Joey Coleman, journaliste, fondateur du site d'information locale The Public record

Joey Coleman, fondateur du site d'information locale The Public record.

© Crédits photo : Jean-François Gérard

Qu'est-ce qu'un journaliste ? Le cas Joey Coleman, au Canada

Le statut de journaliste professionnel n'existe pas vraiment au Canada. À Hamilton, dixième ville du pays avec 600 000 habitants, l’administration veut instaurer un système d’accréditation pour trier les chroniqueurs locaux. Joey Coleman, figure pugnace du journalisme indépendant, pourrait être tenu à l'écart parce que ses questions embarrassent la municipalité. Voici son histoire.

Temps de lecture : 5 min

Il est bientôt 9 heures, la salle du conseil municipal de Hamilton est quasi-vide. En haut de la tribune, Joey Coleman s’installe. « ll y a quelques mois, un greffier a questionné ma présence dans la galerie presse. Je n’ai pas perdu de temps à contester et suis allé dans le public pour qu’on ne puisse rien me dire. Et je compte y rester car en fait l’angle de vue est meilleur », explique le seul journaliste présent, qui apporte parfois trépied et caméra. La réunion du comité des Finances, dont l’ordre du jour s’annonce ennuyeux, ne commence que dans trente minutes. Le temps de passer une tête à la commission des « ajustements » où seuls des citoyens siègent. « Un organe fascinant avec un pouvoir illimité pour changer les règles [d'urbanisme], tant que c’est mineur », décrit Joey Coleman. Assez de temps pour saluer des connaissances et même identifier un potentiel sujet : la représentante d’un promoteur défend de nouvelles techniques de fosses septiques, plus efficaces pour filtrer les nitrates, et demande donc à pouvoir bâtir davantage de logements non-raccordés aux égouts que la limite en vigueur.

De retour au comité des finances, Joey Coleman écoute d’une oreille. Celui qui se voit un peu comme un « bibliothécaire de la municipalité » planche en fait sur un projet de sous-titrage des captations vidéo des séances — qu'il archive — à partir de leurs comptes-rendus. Il relève une info, un taux de vacance de 7 % des postes qui atteste selon lui d’un manque d’attractivité de la mairie. Entre les débats, il bavarde avec plusieurs conseillers municipaux avec qui il entretient de bonnes relations. « J’ai participé à son podcast pendant les élections, témoigne Mark Tadeson, élu en novembre 2022. Et grâce à ses questions précises, je me suis senti plus préparé au rôle d’élu»

L’après-midi s’avère plus agitée avec des auditions publiques de locataires au sujet des « rénovictions », c’est-à-dire d’importantes rénovations qui expulsent les habitants les plus pauvres. « Les élus demandent à l'administration pourquoi elle n’a pas fait ce que le conseil lui a demandé en travaillant sur une réglementation », analyse le reporter. Il relève « des excuses du staff », mais « ce ne sont pas des excuses officielles, qui ne peuvent venir que de la directrice générale », tweete le journaliste à ses 18 600 abonnés.

Niche médiatique

Être pointilleux sur toutes les règles de l’administration, c’est sa marque de fabrique. « Joey Coleman a une capacité à suivre les affaires les plus techniques et les retranscrire avec un caractère détaillé. Il contextualise avec des décisions judiciaires ou les réglementations existantes. Son expertise sur le long terme lui permet de développer sa niche médiatique pour un lectorat de citoyens qui veulent s’engager, là où de nombreux journalistes ne couvrent City hall que quelques années ou doivent suivre d’autres dossiers, décrit Peter Graef, professeur agrégé de sciences politiques à l’université McMaster de Hamilton. C’est la personne qui tape sur la Ville quand une séance n’est pas publique alors qu’elle devrait l’être. »

Depuis quelques mois, le reporter autodidacte de 41 ans redoute de voir ses accès entravés. L’administration municipale a en effet proposé aux élus, issus des élections de novembre 2022 qui ont vu la mairie passer à gauche, un nouveau système d’accréditation. Celui-ci prévoit que seuls les pensionnaires de la nouvelle salle de presse, bâtie en sous-sol, pourront accéder aux conférences qui s’y tiennent. Et pour louer un bureau à prix symbolique (80 dollars canadiens par an, 100 dollars pour un bureau nominatif), une condition : que l’employeur soit membre du Conseil canadien des normes de la radiotélévision (l’équivalent de l’Arcom) ou du Conseil national des médias d'information (CNM), un conseil de presse qui examine les plaintes du public. La plupart des médias canadiens, et selon la mairie 95% de ceux de Hamilton, adhèrent à l’un des deux. Mais pas The Public Record, le site indépendant d’information locale de Joey Coleman, qu’il tient en solo. Le journaliste le plus assidu pourrait donc rester à la porte et être privé des échanges avec les attachés de presse de Hamilton, la dixième ville du Canada avec 600 000 habitants, près de Toronto.

« C’est au secteur de nous dire qui est journaliste »

Matthew Grant, embauché comme directeur de la communication en 2020, est à l’origine du projet : « Pendant la pandémie, on a vu une explosion de la désinformation. La pratique journalistique est une solution à l’heure où il est de plus en plus difficile de faire la différence entre qui est journaliste et qui ne l’est pas. J’ai demandé aux médias quels étaient leurs besoins car nous n’étions pas bons, notamment pour leur fournir un interlocuteur. » Il réfute toute idée de régulation : « Les journalistes locaux nous ont dit qu’ils ne voulaient pas être des arbitres et que ce n’était pas non plus à nous de l'être. » Le cadre tire donc cette conclusion : « C’est au secteur de nous dire qui est journaliste. » Et assure que Joey Coleman n’est pas visé : « Il était membre du CNM par le passé et nous a dit qu’il comptait l’être à nouveau [ce que Joey Coleman conteste, NDLR]. On s'est aussi assuré que même un journal de quartier peut adhérer. » Mais Joey Coleman ne voit guère d'intérêt à sa cotisation au CNM (à partir de 140 dollars canadiens par an) : « Un directeur m’a dit en 2018 que cela ne faisait pas de moi un journaliste. » Il a donc décidé de la quitter début 2021.

Passé à McLean’s et au Globe and Mail, deux journaux nationaux de référence dans lesquels il couvrait l’enseignement supérieur, Joey Coleman a lancé son site sur l’actualité municipale en 2014. Engagé dans la vie locale dès l’adolescence, il devient à 32 ans un pionnier du journalisme local financé exclusivement par ses lecteurs : « Je voyais les licenciements de journalistes talentueux et je voulais créer un nouveau modèle. Je voulais aussi me reconnecter à ma ville car la crise du journalisme démarre au niveau local. » 

Financement participatif

Onze ans plus tard, il compte 150 donateurs mensuels et 50 annuels pour 3 500 dollars canadiens par mois (2 380 €), soit un revenu, frais déduits, de 2 500 dollars canadiens (1 700 €) avant impôts et cotisations. « C’était plus difficile que je ne l'avais imaginé. Il a d’abord fallu convaincre les lecteurs de payer, avec des campagnes de financement de 12 000 dollars mais ce n’était pas viable, puis désormais de payer tous les mois. Aujourd’hui, avec le recul, je débuterais par une newsletter », estime-t-il. L'audience est moins son sujet que l'abonnement : il nous dit se passer volontairement d'analytics (Similarweb l'estime entre 16 et 20 000 visites mensuelles).

En onze ans, de nombreux épisodes de tensions et d’entraves ont émaillé sa relation avec la Ville. En 2015, sa caméra branchée en permanence sur le… « comité sur la transparence » a exaspéré l’élu à sa tête, au point de pousser Coleman au sol. Sa vigilance irrite. Par exemple, quand il dénonce le maintien du salaire d’un élu précisément condamné à la suspension de sa rémunération pour harcèlement, la municipalité l’accuse de désinformation. « Il peut être très dur avec la directrice des services ou les greffiers, qui n’ont pas vraiment l’occasion de répondre à cause de leur statut », observe Peter Graef.

L'éclairage des universitaires

Au-delà du cas Joey Coleman, qui peut, en 2023, se présenter comme journaliste, une profession non réglementée au Canada ? « On reçoit des demandes qui relèvent en fait d’entreprises pour faire de l’advertorial [des pubs qui prennent la forme d’article, NDLR], ou d’autres groupes (collectifs citoyens, militants associatifs, etc.) qui veulent en fait utiliser leur liberté d’expression. Cela ne va faire qu’augmenter », justifie Matthew Grant, qui a été brièvement journaliste politique au début de sa carrière. Les nouveaux élus n’ont pas été pleinement convaincus par la proposition d’accréditation des journalistes. Ils ont voté (11 voix contre 5) la demande d’un examen approfondi par des universitaires. « Ce qui nous a été présenté comme une décision opérationnelle pourrait se révéler plus politique. Je ne décide pas qui est avocat ou urbaniste, et ça ne me paraît pas une bonne idée de décider qui est journaliste ou pas, dans un univers en évolution », juge la conseillère municipale Maureen Wilson. Parmi les défauts soulignés, le texte initial ne considère pas que l’adhésion à l’Association canadienne des journalistes, dont Joey Coleman arbore le badge autour du cou, soit suffisante.

Joey Coleman tente de rester distant. « J’ai décidé de ne pas combattre cet arrêté car ce serait du temps en moins pour couvrir les affaires municipales. Or, c’est ce que le public attend que je fasse. » Il espère que les élus ne voteront pas cet été un texte qui le prive des (rares) conférences de presse, et demeure déterminé à continuer : « Je suis plus confiant que jamais dans mon journalisme et je prends plus de plaisir. » Il prépare une refonte de son site et a développé son réseau de sources pour ne pas être dépendant de la municipalité. « Ils ont le droit de ne pas me répondre, mais pas de m’empêcher de poser des questions ».

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