Bondy Blog : « Notre travail tient d’une mission de service public »

Créé au moment des émeutes de 2005, le Bondy Blog s'est donné pour mission de proposer un traitement médiatique moins caricatural des quartiers populaires. Où en est le site aujourd'hui ? Rencontre avec Nassira El Moaddem, sa directrice et rédactrice en chef.

Temps de lecture : 7 min


Comment présenteriez-vous le Bondy Blog aujourd'hui ?


Nassira El Moaddem : Le Bondy Blog est un média en ligne qui traite de l'actualité et de ce qui se passe dans les quartiers populaires. Nous faisons un travail de reportage, d'enquête. Nous sommes très sourcilleux sur la façon de faire notre métier. Pour nous, c'est d'abord du terrain. Il s’agit de raconter ce qui se passe dans les quartiers, de raconter celles et ceux qui les font, de mettre en avant des personnalités que l'on ne voit pas ailleurs et qui font bouger les lignes. Des gens qui permettent de faire tenir les quartiers populaires, parce qu'un certain nombre d'entre eux ont été abandonnés par les services publics ainsi que le secteur privé. Sans ces personnes-là, ces quartiers ne tiendraient pas. L'idée est donc de raconter les quartiers à travers le prisme de leurs habitants, de celles et ceux qui les font au quotidien. Il peut s’agir de militants associatifs, d’entrepreneurs, de profs, d’artistes ou de sportifs.


Ce que vous faites actuellement n'est au final pas très éloigné de ce que faisait le Bondy Blog au moment de sa création.

Nassira El Moaddem
 : Oui, l’ADN et la ligne éditoriale n’a pas vraiment changé depuis 2005 à savoir donner la parole aux habitants des quartiers pour qu’ils nous racontent leur quotidien plutôt que de les faire réagir à l’actualité ou de leur tendre le micro qu’après un fait divers. En 2005, cela manquait en France. Depuis, le Bondy Blog s’est imposé dans le paysage médiatique avec des partenariats avec d’autres médias comme Libération, France Bleu ou Mediapart. Nous sommes d’ailleurs souvent sollicités par des journaux étrangers ou des institutions pour parler de notre travail éditorial : cette année, nous avons pu faire découvrir le Bondy Blog à New York, Toronto, Le Caire ou encore Beyrouth !


Combien de journalistes travaillent au Bondy Blog aujourd'hui ?

Nassira El Moaddem : La particularité du Bondy Blog est qu’il est composé à la fois de journalistes, de jeunes journalistes en devenir, notamment des étudiants, et de gens qui ne sont pas de ce milieu. Nous sommes sept professionnels, dont mon adjointe, Leïla Khouiel, et moi. Il y a d'autres personnes, jeunes et moins jeunes, qui travaillent dans d'autres secteurs : enseignants, bibliothécaires, documentalistes, par exemple. Elles voient ou entendent des choses dans leur ville qu'elles veulent voir racontées dans un média qui leur ressemble. Nous avons une chance : celle d'avoir une diversité de profils qui nous permet d'avoir une diversité de sources et d'histoires à raconter, à l'image de ce qui se passe dans les quartiers.


Avez-vous l'impression que le regard des grands médias sur la banlieue a changé depuis les émeutes de 2005 ?


Nassira El Moaddem : Oui, il a changé. Aujourd'hui, ce regard est pollué par les questions autour de l'islamisme, du djihadisme, de la radicalisation, etc. Ces questions ont contaminé le traitement médiatique des quartiers et des banlieues que ce soit dans la presse écrite, la radio ou la télévision. Cela biaise forcément le rendu. Ce sont des sujets qui doivent évidemment être abordés ; le problème c’est qu’ils sont surreprésentés. C'est une inquiétude que nous formulons à divers moments, que ce soit lors des assises du journalisme de Tours, lors de rencontres informelles avec des confrères et consœurs, ou lorsqu’on accueille des journalistes professionnels dans nos locaux pour des masterclass avec nos lecteurs. Nous disons : « Attention, vous aggravez un hiatus avec les lecteurs, déjà extrêmement méfiants ». Par ailleurs, cet avertissement n’est pas exclusif aux gens qui habitent les quartiers. La question de la défiance contre les médias est valable partout en France. Un tel traitement ne fait que l’accentuer.


Quel principal reproche feriez-vous à la façon dont sont montrées les banlieues dans les médias ?

 On ne peut pas, d’un côté, demander aux habitants des quartiers populaires de coller à une certaine idée de la France et de l’autre, ne pas les faire exister médiatiquement. 
Nassira El Moaddem : Ce qui me pose problème dans le traitement médiatique des quartiers populaires est que nous sommes face à un système de balancier. On a souvent des sujets, des reportages, des papiers qui sont de l'ordre du fait divers, où l'on raconte que telle voiture a brûlé, que telle école a été incendiée, que tel réseau de délinquance a été démantelé. Et quelques jours après, comme pour se racheter une bonne conscience, il va y avoir le portrait du super-héros venu du 93. C'est anti-journalistique. Nous sommes quand même censés raconter la réalité dans sa subtilité, dans sa complexité, sa nuance. Or on est sur des sujets souvent extrêmement grossiers, caricaturaux. On ne donne pas la possibilité à ceux qui sont dans l'entre-deux d'exister : les gens, qui vont au travail, à l'école, qui ont des difficultés pour retrouver du travail, qui vont monter leur entreprise ou se mettre en autoentrepreneur. Il y en a beaucoup.

Le deuxième problème est que l'on enferme les quartiers et leurs habitants dans les quartiers. Vous ne verrez jamais, ou très rarement, un sujet marronnier sur la rentrée scolaire dans un quartier populaire, par exemple. On va dans un quartier pour chercher des choses de quartier. On ne peut pas, d’un côté, demander aux habitants des quartiers populaires de coller à une certaine idée de la France et de l’autre, ne pas les faire exister médiatiquement. Ça ne fonctionne pas, c'est complètement absurde.


Le Bondy Blog est un média associatif. Que cela signifie-t-il pour vous ?

Nassira El Moaddem : C'est l'histoire qui veut ça. Nous avons hérité de ce modèle-là. Je suis arrivée à la tête du Bondy Blog en 2016, et on ne change pas d'un coup d'un seul une histoire de douze ans. Nous écrivons notre propre histoire, peut-être aurons-nous un autre statut dans les années à venir. Pour l'instant, nous sommes un média associatif et cela ne bouleverse en rien notre ligne éditoriale et notre façon de faire du journalisme. Derrière le modèle associatif, il y a aussi des valeurs de solidarité, d'entraide, d'implication dans un projet collectif quasiment d'intérêt général. C'est ce qui nous anime. Nous avons honnêtement l’impression que notre travail journalistique au quotidien tient d’une mission de service public. Nous nous rendons dans des endroits où personne ne va, ou alors quand les journalistes y vont, c’est en réaction à un évènement négatif. Notre idée est de pouvoir être partout sans agenda préalable dicté par l’actualité chaude. Mais nous essayons vraiment d'être en anticipation et pas en réaction.

De manière générale, les habitants des quartiers disent que les journalistes ne vont les voir que quand ça pète. Pour raconter la normalité de la petite association qui essaie de se débrouiller pour faire de l'aide au devoir, il n’y a plus personne. C’est ce que nous voulons raconter : des histoires totalement banales. Ce genre d’histoire devient un sujet à traiter parce qu’il ne colle pas dans la narration habituellement observée ailleurs. Ce sujet devient extraordinaire alors, qu'à la base, il est complètement banal. On arrive à cette situation complètement folle ou des petites actions deviennent des actions remarquables. Alors nous le faisons pour faire exister ces personnes. Je suis ravie de le faire de manière journalistique. Je pense que ce sont de vrais sujets d'enquête, de vrais sujets de reportage.


Le Bondy Blog a lancé une opération de financement participatif il y a peu. Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à le faire ?

Nassira El Moaddem : Nous avons voulu associer nos lecteurs au Bondy Blog, mais, cette fois-ci, de manière concrète dans notre projet de développement. L’association des lecteurs est quelque chose qui existe depuis toujours et que nous renforçons. Nous organisons des masterclass deux fois par mois dans nos locaux, lors desquels nous recevons des journalistes professionnels pour débattre des médias avec celles et ceux qui nous lisent. On se rend compte que les gens ne se parlent pas, ou seulement à travers les réseaux sociaux. Or les réseaux sociaux sont des cristallisateurs de tensions : ce ne sont pas des endroits où l'on parle mais où l'on réagit et interpelle, ce qui est complètement différent. L'idée est de mettre en place un échange, un débat. C'est formidable parce que ces espaces-là sont nécessaires pour recréer du lien. Nous sommes persuadés que les journalistes ne pourront pas vraiment sortir de la défiance, s’ils ne rentrent pas dans l'arène pour rencontrer le public. Je suis persuadée que nous ne faisons pas n'importe quel métier, je pense que nous avons une responsabilité que d'autres n'ont pas. Ce n'est pas pour être condescendant, c'est justement pour rappeler le rôle et parfois l'impact ou les influences que nous avons sur l'opinion et sur les avancées de la société. Il faut que les gens se parlent, qu’ils se rencontrent. Ce sont des espaces que nous créons. C'est là que nous impliquons nos lecteurs et le public.
 
Nous avons souvent eu des retours de lecteurs qui nous disaient qu’ils avaient envie de nous aider mais ne savaient pas comment. On réunissait les gens, mais ils voulaient faire plus et nous ne savions pas quoi leur proposer, nous n’avions pas les outils. Puis nous nous sommes dit qu’il fallait que les lecteurs et les lectrices puissent s'associer au Bondy Blog pour aider à son développement  C'est une campagne d'adhésion que nous mettons en place, une alliance qui se crée entre des lecteurs, un public, assez critique sur le traitement médiatique de la question des quartiers (même s'il y a évidemment des choses qui se font et qu’il ne faut pas oublier), et un média qui veut se développer, qui a des histoires à raconter, notamment en vidéo, en cartographie et en data. Tout le monde a besoin d’une pluralité de médias mais l’information a un coût. Nous souhaitions le rappeler à nos lectrices et lecteurs en leur disant : pour continuer à produire de l’information de qualité, pour faire encore plus, il faut que vous nous aidiez. Le Bondy Blog restera évidemment accessible à toutes et tous mais chacun peut contribuer à la hauteur de ses moyens. C’est le sens de notre campagne de financement.


Dans la présentation de votre opération de financement participatif, il est fait mention d'éducation aux médias. Cette problématique est-elle chère au cœur du Bondy Blog ?

 Le public n’a plus confiance en nous mais il faut se rapprocher de lui, que l'on rentre dans l'arène. 
Nassira El Moaddem : Nous avons l'impression que c'est très tendance. Aujourd'hui, tout le monde parle d'éducation aux médias. Cela fait quasiment 13 ans que nous en faisons, depuis la naissance du Bondy Blog en fait ! À l’époque, personne n’en parlait. Nous faisons des interventions dans les établissements scolaires pour décrypter la presse, pour dire aux élèves qu’il faut qu’ils la lisent et pour leur donner des outils pour y accéder. Il faut revenir sur tout le travail de production de l'info qui est parfois extrêmement long, ce dont ils n’ont pas conscience, c’est normal. On leur donne des clés de compréhension de ce que sont les médias aujourd'hui, très éloignés de toutes les idées reçues qu'ils peuvent avoir, que leur parents ou grands-parents ont eu et que d'autres partagent dans leur environnement très proche. C'est valable partout, ce n'est pas qu'une question de quartier populaire.

Nous faisons aussi des interventions scolaires à Metz, à Reims. Nous sommes de plus en plus sollicités. Il faut que nos jeunes puissent avoir accès à l'information et comprennent comment hiérarchiser l'info, comment on construit un journal. De plus, nous pensons que si nous racontons les coulisses, nous permettons aux gens d'adhérer à quelque chose. Ils peuvent s'y reconnaître, parce que les difficultés rencontrées au niveau des conditions de travail, sur le temps qui est de plus en plus pressurisé dans les rédactions, c'est la vie de toutes les entreprises. Tout le monde est capable de comprendre ces choses-là si on leur en parle. Il n’y a pas de fatalisme. C'est difficile, le public n’a plus confiance en nous mais il faut se rapprocher de lui, il ne faut pas que l'on reste dans nos citadelles, il faut que l'on rentre dans l'arène. 


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Crédit photo : Mohammed Bensaber/Bondy Blog

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