Caricatures de Mahomet : le miroir aux alouettes iranien

Caricatures de Mahomet : le miroir aux alouettes iranien

Comment l’agence iranienne de presse a, très habilement, manié la modération lors de l’affaire des caricatures de Mahomet.
Temps de lecture : 7 min

Cet article a initialement paru dans la revue Médias (printemps 2010, p. 91-94). Nous le reproduisons ici, avec l’aimable autorisation de l’auteur, car il fait écho, de façon très intéressante, à l’actualité des dernières semaines.

« Blasphématoires », « sacrilèges », « insultantes ». C’est ainsi que l’Agence internationale de presse coranique (IQNA, Iranian Quran News Agency) qualifie les caricatures du « saint prophète Mahomet (Muhammad) » publiées dans le journal danois Jyllands-Posten (30 septembre 2005) et qui provoquent une crise mondiale en janvier-février 2006.

L’IQNA n’est pas la principale agence iranienne, le point de vue officiel de Téhéran étant d’abord exprimé par l’IRNA, organe officiel de la République islamique. Mais, « seule agence spécialisée dans le domaine coranique », elle a été créée en octobre 2003 par le Djihad universitaire pour développer la culture coranique dans le monde et exercer une influence sur les pays étrangers où vit une communauté musulmane (le mot iqna lui-même signifie « persuasion »). Affichant sa volonté de rapprocher Téhéran de tous les musulmans de la planète, elle est un peu la vitrine d’ouverture du régime islamique. Si elle produit peu de sources originales, elle puise aux informations fournies par les agences iraniennes et non iraniennes (y compris les agences occidentales, comme l’AFP) qu’elle trie, recompose, et publie chaque jour sur son site Internet en dix-huit langues. Ce triple caractère (origine iranienne-reprise des sources- informations à destination de l’étranger) rend particulièrement intéressant le discours de l’IQNA sur l’affaire des caricatures. Car, loin d’attiser la colère ou la haine, elle fait preuve d’une troublante modération, marque d’une habileté tactique que révèlent notamment ses choix et ses silences.

L’Islam, d’un bloc

Le premier trait significatif est celui d’un contraste : à l’unanimité fière des pays musulmans, soudés par l’honneur outragé, s’opposent les réactions désordonnées et confuses des Occidentaux, qui frisent parfois la contrition. Une à une, les dépêches égrènent les communiqués des autorités musulmanes de tous les pays du monde, sur le modèle de la déclaration de Manouchehr Mottaki, le ministre des Affaires étrangères iranien qui, invité de l’Organisation de la Conférence islamique, lance : « Les nations islamiques ne toléreront pas de tels actes insultants » (04/02/2006). Car, au-delà des réactions multiples, c’est bien la cohésion musulmane que l’IQNA exprime. En témoigne la manière dont elle évoque le boycott des produits danois comme une mesure spontanée, unanime et par tous appliquée, citant ainsi le cheikh d’al-Azhar (Égypte), Mohammed Sayyed Tantaoui(1) : « Le monde de l’Islam boycotte quiconque ose faire outrage à la sainte religion et au Prophète » (01/02/2006).
 c’est dans le plus parfait désordre que les Occidentaux, un à un, s’excusent, condamnent, manifestent leur embarras ou leur fébrilité 
À l’inverse, c’est dans le plus parfait désordre que les Occidentaux, un à un, s’excusent, condamnent, manifestent leur embarras ou leur fébrilité. Alors que, dès l’origine de l’affaire, les musulmans ont affirmé, selon l’IQNA, une position de principe, les Occidentaux se succèdent chaque jour, durant deux semaines, pour exprimer un trouble, traduit tantôt par les mots de la pénitence (journal norvégien Magazinet, 10/02/2006), tantôt par ceux, souvent confus, qui rejettent l’inutile provocation.

Ainsi, l’IQNA ne manque-t-elle pas l’occasion de citer Vladimir Poutine, le 12 février. Le chef de l’État russe condamne les caricatures « qui creusent le schisme entre confessions » et estime que le Danemark doit « demander pardon ». À défaut de pouvoir aligner des excuses qui ne viennent pas, l’agence se saisit de toute déclaration qui met en cause l’un des fondements cardinaux des démocraties, la liberté d’expression. À cet égard, les propos de Micheline Calmy-Rey, ministre suisse des Affaires étrangères, à SonntagsZeitung, sont une aubaine. « La liberté d’expression et celle de la presse sont un bien précieux », dit-elle. Avant d’ajouter : « Elles ont non seulement des limites légales, mais aussi des limites éthiques, là où elles commencent à blesser la dignité humaine d’autres personnes. » (13/02/2006).

Calme et sagesse, les maîtres mots

Les manifestations dans le monde donnent la mesure de l’indignation. Mais un mot revient quasi systématiquement dans les dépêches : « calme ». Certes, l’agence ne cache pas les drapeaux danois, norvégiens ou français brûlés, les slogans vengeurs, notamment sur l’esplanade des Mosquées, à Jérusalem, le 4 février (« Il faut riposter par les armes ! »), mais elle insiste surtout sur les appels au sang-froid lancés aux musulmans par les chefs religieux, singulièrement lors des rassemblements dans les pays occidentaux. Reprenant l’AFP, l’IQNA rapporte ainsi les propos de Mohamad Abbas, Irakien de 48 ans, lors de la manifestation qui, toujours le 4 février, se tient à Copenhague, après la prière du vendredi : « L’imam a dit que nous devions être calmes et que lorsque nous réagissons, nous devions le faire très calmement. » Une colère juste et unanime, donc, mais digne et en bon ordre.

Clairement, l’agence joue la carte de la modération. De façon caractéristique, à la veille des premières grandes manifestations évoquées, elle rapporte longuement l’interview accordée par Tariq Ramadan à l’agence de presse suisse ATS, « appelant les deux bords à la “sagesse” et à un débat dépassionné ». Elle mentionne notamment que, selon lui, les musulmans « doivent savoir que l’Occident nourrit une longue pratique de la satire en matière de religion ». Et même si « l’Europe se permet de dire tout et n’importe quoi sur l’islam […], tout le monde doit prendre de la distance avec ce genre d’incident, les Danois comme les musulmans ». « Le grand mufti de Syrie, cheikh Ahmad Badreddine Hassoun, le plus haut dignitaire musulman du pays a “regretté” que les manifestants syriens aient incendié les ambassades du Danemark et de la Norvège à Damas », lit-on encore (06/02/2006). Et l’IQNA de citer même Hamid Karzaï, le président afghan, « appelant […] à pardonner afin d’éviter que la controverse devienne “une source de conflit entre les religions et les cultures” ». À la provocation occidentale répond alors la responsabilité des musulmans, soulignée par l’agence en exploitant largement certains propos occidentaux, comme ceux de Margit Thomsen, ambassadrice du Danemark au Burkina qui « a salué l’esprit de paix et de dialogue des musulmans du Burkina » (08/02/2006).

Et l’Iran ?

Dans toute cette affaire, un fait surprend néanmoins : l’étonnante discrétion des autorités iraniennes dans les dépêches d’agence. Il faut attendre le 7 février pour que l’IQNA rapporte les premières paroles de Mahmoud Ahmadinejad, et le lendemain pour qu’elle évoque une déclaration de l’ayatollah Ali Khamenei. Que dit le président iranien ? « Ceux qui, dans la politique, sont à court d’idées finissent par compenser, par blasphémer la façon lumineuse des prophètes en obtenant de cette façon un retour à l’époque de la jahiliyah [ignorance] et à une attitude rétrograde regrettable. […] Insulter le grand Prophète de l’islam n’élève pas votre position et je leur recommande de retourner à la culture des prophètes. » Qu’ajoute le Guide suprême de la révolution islamique ? « La colère sacrée et opportune des musulmans n’est pas dirigée contre les chrétiens mais contre les mains indécentes qui ont planifié ce complot et qui ont utilisé le Prophète comme un instrument du monde hégémonique. » Stupéfiante retenue, qu’il faut cependant mettre en relation avec la question centrale qui, au même moment, agite le gouvernement iranien, confronté à l’intransigeance occidentale : le programme nucléaire.

 Tout se passe comme si l’IQNA poursuivait un but : utiliser tactiquement la modération apparente de l’Iran pour convaincre de sa bonne foi. 
Un mot revient, à ce propos, dans les dépêches : « pacifique ». Citant l’IRNA, l’agence, le 4 février 2006, rapporte les propos du ministre saoudien de l’Intérieur : « De ce que j’ai pu entendre des canaux officiels, le programme nucléaire de l’Iran est à des fins pacifiques. » L’imam Rafsanjani confirme, le même jour, à l’université de Téhéran : « Les activités nucléaires se font à des fins pacifiques […]. Nous bénéficions d’une science que nous voulons utiliser pour une vie meilleure […]. C’est une honte que cinq grands pays, qui ont droit de veto, montrent tant d’injustice et de cruauté : quel espoir reste-t-il donc aux générations futures ? » Le 5 février, Ahmadinejad proclame encore : « Vous ne pouvez pas empêcher le progrès de l’Iran. » Tout se passe comme si l’IQNA poursuivait un but : utiliser tactiquement la modération apparente de l’Iran sur l’affaire des caricatures pour victimiser l’Iran et convaincre de sa bonne foi. Car l’agence ne délivre qu’une partie des informations qu’elle recueille.


Le monde selon l’IQNA

Une comparaison avec les dépêches d’agences de l’AFP (et, secondairement, de Reuters) ne permet pas de conclure à des mensonges ou falsifications caractérisés de la part de l’IQNA. En revanche, le regard est troublé par de manifestes omissions, propres à présenter une réalité acceptable et surtout conforme aux buts poursuivis par l’agence. Quelques exemples ? On se souvient que deux groupes armés palestiniens avaient menacé, le 2 février, de prendre pour cible tout Français, Norvégien ou Danois [présents] dans la bande de Gaza et en Cisjordanie. Très prolixe, ordinairement, sur cette région du Proche-Orient, l’IQNA n’en dit pas un mot, non plus que de tout autre appel au crime contre les Occidentaux. L’agence reste également fort discrète sur les violences dont font preuve les manifestants et sur les affrontements qui les opposent à la police. Les morts et les blessés sont tabous : on ne saura rien des trois manifestants tués en Afghanistan, le 6 février, ou des quatre autres tombés, le lendemain, après que les forces de l’ordre ont répliqué à des tirs. De même, l’IQNA informe très partiellement sur la vague de publication des caricatures à travers l’Europe et le monde, sauf quand cela l’arrange. C’est le cas, par exemple, à propos de la Pologne où le quotidien Rzeczpospolita fait paraître les dessins incriminés : car, immédiatement, Lech Walesa et le Premier ministre Kazimierz Marcinkiewicz condamnent sévèrement l’initiative (le ministre des Affaires étrangères, Stefan Meller, présente même ses excuses à la communauté musulmane).
  L’IQNA se garde bien de révéler le sondage qui, au Danemark, montre que 58 % des personnes interrogées rendent les chefs religieux musulmans responsables de la crise. 
L’agence est moins diserte encore sur les déclarations de fermeté à l’égard de la liberté d’expression qui se multiplient dans les pays occidentaux, et se garde bien de révéler le sondage qui, au Danemark, le 10 février, montre que 58 % des personnes interrogées rendent les chefs religieux musulmans responsables de la crise. On cherche aussi vainement les indices qui contrarient l’idée d’unanimisme musulman, comme l’arrestation, le 5 février, en Jordanie, de deux journalistes (Jihad Momani et Hicham al-Khalidi) qui avaient publié les caricatures dans le tabloïd al-Mehwar. Mais c’est peut-être sur l’Iran lui-même que le silence de l’IQNA est le plus éloquent. Le 7 février, en effet, le quotidien Hamshahri, de Téhéran, annonce le lancement d’un « concours international de dessins sur l’Holocauste », offrant des pièces d’or aux auteurs des douze caricatures finalement retenues (le nombre de celles parues dans Jyllands-Posten). L’IQNA n’en dit rien. Le 11, dans la même veine, Ahmadinejad qualifie la Shoah de « mythe ». L’IQNA semble ne pas avoir entendu la déclaration télévisée. L’exemple de l’agence iranienne montre finalement combien l’affaire des caricatures a pu, durant une brève mais effervescente période, contribuer à la stratégie d’influence déployée par Téhéran. L’IQNA a nourri, à sa façon, la guerre médiatique dont on a surtout retenu les éléments les plus spectaculaires, les plus visibles aussi, portés par le flux des images télévisées. Mais la guerre de propagande fut aussi plus sourde — plus subtile, peut-être —, s’éloignant des slogans et des cris pour mimer l’objectivité de l’information, si chère aux démocraties occidentales. Un miroir aux alouettes amené à resservir.

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Crédit photo :
Capture d'écran du site de l'IQNA

(1)

Imam de la mosquée d’al-Azhar (Égypte) de 1996 à 2010. [NDLR] 

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