Ils pensaient avoir fait le plus dur. Ils avaient bataillé pendant des années pour promouvoir l’installation d’un Conseil de presse en France, comme dans 18 autres pays de l’Union européenne. Ils avaient fait l’objet de multiples procès d’intention de confrères qui redoutaient l’avènement d’un Conseil de l’ordre, voire d’un tribunal de la pensée – macroniste qui plus est. Ils avaient surmonté leurs propres dissensions internes, réconciliant dans un intitulé interminable les tenants d’un Conseil de déontologie et ceux d’un Conseil de médiation. Ils avaient affronté leurs propres tiraillements – les jeux d’influence des uns, les marchandages pour des postes des autres.
Le 2 décembre 2019, enfin, les membres fondateurs vivaient un petit Austerlitz : le Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM) était né. Une instance constituée de représentants du public, des éditeurs et des journalistes, tous bénévoles, destinée à résorber la défiance des citoyens envers les médias. On allait voir ce qu’on allait voir.
Déconvenues successives
Et puis, en quelques semaines, leur bel élan a été brisé. Des grèves de transports ont eu raison de leur première réunion puis, très vite, la crise sanitaire et le confinement ont ruiné leur espoir de pouvoir récolter des subventions, trouver des locaux et embaucher une ou deux petites mains pour les épauler dans leur mission. Enfin, alors qu’ils avaient trouvé des parlementaires prêts à déposer des amendements pour que le CDJM soit mentionné dans la future grande loi sur l’audiovisuel, celle-ci a volé en éclats.
Ces déconvenues successives ont peut-être été leur chance : « Nous avons été obligés de nous concentrer sur notre travail », résume l’historien Patrick Eveno, professeur émérite des universités et président du CDJM. Ce travail, détaille-t-il, consiste à « recevoir des saisines de citoyens, les faire analyser par une triplette [un journaliste, un éditeur de presse, un représentant du public], dialoguer avec le média concerné, préparer un avis s’il y a effectivement un problème déontologique, puis répondre aux citoyens. »
« Les gens veulent lire ce qu’ils pensent »
En dix mois, le CDJM a été saisi à 115 reprises. En cause : 77 « actes journalistiques » (certains ont été signalés par plusieurs personnes). Sur cet ensemble, 52 saisines ont été jugées irrecevables, soit parce qu’elles sont arrivées trop tard (plus de trois mois après la publication du contenu incriminé), soit parce qu’elles sortent du champ de la déontologie : dans la moitié des cas, elles portent sur des choix éditoriaux. Il est intéressant d’examiner ces saisines : elles témoignent des attentes du public. Et d’une certaine confusion. Comme le dit Jean-Christophe Boulanger, le P.D.-G. de Contexte : « On voit à quel point les normes professionnelles des journalistes sont absconses pour les gens. »
Un site recense des violences policières ? Une saisine pour « diffusion de fausses informations au sujet de la police » atterrit au CDJM. Un journal analyse l’efficacité (relative) des campagnes de la Sécurité routière ? Le voilà accusé de « dénigrement ». « Beaucoup plus qu’il y a trois ou cinq ans, les gens veulent lire ou entendre ce qu’ils pensent. Si ce n'est pas le cas, ils considèrent que le journaliste a mal travaillé », constate Pierre Ganz, qui fut longtemps journaliste à l’ORTF puis à Radio France, RMC et RFI.
Réactions émotionnelles
« Une réaction émotionnelle se retrouve à l’origine de nombreuses saisines, observe aussi Céline Cordier, une urbaniste passionnée par les questions d’éthique. Dès que leurs convictions sont blessées, ils reprochent aux journalistes un manque de déontologie. » Le CDJM a ainsi reçu « une vague de saisines de profs qui ont vécu comme une atteinte à l’honneur de leur profession une enquête de France 2 sur les enseignants décrocheurs », relève Patrick Eveno. Réponse du CDJM : « Cette séquence relate des faits, certes minoritaires, mais réels. Elle relève des choix éditoriaux de la rédaction en cause et non de la déontologie. »
Or, euphémise Dominique Pradalié, la secrétaire générale du SNJ (Syndicat national des journalistes), « certaines personnes confondent ligne éditoriale et déontologie ». Difficile de leur en vouloir : « Une ligne éditoriale, c’est une des choses les plus difficiles à expliquer », reconnaît Kathleen Grosset, qui préside la Fédération française des agences de presse.
Alors chacun rode ses définitions et fait de la pédagogie. « En résumé, vous ne pouvez pas reprocher à Libé de porter des valeurs de gauche », formule Jennifer Deschamps, qui représente au CDJM le collectif Informer n’est pas un délit. Dit autrement, par Pierre Ganz : « Les gens admettent aisément que L'Équipe parle de sport et que La Croix parle du pape, mais quand il s’agit de comprendre pourquoi un journal va inviter Bidule un jour et jamais Machin, ils soupçonnent vite des arrière-pensées partisanes ou la main de l’argent. »
« Assurer le respect du contradictoire »
Pour examiner les saisines jugées recevables, les membres du CDJM peuvent s’appuyer sur trois grands textes de référence, le plus récent étant la Charte d’éthique mondiale des journalistes, adoptée en 2019 à Tunis par la Fédération internationale des journalistes. Certains sujets sont faciles à trancher :
- Oui, Paris Match a eu raison de publier une photo de l’arrestation de Piotr Pavlenski : « l’arrestation de l’auteur présumé de la diffusion de vidéos intimes de M. Benjamin Griveaux, compte tenu de l’impact de cette affaire sur la vie politique française, est d’intérêt public », écrit le CDJM.
- Non, Apolline de Malherbe n’aurait pas dû lancer à Juan Branco, au terme d’une interview sur BFMTV, « plus on vous entend et plus on se demande si Piotr Pavlenski n’est pas que l’exécutant et vous le manipulateur » car, rappelle le CDJM, « la déontologie journalistique impose aussi aux journalistes qui portent une accusation grave à l’encontre d’une personne de l’étayer par des faits et d’assurer le respect du contradictoire en permettant à cette personne d’y répondre ».
- Oui, France 24 aurait dû flouter et anonymiser Sadou Yehia, un éleveur malien qui dénonçait les agissements des groupes djihadistes dans sa région et qui a été assassiné moins d’un mois après la diffusion du sujet. « Les journalistes français doivent avoir la même déontologie quand ils sont à l’étranger », insiste Dominique Pradalié.
- Oui, Sud Ouest s’est rendu coupable d’un « manquement aux règles déontologiques portant sur la nécessaire démarcation entre le travail journalistique et le travail de communication » en publiant un « tiré à part » payé par la mairie de Bordeaux reprenant tous les codes graphiques du quotidien et se contentant d’une mention très discrète de la nature de ce partenariat.
« Une matière vivante »
Parfois, raconte Yann Guégan, journaliste à Contexte, « c’est seulement au terme d’échanges avec des gens qui pensent différemment que l’on arrive à se forger un avis. » Un auditeur de France Inter a ainsi saisi le CDJM parce qu’un invité de l’émission Le Nouveau Rendez-vous avait à plusieurs reprises « dépeint La France insoumise et Jean-Luc Mélenchon comme antisémites ». Certains membres du CDJM ont estimé que l’animateur, Laurent Goumarre, aurait dû recadrer plus vite son invité. La majorité a considéré qu’il avait fait son travail en manifestant « une distance claire avec les opinions exprimées », et conduit son invité à « nuancer son affirmation initiale ». Commentaire de Yann Guégan : « La déontologie ne s’intègre pas par magie. C’est une matière vivante. »
Malgré une organisation jugée « peu efficace » par plusieurs de ses membres, qui évoquent une institution à mi-chemin entre « l’usine à gaz » et le « club de retraités de la presse », l’intérêt du CDJM, une décision après l’autre, commence à s’esquisser. Il s’agit, veut croire Céline Cordier, d’être « une sorte de phare », de « pouvoir très modestement dire ce qui se fait et ce qui ne se fait pas ». C’est aussi « un endroit où vous avez le droit de critiquer les médias dans un cadre constructif et porteur de solutions, loin de l’hystérie des réseaux sociaux », estime Jérôme Bouvier.
« Des outils pour résister »
Pour le fondateur des Assises du journalisme, qui fut pendant cinq ans médiateur de Radio France, les décisions du CDJM peuvent aussi constituer des outils pour établir des rapports de force dans certaines rédactions : « Notre avis sur le publireportage de la mairie de Bordeaux publié par Sud Ouest a suscité beaucoup de réactions de confrères de la presse quotidienne régionale. Ils nous disent que ça leur fait du bien, ça leur donne des outils pour résister à ces pratiques qui décrédibilisent les médias. » Jérôme Bouvier poursuit : « Quand il y a un dérapage dans une rédaction, il y a toujours une volonté de régler le problème en interne. Par ailleurs, les médiateurs constituent un outil un peu luxueux que seules les grandes rédactions peuvent s’offrir. Avec le CDJM, la médiation peut entrer dans toutes les rédactions. »