-1988, NDLR] qui ouvrira une nouvelle séquence dans l’histoire de l’Iran.

 

« Je m’interroge sur le rôle que nous avons joué dans cette histoire »

Plus de quarante ans après les événements, les journalistes interrogés n’ont pas de mal à poser un regard critique sur leurs écrits, qui ont nourri les prises de position de l’époque dans le débat français. Avec une question centrale : à quel point la présence de Khomeini a pu peser dans celui-ci ? « On l’a considéré comme le chef de la révolution islamique, sa présence en France a fait qu’il est devenu ce chef » , pense Dominique Bari, selon qui la presse a pu influer sur la décision de Valéry Giscard d'Estaing de lui accorder l’asile politique. « On s’est planté, de là à parler d’influence, il ne faut pas exagérer, balaie d’emblée Bernard Poulet. On ne savait pas ce qui allait arriver. À Neauphle, Khomeini parlait de démocratie mais pas dans le sens où on l’attendait. »

« La démocratie, les femmes, la liberté des partis… Moi aussi, j’aurais voulu y croire et j’ai essayé », poursuit Gilles Anquetil. « Monsieur Khomeini répétait devant les journalistes les réponses que nous préparions. Il fallait satisfaire l’opinion avec ce genre de discours. Vous imaginez s’il avait dit à Neauphle ce qu’il a dit après la Révolution ? », nous avait confié en 2019, son ancien conseiller, Bani Sadr, décédé en 2021. 

« On s’est laissé complètement dépasser par ce premier épisode de religions, dit encore Yves Loiseau, qui se souvient s’être fait cracher dessus, au sens propre, par une exilée iranienne en désaccord avec lui, après une intervention sur France Inter. Le romantisme révolutionnaire est une chose, mais je m’interroge sur le rôle que nous avons joué dans cette histoire. » « Aucun », lui répond aussi Alain Frachon, pour qui ce serait surestimer le poids de la presse occidentale à l’époque : « C’était une affaire irano-iranienne avant tout. La capacité de l’Occident d’orienter l’histoire dans un sens ou l’autre était très limitée, illusoire même. Certes, il y eut parmi les intellectuels l’espoir qu’un bon régime arrive après le mauvais régime du shah. Mais fondamentalement, Michel Foucault ou nos prises de positions parisiennes pour une "bonne révolution" ne jouèrent aucun rôle. »

« Les images sont de moi, mais c’était leur histoire », formule Michel Setboun dont le travail est encore très apprécié en Iran aujourd’hui. « La presse ne fut responsable que devant l'opinion française et ses lecteurs, et certainement pas au niveau de l'histoire iranienne», juge aujourd’hui Thierry Desjardins. Une histoire dont les journalistes, écrivains et intellectuels furent les témoins, et qui bascula définitivement dans les mois qui suivirent. « Est-ce que j’ai compris cette révolution ?, s’interrogeait Marc Kravetz en 2018. Certainement pas tout, non. La seule chose dont j’étais sûr, c’est que l’Iran allait connaître un changement à très long terme. Un changement complet et irréversible. »

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