Comment lancer « Plan B », une série hebdomadaire de vidéos sur l’écologie, sans se préoccuper de son empreinte carbone ? C’est la question que se sont posée, il y a un an, Charles-Henry Groult et l’équipe vidéo du journal Le Monde. « On ne pouvait pas traiter de sujets environnementaux si on ne se montrait pas à la hauteur de cet enjeu », tranche le chef du service vidéo. Charles-Henry Groult s’est alors lancé un défi : calculer l’impact environnemental de la production de ces contenus.
Il a mis en place un outil interne, sur Excel, prenant en compte les trajets ainsi que la consommation électrique des appareils photo et ordinateurs nécessaires à la réalisation d’une vidéo. « Ça ne prend pas longtemps à remplir. Il suffit d’indiquer le nombre de kilomètres parcourus, le mode de transport, le nombre de jours de tournage et de montage », expose-t-il. Les résultats permettent aux journalistes de réaliser à quel point un trajet en voiture peut dégrader à lui tout seul un bilan carbone. Résultat : un ensemble de « bonnes pratiques » sont mises sur pied, comme le fait de ne plus prendre l’avion pour des vols intérieurs, de ne voyager qu’en transports en commun en ville et d’essayer de faire plusieurs reportages sur un lieu de tournage.
Le "calculateur d'empreinte carbone" mis en place par Charles-Henry Groult, le chef de service vidéo du "Monde." Crédit : Charles-Henry Groult.
Le groupe France Télévisions a également pris des décisions en ce sens, moins contraignantes. « Notre règlement interdit l’avion pour les trajets pouvant être réalisés en train en moins de trois heures trente, mais on aimerait renforcer cette mesure », détaille Xaviere Farrer Hutchison, responsable politique environnement et climat du groupe audiovisuel public. Avec la montée en puissance de la thématique écologique au sein de sa grille de programmes, France Télévisions s’est retrouvé face à la même problématique que Le Monde. « On parle de plus en plus de l’écologie dans nos fictions, nos magazines et nos journaux. À un moment, se pose la question de la cohérence entre le message véhiculé et ce qu’on produit en interne », résume Xaviere Farrer Hutchison.
La direction de France Télévisions a donc initié une politique de « responsabilité sociale des entreprises » (RSE) en 2011, avec pour objectif une diminution de son bilan carbone. Depuis, le groupe assure avoir mis en place une meilleure gestion des déchets, acheté des voitures électriques et hybrides, et d’autre part, entamé des efforts liés à la production télévisée. « À France Télé, agir en faveur de l’écologie signifie agir sur les leviers d’une entreprise classique et les autres, propres à un média », précise Xaviere Farrer Hutchison.
Une prise de risque économique ?
Penser écologique peut entraîner quelques surcoûts. Dans le cas du service vidéo du Monde, l’interdiction de prendre des vols intérieurs s’accompagne parfois d’une nuit d’hôtel supplémentaire. « Dans un secteur impacté par des difficultés économiques, ces investissements sont lourds, alors que les journalistes auraient besoin de plus de moyens pour faire du contenu de meilleure qualité », pointe Jean-Baptiste Comby, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'université Paris II Panthéon - Assas.
Charles-Henry Groult assume ce surcoût, qu’il n’estime pas insurmontable : « Avec un peu d’imagination, on peut réduire son bilan carbone et ça ne coûte pas beaucoup plus cher. » Et surtout, pour le responsable de service vidéo, il s’agit d’une autre manière de faire du journalisme, qui peut être bénéfique. « Quand nos journalistes vont faire un reportage à Chamonix et qu’ils y sont la veille parce qu’ils ont pris un train, ils sont disponibles pour de nouvelles découvertes. C’est l’occasion de filmer un coucher de soleil, par exemple. »
Certains magazines et journaux ont décidé de prendre des mesures pour imprimer de façon plus écologique. Les trimestriels Usbek & Rica et So Good — dernier titre du groupe So Press consacré à « un monde meilleur » — utilisent ainsi des colles et des encres plus respectueuses de l’environnement. So Good vante d’ailleurs dans ses premières pages les différents efforts pour améliorer son bilan carbone. Pile : la promotion de l’écologie est une stratégie éditoriale. Face : c’est un argument marketing.
Mais l’écologie est aussi une prise de risque. Usbek & Rica a profité de l’été pour faire une annonce surprenante : le titre ne sera plus disponible en kiosque dès son prochain numéro. Un changement qui représente une économie, puisqu’une grande partie des exemplaires sont invendus et donc jetés alors qu’il faut payer leur impression. Mais selon Jérôme Ruskin, le fondateur et directeur de publication, c’est surtout un pari motivé par des raisons écologiques. « Nous serons disponibles uniquement à l’abonnement, alors que les trois quarts de nos ventes se font en kiosque. Rien ne nous garantit que nous trouverons notre public. » Pour l’instant, l’initiative est singulière, mais Jérôme Ruskin pense qu’à l’avenir, il sera probablement rejoint par d’autres titres.
Un moyen de rétablir la confiance avec le public
Si l’écologie, l’environnement et l’urgence climatique font l’objet d’une attention renouvelée de la part des médias, les efforts engagés pour limiter l’impact écologique sont encore minces. Sur l’ensemble de l’enveloppe de soutien à la presse de 483 millions d’euros sur deux ans annoncée cet été par le gouvernement, seuls 8 millions d’euros par an seront confiés à un fonds pour la transition écologique. Pourtant, la presse est une industrie polluante, même si son poids est difficile à mesurer. C’est d’ailleurs pour en avoir une meilleure appréciation que France Télévisions a lancé une étude avec Ecoprod, un collectif dédié aux questions écologiques lancé en 2009 par des acteurs du secteur audiovisuel (dont France Télévisions). « Le but est de mieux connaître l’impact du secteur sur la biodiversité. On souhaite savoir quels sont les usages les plus polluants pour pouvoir apporter des changements », explique Xaviere Farrer Hutchison.
Au-delà des ajustements structurels, Jean-Baptiste Comby estime qu’il faut également des prises de conscience individuelles. Pour le chercheur, l’éducation aux enjeux écologiques doit donc légitimement faire partie intégrante de la formation journalistique. « Il faut sensibiliser sur le sujet dans les écoles de journalisme, ce qui, le plus souvent, n’est pas le cas », se désole Jean-Baptiste Comby.
L’écologie est pourtant un moyen efficace de nouer des liens plus étroits avec son audience. À la suite de retours de lecteurs pointant les incohérences entre le traitement grandissant des enjeux écologiques par le Guardian et sa politique commerciale, le quotidien britannique a révisé celle-ci. En février dernier, le journal a décidé d’interdire les publicités d’entreprises liées aux énergies fossiles. De son côté, Le Monde a choisi d’afficher le bilan carbone en équivalent CO2 à la fin de ses vidéos depuis plusieurs mois. Plus qu’un pas en faveur d’une plus grande transparence, Charles-Henry Groult y voit une porte d’entrée pour rétablir la confiance : « Cette démarche, c’est un nouveau pacte que l’on passe avec les spectateurs. »