« Ce n’est pas parce que c’est de la science que ça doit être chiant »
Et si, pour rendre la science attrayante, il fallait la présenter sous un angle sociétal ? C’est le pari des fondateurs d’Epsiloon, partis de Science et Vie après son rachat par le groupe Reworld. Leur mensuel scientifique fête ses trois ans en ce mois de juin.
On pourrait croire à un énième magazine jeunesse. Il n’en est rien. Epsiloon (à prononcer « Epsilon »), est un titre scientifique pop et coloré destiné aux adultes. Débarqué dans les kiosques en juin 2021, ce mensuel de 100 pages est imaginé dans un immeuble de coworking du 16ᵉ arrondissement parisien.
Au milieu de start-up du monde de la finance installées dans des salles aseptisées, les deux bureaux dédiés à la rédaction sortent du lot. Le dos des magazines parfaitement alignés colore un mur. Des livres sur le cosmos, Einstein, l’astronomie et les inventions du monde jonchent la table centrale. Des vitres servent de support aux chemins de fer des futurs numéros : les mensuels, mais aussi les mooks, des magazines annuels imaginés autour d’un thème. L’année dernière, il y a eu la Lune, cet été, ce sera la forêt.
« Conteurs de science »
Une réunion est en cours entre les journalistes ce mardi midi. Au menu : l’augmentation des allergies alimentaires, des sondes envoyées dans l’espace, un objet « qui rend les archéologues fous ». Huit des journalistes de l’équipe (dont un en visioconférence) échangent, laissent planer des silences et proposent des idées d’articles, chacun selon son expertise. Tous ont suivi une formation scientifique : autour de la table, se trouvent un agrégé de mathématiques, des diplômés en biomécanique, en physique ou en biologie du comportement. La réunion ressemble au rendez-vous d’un club d’initiés. Mais dans les pages d’Epsiloon — qui reprend dans son titre le symbole mathématique de l’infini —, ils ne veulent surtout pas jouer aux profs ; ils se disent « conteurs de science ».
Le « nouveau magazine d’actualité scientifique » (c’est écrit sur la couverture) se veut accessible, tout en partant du principe que « les lecteurs s’informent, lisent la presse et écoutent la radio », sourit la rédactrice en chef, Mathilde Fontez, entre deux bouffées tirées sur sa cigarette électronique. « On doit proposer quelque chose de différent de ce qu’ils peuvent trouver dans les pages scientifiques des titres généralistes. » Ici, on ne parle pas de science, on parle du monde sous l’angle de la science. Un outil scientifique n’est mis en avant que s’il a une résonance sociale ou qu’il véhicule de gros enjeux politiques.
« Notre indépendance est basée sur la rentabilité du titre »
Dans chaque numéro, une centaine de physiciens, virologues, épidémiologistes, hydrologues, biologistes et autres experts sont interrogés. Leurs propos ne sont pas vulgarisés, « d’autres titres font très bien de la vulgarisation ». Epsiloon ne veut pas transmettre de savoir, mais une culture de la science, nuance. C’est un journal de science qui s’intéresse au monde vu par la science. Parmi leurs inspirations, il n’y a pas de titres scientifiques, mais plutôt Philosophie magazine ou Society. L’objectif : fasciner les lecteurs en leur racontant des histoires vraies dont ils n’avaient pas idée. Qu’ils soient experts ou néophytes, ils doivent prendre plaisir à lire les articles.
À en croire les courriers adressés à la rédaction, ils se disent en tout cas « interloqués », « sidérés », « intéressés ». Selon Hervé Poirier, rédacteur en chef, seul un quart de ceux qui achètent son magazine lisaient de la presse scientifique avant de se plonger dans Epsiloon.
Quatre rédacteurs en chef
Assise en tailleur sur un siège récupéré dans le couloir, Mathilde Fontez refuse certaines propositions de sujets. Toutes les révolutions scientifiques ne sont pas bonnes à raconter, elles doivent être concernantes pour avoir leur place dans le mensuel. Exemple : la thérapie génique, qui permet enfin de guérir certaines maladies.
Tout n’est pas non plus bon à montrer. Il faut qu’une image ou une iconographie soit « belle, émouvante ou choquante, qu’elle provoque une émotion ». Et ça, c’est une volonté des quatre rédacteurs en chef. Quatre pour mieux trancher, se décider et « avoir une discussion permanente », revendique Yvonne Diraison, aussi directrice artistique d’Epsiloon.
Les fondateurs se connaissaient avant d’imaginer leur journal. Ils travaillaient tous à Science et Vie depuis plus de dix ans lorsque leur titre, créé en 1913, a été racheté par Reworld Media en 2019. Pendant un an, ils ont poursuivi leur mission au sein du groupe de presse connu pour son expertise du numérique. Puis les conditions de travail se sont dégradées. Hervé Poirier, alors directeur de la rédaction, n’avait plus la main sur les articles publiés sur le site. En septembre 2020, après vingt-et-une années passées à différents postes, il quitte le magazine.
Avec Epsiloon, tout devait être différent. Au lancement, une charte est signée par toutes les parties. Une clause permet à la rédaction et à l’actionnaire de prendre la parole dans le journal en cas de conflit éthique.
Cet actionnaire s’appelle Emmanuel Mounier. « Amoureux de la science », détenteur de l’éditeur de presse jeunesse Fleurus, du Journal de Mickey et de Picsou Magazine, le président du groupe Unique Heritage Media rêvait depuis des années de racheter Science et Vie. En vain. Lorsqu’il a su qu’Hervé Poirier s’apprêtait à démissionner, il l’a contacté. Ce dernier se souvient : « On voulait faire un magazine tout public, il fallait s’associer à un industriel : Emmanuel Mounier avait le profil parfait. »
Début janvier 2021, après des discussions avec Emmanuel Mounier, Hervé Poirier parle de son envie à Mathilde Fontez. Elle est partante. Tous deux attendent que leurs collègues quittent Science et Vie et leur font part de leur idée. « S’ils n’avaient pas été partants, je n’y serais pas allé », reconnaît Hervé Poirier, lunettes rondes et pull sans manches ajusté.
Une cagnotte record
Un mois plus tard, l’équipe est formée. Tous mettent leurs réflexes de côté pour imaginer « le magazine scientifique français de référence ». En mai 2021, une campagne de financement participatif est lancée sur la plateforme Ulule. En moins de deux jours, plus de 16 000 abonnés sont enregistrés, un mois plus tard 25 000 exemplaires sont pré-vendus sur un objectif de 1 500. C’est un record. Jamais une cagnotte n’avait atteint une somme pareille sur ce site : 1,25 million d’euros. De son côté, Unique Heritage Media annonce investir un million d’euros par an dans le projet.
En juin de la même année, le magazine arrive chez les lecteurs et dans les kiosques. Avec ses couleurs vives, ses illustrations percutantes et ses informations insolites, le mensuel de 100 pages suscite la curiosité. Le mot d’ordre de la directrice artistique : « Ce n’est pas parce que c’est de la science que ça doit être chiant. » Pour illustrer un sujet sur la mort naturelle, pas de blouses blanches, ni de mains de personnes âgées, mais des allumettes qui se consument. Et pour parler d’un « nouveau magnétisme » ? Yvonne Diraison n’hésite pas à poser des questions naïves aux journalistes. Parfois, une phrase, un mot ou une expression suffisent à imaginer les pages et les illustrations.
Pour les données, les graphiques sont mis en forme par Léa Desrayaud. Exit les courbes traditionnelles. Pas d’illustrations « pour faire sérieux », assène Mathilde Fontez. Dans Epsiloon, ces iconographies doivent avoir un intérêt et pas uniquement celui de montrer les preuves de ce qui est avancé dans le texte. « On cherche l’émotion dans le visuel. »
Avec une moyenne de plus de 46 000 exemplaires vendus par mois en 2023, Epsiloon compte bien concurrencer Science et Vie qui, de son côté, s’est vendu, la même année, en moyenne à plus de 137 000 exemplaires.
Un peu plus de deux ans après son lancement, le titre scientifique est à l’équilibre financier, « on a quelques milliers d’euros de bénéfices désormais, confirme Hervé Poirier. Et ce n’est pas facile ! Le coût éditorial s’élève à 100 000 euros chaque mois et le prix du papier est passé de 650 euros la tonne au lancement à 1 400 euros aujourd’hui. » Vendu au départ à 4,90 euros, Epsiloon est à présent affiché à 5,90 euros. Une hausse de prix qui a fait perdre quelques abonnés, « mais c’était nécessaire, notre indépendance est basée sur la rentabilité du titre. »
Un soulagement, néanmoins : le magazine n’aura pas à verser le million d’euros réclamé par le groupe Reworld Media. Le groupe a en effet perdu ses cinq procès intentés pour « concurrence déloyale », « parasitisme » et « diffamation » en juin 2023. Depuis, l’équipe poursuit son objectif : se concentrer sur l’avenir d’Epsiloon, qu’elle espère infini.