les scènes de vie à l'antenne de Direct 8

Des couloirs de la rédaction aux loges, tout est montré sur Direct 8.

© Crédits photo : Captures d'écran Direct 8/Julianne Rabajoie-Kany

« C'est un Loft permanent »

La télé selon Bolloré, épisode 5. À l’antenne, les couacs se multiplient et les émissions se rodent. Les animateurs de Direct 8 découvrent les avis de leurs tout premiers téléspectateurs.

Temps de lecture : 8 min

En regagnant son domicile, après la soirée inaugurale de Direct 8, Dominique Souchier repense au bonheur éclatant de Vincent Bolloré. « On aurait dit un petit gamin le jour de Noël qui ouvre son paquet, qui fait fonctionner son nouveau jouet, et montre à ses parents à quel point il est content. »

Grande voix d’Europe 1, Dominique Souchier a été recruté pour présenter « Le Grand 8 », le rendez-vous politique de la chaîne, avec une consoeur de Paris Match, Valérie Trierweiler. « C’est incroyable comme elle attrape la lumière », a justifié Philippe Labro. Ce soir, comme les autres animateurs, le duo a présenté en quelques mots le concept de son émission. Tous deux sont néophytes en matière de télévision, peu habitués aux caméras. Le soir de leur première, ils demanderont à leur invitée, Élisabeth Guigou, de leur indiquer s’ils sont bien à l’antenne.

Arrivé à Sèvres, Dominique Souchier gare sa voiture et gravit les marches de son pavillon. Il est accueilli par un commentaire bien senti de son épouse : « C’est ahurissant comme tu as été mauvais ! » Rien n’a échappé à Jeannine Souchier : les cheveux en bataille, les chaussettes en tire-bouchon, les phrases décousues. Elle ajoute : « Méfie-toi de la fille avec qui tu travailles, elle va te dévorer. »

Amateurisme

En plus de l’adaptateur TNT, le couple a dû faire installer une antenne spéciale pour recevoir les nouvelles chaînes. C’est ainsi que Jeannine Souchier, ancienne réalisatrice à Radio France, est devenue une des premières téléspectatrices de Direct 8.

« Au début, la TNT, il y a plus de gens pour la faire que pour la regarder », résume Cédric Drapeau, le directeur technique de la huitième chaîne. En ce printemps 2005, seul un tiers du territoire métropolitain peut la recevoir. Encore faut-il disposer d’un décodeur — ou d’un débit internet suffisamment puissant pour regarder les programmes en streaming.

C’est le cas d’un certain nombre d’habitués du site HardWare.fr (HFR pour les initiés). En parallèle de leurs discussions sur les systèmes d’exploitation, les cartes graphiques et les mérites comparés des différents modèles de joysticks, ils se prennent de passion pour l’ovni Direct 8. Ils regardent et commentent ces programmes, passant de la curiosité à la pitié, de l’empathie à la pure férocité. Ils sont estomaqués par l’amateurisme insensé qui s’étale à l’écran, et se demandent à quel degré il convient de regarder cette chaîne. « En fait, tranche l’un des piliers du forum, on regarde en se disant "Il va se passer quelque chose". Et rien. Et tu te dis "Bon, allez, 5 minutes de plus, il va bien se passer quelque chose". Et rien. Et ainsi de suite. »

Agonie papale

Au cours des premiers jours, les couacs à répétition les amusent, les retards systématiques des émissions (« Plus de 20 minutes !! ») un peu moins. Pour meubler, les réalisateurs montrent les couloirs couverts de moquette bleue, la tour Eiffel, la salle de maquillage, la tour Eiffel, la régie, la tour Eiffel ; Tuih-Tuih dans l’ascenseur, Tuih-Tuih coincé dans la porte-tambour de la tour, Tuih-Tuih qui fait coucou ; les salariés du groupe qui descendent faire de la figuration dans l’émission de gymnastique ; les journalistes qui font n’importe quoi : « On s'amusait à passer hyper vite devant les caméras de vie, avec des feuilles de papier dans les mains, comme si des dépêches venaient de tomber », rigole Florent Peiffer. « On les a vu s'amuser en salle de rédaction vers 20 h 05, relève un internaute sur HFR. Il y en a un qui jouait à tourner avec sa chaise et l'autre qui faisait des roulades ! » Un autre : « Je viens de comprendre le concept de la chaîne, c'est un “Loft” permanent. » Un troisième : « C'est la seule télé pirate légale. »

Ils se gaussent des journaux dépourvus d’images, devinent le quasi-soulagement des animateurs quand leurs invités prennent le pouvoir, et, dans l’après-midi du samedi 2 avril, ils compatissent devant l’angoisse qui étreint le présentateur de « Dieu merci ! », la gêne qui transpire par chacun de ses pores (« On dirait Raphaël Mezrahi en vrai »), puis le mutisme qui le frappe. Pour Hadrien Lecoeur, l’antenne est une épreuve. À 22 h 08, son visage apparaît à nouveau. Flash spécial : « Madame monsieur bonsoir, on apprend à l’instant que le pape Jean-Paul II est mort au Vatican à l’âge de 84 ans à la suite d’une longue agonie. Direct 8 s’associe à la peine de tous les chrétiens du monde. »

Speed-datings

Deux heures plus tard, changement de tonalité. Sur la piste de L’Hacienda ambiancée par DJ Fred, l’animatrice Célia Champion s’égosille, tente d’interroger des danseurs, improvise des speed-datings et récite des slogans de la Prévention routière. C’est l’heure de « Boîte de N’Huit », une émission produite par Yannick Bolloré, le fils cadet du patron : pendant deux heures, les vendredis et samedis soirs, les caméras quittent Puteaux pour Nanteuil-lès-Meaux. « Avec Yannick, on s'est connus pendant nos études, raconte Addy Bakhtiar, le propriétaire de la discothèque. J’organisais des fêtes, or Yannick est un très grand fêtard, donc on est devenus très proches. Quand son père a monté Direct 8, on s’est dit qu’à une certaine heure, le meilleur moyen de faire du direct, c’est d’aller en boîte. On avait vu que ça rendait bien sur MTV. »

« Célia » remporte un certain succès sur HFR. Plusieurs internautes se livrent une compétition de captures d’écran des animatrices de la chaîne. Ils sont éberlués : « Merde, ils recrutent des modèles érotiques ? Quel cochon le Labro ! » Certains confessent leur excitation et cherchent en ligne les numéros de téléphone et les e-mails de leurs présentatrices favorites. Côté captures, ils ne savent plus où donner de la tête : « Il y a trop à capser sur cette chaîne, c'est inhumain ! » D’autres font mine de prendre de la hauteur : « C'est une chaîne pour les nerdz de 11 ans à la recherche de leur première éjaculation. »

Boy-scouts

Le petit monde des chroniqueurs télé scrute lui aussi avec intérêt ces nouveaux programmes. Jour après jour, les échos moqueurs s’accumulent dans la presse. Le samedi 9 avril, dans Libération, les journalistes Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts publient le récit de la semaine qu’ils viennent de passer devant Direct 8. Ils raillent la « logorrhée Bolloré », cette chaîne pleine de « gens qui parlent, de tout, de rien, mais qui parlent ». Ils tordent le nez devant les programmes pour enfants qui semblent guidés par « un seul mot d'ordre : bêtifier », s’ennuient devant les jeux qui leur rappellent « une réunion de boy-scouts », jugent les émissions « aussi compassées que si elles étaient enregistrées », et ont une pensée pour les télés associatives « écartées de la TNT par manque de financement, quand Bolloré fait une télé amateur à coups de millions ».

À Puteaux, à l’étage de la rédaction, Libé est passé de main en main. Les jeunes journalistes de Direct 8 sont mortifiés. Le lundi, Philippe Labro les console à sa manière : « En bien ou en mal, l’important, c’est qu’on parle de nous. Or Direct 8 est la seule chaîne de la TNT dont on parle. Vous devriez être très heureux. »

Jouissance narcissique

Pour se remonter le moral, mieux vaut faire un tour sur le forum HFR. Les salariés de la tour Bolloré n’ont pas tardé à découvrir l’existence de ce forum. Ils impriment et affichent les captures d’écran qui les mettent en valeur. Le 18 avril, un animateur écrit « Coucou HFR » sur un bout de papier et le présente à la caméra. À la fin de chaque émission, les animateurs se ruent sur le site pour découvrir les commentaires de leur public. « C'était un peu les réseaux sociaux avant l'heure », contextualise Florent Peiffer. L’audience étant trop faible pour être mesurée, « ce forum était le seul indice de l’intérêt qu’on pouvait susciter », ajoute Damien Hammouchi.

Dominique Souchier, habitué à ce qu’on l’apostrophe à propos de la moindre de ses interventions à la radio, constate qu’on ne lui parle jamais du « Grand 8 ». Il compare la chaîne à « un théâtre extraordinairement étrange » : « il n’y a personne dans la salle mais la pièce se joue ». Plus étonnant encore : en plus des « nouveaux talents », les animateurs n’ont aucun mal à faire venir des invités que le public a l’habitude de voir sur les grandes chaînes.

Philippe Labro projette en avant ses mains ouvertes : « Personne ne résiste à l'envie de passer à l'antenne, même quand il n'y a pas grand monde en face. Il existe une sorte d'euphorie narcissique, de jouissance narcissique, à s'asseoir, à se faire maquiller, à se faire poudrer, donc à se déguiser, pour aller jouer la comédie humaine. Et s'exprimer. La télé vous invite, vous y allez. »

Lire l'épisode suivant

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris

Autres épisodes de la série

Le logo et la mascotte de Direct 8

« Je vais invoquer les dieux bretons »

La télé selon Bolloré, épisode 2. Dix ans plus tôt, Vincent Bolloré dévoile son ambition : créer une chaîne de télé. Il constitue une équipe pour plancher sur un projet que le CSA ne pourra pas refuser.