Ce que les jeux vidéo enseignent aux économistes

Ce que les jeux vidéo enseignent aux économistes

Avec 360 000 joueurs connectés sur un seul serveur, l’économie d’Eve Online est équivalente à celle de l’Islande. Entretien avec Eyjólfur Guðmundsson, docteur en économie et recteur de l’université d’Akureyri (Islande) ancien économiste chez CCP Online, éditeur de ce jeu.

Temps de lecture : 7 min

Un banquier qui s’enfuit avec toutes les économies de joueurs ou des batailles spatiales qui coûtent des milliers de dollars ? Toutes ces histoires folles se déroulent dans Eve Online, un jeu de conquête spatiale en ligne. Aujourd’hui, les jeux multi-joueurs se rapprochent de plus en plus de l’économie du monde réel et connaissent même leurs propres krachs boursiers, à tel point que les éditeurs emploient des économistes pour gérer les milliers de transactions commerciales quotidiennes générés dans leurs jeux vidéo. Eyjólfur Guðmundsson nous confie comment son expérience sur le jeu Eve Online l’a aidé à comprendre l’économie du monde réel.

 
Comment avez-vous été amené à travailler comme économiste dans un studio de jeu vidéo ?
 
Eyjólfur Guðmundsson : C’est une longue histoire, qui remonte à 2004. Lors d’un séminaire qui réunissait des chercheurs internationaux en économie, nous nous demandions comment faire des expériences à grande échelle grâce à la technologie. Un des invités était l’un des principaux concepteurs des systèmes internes du jeu vidéo Eve Online. Il nous a présenté son jeu comme une plateforme expérimentale avec une économie parfaitement fonctionnelle. Une fois que le jeu aurait atteint une large communauté il pourrait tout à fait servir de cadre d’expérimentation. J’ai trouvé ça vraiment intéressant, j’ai eu comme un déclic. Deux ans après, fin 2006, Eve Online recherchait un économiste. J’ai postulé en me remémorant ce que j’avais appris durant ce séminaire. C’est ainsi qu’en 2007 j’ai commencé à travailler pour eux. À la base, je pensais travailler là un an ou deux, dans le cadre d’un projet intéressant. Finalement, je suis resté sept ans.
 
 
Peut-on comparer l’économie présente à l’intérieur des jeux vidéo multi-joueurs et l’économie réelle ?
 
Eyjólfur Guðmundsson : Ce qui est intéressant, c’est plutôt d’observer comme les êtres humains réagissent dans un milieu différent. En effet, dans Eve Online, il n’y a pas de gouvernement ou de taxes imposées par un système central. Pourtant, les joueurs ont besoin – encore plus que dans la vie réelle - de se rassembler pour former des gouvernements, des entreprises ou des alliances. Ils doivent exécuter leur propre loi. C’est à la fois intriguant et intéressant de voir comment ce marché très proche de la théorie du « laisser-faire »(1) fonctionne. Je pense que jamais personne dans l’histoire de l’humanité n’a eu autant l’occasion d’expérimenter une telle politique de « laisser-faire » que dans Eve Online.
 
 
Justement. Certains objets rares demandent plusieurs étapes, compétences, ressources pour être fabriqués. Dans ce cas, les joueurs s’allient pour produire ces biens virtuels, les éditeurs les incitant à coopérer par la structure des guildes. Est-ce que ces alliances peuvent être comparées au fonctionnement d’une entreprise ?
 
Eyjólfur Guðmundsson : Absolument. Et c’est très proche des anciennes guildes européennes, où dans la plupart des cas vous n’étiez pas un employé mais un partenaire compétent d’une union de personnes qui partageaient les profits. Le jeu est très proche de ce modèle, les joueurs sont vraiment partenaires. Mais il existe aussi d’autres systèmes sociaux dans Eve Online où les joueurs sont recrutés comme des employés. J’ai donc vu les deux types d’organisation se former entre les joueurs. Certaines guildes ou corporations rassemblent des milliers de participants à la fois aux États-Unis et en Europe.
 
 
Est-ce que les décisions d’une personne sont motivées par les mêmes choses dans un jeu vidéo et la vie réelle ?
 
Eyjólfur Guðmundsson : Je dirais que oui.
 Quoi produire, comment le produire et comment le vendre : ce sont les trois questions de base de l’économie  
Toutes les recherches que nous avons menées à l’université confirment que les comportements humains prédits par les sciences économiques se retrouvent aussi dans les jeux vidéo. Il ne s’agit pas d’une économie virtuelle, mais d’une économie réelle. Certes, elle se déroule dans un monde virtuel, mais, une fois comparée à tous les autres systèmes sociaux avec des échanges commerciaux, il s’agit d’une économie parfaitement fonctionnelle.  En effet, des décisions sont prises sur quoi produire, comment le produire et comment le vendre. Ce sont les trois questions de base de l’économie dans toutes les sociétés modernes.
 
 
Cela signifie-t-il que des concepts économiques comme celui de l’endettement existent dans le jeu vidéo ?
 
Eyjólfur Guðmundsson : Bien sûr, mais uniquement par l’intermédiaire d’un contrat entre les joueurs.
 
 
Est-ce que ce concept de dette suppose l’existence de lois ? Le contrat entre les joueurs est un contrat de fait plutôt qu’un contrat juridique…
 
 
Eyjólfur Guðmundsson : Il ne s’agit pas d’un contrat légal, parce qu’il n’existe pas de système juridique à proprement parler. Cependant, j’ai découvert que les prêteurs imposent des engagements contraignants qui déterminent comment les joueurs donnent des garanties pour obtenir un emprunt.
 Regardez ce qu’il passe sur Eve Online en l’absence d’une monnaie fiable : les taux d’intérêts montent et les emprunts chutent  
Mais comme il n’existe pas de monnaie fiduciaire(2), à cause de l’absence d’un véritable système bancaire, prêter devient une entreprise très risquée. Pour obtenir un prêt, vous devez donner de solides garanties et payer de lourds intérêts. C’est un sujet de recherche très intéressant pour toute personne qui étudie la monnaie fiduciaire dans le monde réel. Regardez ce qu’il passe sur Eve Online en l’absence d’une monnaie fiable : les taux d’intérêts montent et les emprunts chutent.
 
 
Comment sont fixés les prix des biens virtuels que les joueurs peuvent produire, acheter ou vendre dans les jeux vidéo ?
 
Eyjólfur Guðmundsson : Purement et simplement par le cours du marché. Certains joueurs proposent des produits à la vente tandis que d’autres font des offres d’achat. Quand ces personnes s’entendent, le jeu créé automatiquement la transaction. C’est donc complètement basé sur le principe de l’offre et de la demande, à n’importe quel moment et pour n’importe quel objet du jeu. Rares sont les objets vendus par le jeu lui-même, ils représentent moins d’1 % du total je dirais.
 
 
Il y a donc une sorte d’autorégulation du marché à l’intérieur des jeux vidéo ?
 
Il y a une structure qui vérifie la valeur des biens qui s’apprêtent à être vendus : votre produit doit être dans un état parfait, correspondre à un certain standard et entrer dans une catégorie précise. Partant de cela, le marché à l’intérieur des jeux vidéo s’approche de très près de la perfection. Vous savez ce que vous achetez et vous aurez toujours ce que vous pensez obtenir.  
 Le marché à l’intérieur des jeux vidéo s’approche de très près de la perfection 
Tous les échanges sont enregistrés et publiés instantanément, de sorte que les joueurs peuvent surveiller le marché et décider de proposer des offres de vente ou d’achat. Cependant, vous pouvez toujours rencontrer quelqu’un dans l’espace du jeu et commercer avec lui. Dans ce cas, nous ne voyons pas le prix des biens échangés, mais c’est très bien comme ça, il s’agit juste d’un marché secondaire ! Si les joueurs veulent vendre à un prix différent, c’est leur droit, tant que ça se passe à l’intérieur du jeu...
Le problème, c’est que nous savons très bien qu’il existe des gold farms : certains de nos joueurs créent des objets à l’intérieur du jeu, procèdent à un échange dans l’espace [du jeu NDLR], mais celui-ci est réalisé en véritable dollars ! Cette pratique est interdite par les conditions d’utilisation d’Eve Online, car cela sort le jeu du virtuel pour le faire rentrer dans le réel, ce qui est dangereux. Nous avons essayé toutes sortes de méthodes pour détecter ces comportements et fermer les comptes des personnes impliquées pour qu’elles ne puissent plus recommencer.
 
 
Est-ce que ce type de régulation aurait un sens dans le monde réel ?
 
Eyjólfur Guðmundsson : C’est une question intéressante. Je dirais qu’il est assez difficile d’appliquer ce type de régulation aussi énergiquement que dans un jeu vidéo. Toutefois, une des raisons de la crise financière de 2008 était peut-être l’absence d’un système de surveillance international des flux financiers entre les pays. Ce que nous pouvons apprendre d’Eve Online c’est que la régulation des marchés financiers devrait peut-être être exister à un niveau international, avec des institutions comme l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) ou l’ONU.  
 
 
Certains éditeurs changent les paramètres économiques du jeu, en mettant par exemple sur le marché des objets rares, dans l’objectif d’influencer les échanges entre joueurs. Est-ce que c’est quelque chose que vous avez été amené à faire ?
 
Eyjólfur Guðmundsson : Nous savons que les joueurs aiment collectionner les choses. Par exemple, il est vite excitant pour le joueur de disposer de nouvelles fonctionnalités. Mais la particularité d’Eve Online, c’est qu’il est à tout à fait possible de perdre ses possessions dans le jeu. Si vous partez en exploration avec un vaisseau très coûteux et que vous allez dans une zone dangereuse, ce vaisseau peut littéralement disparaître et vous ne le retrouverez plus jamais !
 
 
L’éditeur ne devrait-il pas intervenir dans cette situation ?
 
Eyjólfur Guðmundsson : Non, car ce sont les autres qui vous attaquent ! Effectivement, certaines zones disposent d’une police. Mais cette dernière tient à la fois un rôle de juge et de police. Si vous faites quelque chose de condamnable dans cette zone, la police viendra vous tuer immédiatement. Il ne s’agit donc pas d’une police comme nous l’entendons dans la vie réelle mais d’un système qui s’occupe automatiquement de tous les actes répréhensibles commis dans ladite zone. Cependant, dans d’autres zones, les joueurs sont libres de rôder et de tirer les uns sur les autres. Si vous allez sur ce type de zone avec votre vaisseau luxueux, les joueurs le remarqueront et vont vous traquer pour vous tuer. Pourquoi ? Parce que c’est exaltant !
 
Les joueurs trouvent même des méthodes pour détruire des vaisseaux dans les zones surveillées, c’est qu’on appelle des « attaques suicides ». Ils amassent assez de puissance de feu pour vous achever d’un coup. La police arrive et tue les agresseurs, mais ils ont réussi à avoir leur cible ! C’est une des raisons pour lesquelles je trouve Eve Online si proche de la réalité : vos actions ont des conséquences, il y a de réelles pertes.
 
 
Peut-on comparer le rôle de l’éditeur d’Eve Online à celui d’un État ou d’un gouvernement ?
 
Eyjólfur Guðmundsson : Ce rôle ressemble d’une certaine manière à la branche exécutive d’un gouvernement. Nous avons introduit un système démocratique dans ce monde virtuel exactement à cause de ça… En tant que branche exécutive d’un gouvernement, nous pouvons prendre des décisions qui vont déplaire aux joueurs, ou nous faire passer pour un roi autoritaire. Sauf que ne nous voulons pas de cette situation. Nous avons donc créé un système démocratique où les joueurs votent pour des représentants constitués en groupes consultatifs qui rencontrent l’entreprise deux fois par an. Ces représentants communiquent quotidiennement sur les mises à jour à venir, le développement du jeu, les priorités à fixer, etc. Je pense que ce système est très proche de ce à quoi pourrait ressembler une démocratie en ligne.
 
 
Nous avons parlé d’économie et de politique… Est-ce qu’on pourrait imaginer d’autres types de recherches, par exemple en sociologie ?
 
Eyjólfur Guðmundsson : Absolument. Il y a eu plusieurs projets de recherche quand je travaillais à Eve Online, à propos du comportement réel, sur la prise de risque ou sur les personnes qui mal agissent en société. Par exemple, des chercheurs en sociologie ont étudié les données comportementales d’Eve Online pour répondre à cette question : s’il n’y avait pas de conséquences au fait de mal agir, est-ce que les individus deviendraient plus mauvais ? La réponse était « oui, peut-être un peu plus, mais pas vraiment… »


Propos recueillis par Emeline Gaube et Martin Dourneau
 
(1)

Système économique dans lequel les transactions entre les parties privées sont libres de toutes interférences du gouvernement, comme les régulations, privilèges, les frais de douane ou les subventions 

(2)

Monnaie dont la valeur est garantie par une institution centralisatrice

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