Une femme marchant devant un cinéma fermé en avril 2020.

La fermeture des salles liée à la crise sanitaire a accéléré l'évolution de la chronologie des médias.

© Crédits photo : Philippe Lopez/AFP.

Chronologie des médias : ce qui a changé depuis la crise sanitaire pour le cinéma à la télévision

Volume et délai de diffusion, publicité…  Les règles régissant les relations entre télévision et cinéma ont été révisées et assouplies depuis le mois de mars 2020.

Temps de lecture : 6 min

C’était, dans la torpeur du mois d’août, sa toute première rencontre avec le secteur. Au Festival du film francophone d'Angoulême, rendez-vous inaugurant la rentrée du monde du cinéma, le Premier ministre Jean Castex n’y allait pas par quatre chemins en enjoignant les « acteurs » de l’audiovisuel à « rediscuter très vite » l’épineuse question de la chronologie des médias, ces règles régissant les relations entre télévision et cinéma. Une terminologie évasive associée à l’évidence de l’urgence ; la fin d’un serpent de mer sur lequel s’écharpent les acteurs du secteur depuis tant d’années ?

Une chose est certaine, la crise sanitaire a imposé des dérogations inédites à la filière, sommée d’agir alors que la moitié de la planète se voyait astreinte à résidence. À la suite de la fermeture des salles françaises le 14 mars dernier, l’article 17 de la proposition du projet de loi d’urgence Covid-19 a permis un aménagement inédit de la chronologie des médias : 31 films sortis à cette date ont été rendus disponibles sur support physique et en VOD à l’acte, sans attendre les quatre mois d’ordinaire requis (trois pour les films à moins de 100 000 entrées). Le CNC a progressivement élargi cette liste à 52 films dans les jours qui ont suivi. Il a également assoupli ses règles pour les films dont la sortie était imminente, en permettant aux longs-métrages de passer directement par la case VOD tout en conservant les aides en pratique réservées aux films sortant en salle.

Cinéma et télévision : une réglementation remise à neuf dans la plus grande discrétion

Aucune mesure du CNC n’a en revanche été annoncée en faveur de la télévision, pourtant tenue de financer et diffuser des films français et européens par des cahiers des charges qui varient grandement selon les chaînes. Cette contribution représentait 956 millions d'euros en 2018 (une somme en recul de 12 % par rapport à 2017, et qui a tendance à se réduire à mesure que l’audience des grandes chaînes s’effrite). « Ces mesures répondaient à une urgence, la temporalité n’est pas la même pour la télévision, soumise par la chronologie des médias à des délais bien plus longs pour ses fenêtres de diffusion. On peut penser que le faible nombre de films sortis pendant l’été créera un trou d’air différé pour les chaînes de TV, notamment Canal+, qui mise énormément sur les nouveautés », analyse Marc Le Roy, spécialiste du droit du cinéma.

Un média télé qui a vu d’autres digues historiques sauter durant l’été. En diffusant Le Petit Nicolas en prime time le samedi 11 juillet, M6 s’est affranchie d’une mesure vieille de trente ans, celle dite des « jours interdits » : le décret n° 90-66 de 1990 interdisait en effet aux chaînes en clair de programmer des œuvres cinématographiques à certains moments de la semaine. Jusqu’à cette modification estivale, le mercredi soir, le vendredi soir, le samedi et le dimanche après-midi étaient concernés. Une restriction pensée initialement pour ne pas concurrencer la salle de cinéma à des horaires stratégiques, mais qui relève de l’anachronisme à l’heure où les plateformes de SVOD, mais aussi le piratage, ont depuis longtemps perturbé nos habitudes linéaires de consommation des contenus. Une « obsolescence de la législation » soulignée par Aurore Bergé, rapporteure générale du projet de loi sur l’audiovisuel, dont l’examen est repoussé à cause de la crise sanitaire.


Cette nouvelle mesure, publiée le 6 août par décret, vient aussi assouplir les plafonds annuels de diffusion des œuvres cinématographiques : les chaînes (hors chaînes de cinéma) peuvent désormais diffuser 244 œuvres par an, contre 192 par le passé. « L'effet sera à mon avis très limité : les œuvres cinématographiquesn'ont pas vraiment la cote en ce moment pour les chaînes, qui préfèrent construire leurs grilles autour des séries, du sport, du divertissement. Les cases sont verrouillées par des rendez-vous comme Top Chef, Danse avec les stars, Le Meilleur Pâtissier, Recherche appartement ou maison : TF1 ne va pas troquer son Koh-Lanta du vendredi soir pour y substituer un long métrage... »anticipe Marc Le Roy.

Une autre avancée notable concerne la promotion des films en salle à la télévision, autorisée à titre dérogatoire pour une durée de dix-huit mois : depuis 1992, seules les bandes-annonces des films qui sortaient en DVD (puis plus tard en VOD) étaient en effet autorisées. L’idée ? Protéger les films français des assauts publicitaires orchestrés par les majors, bien plus à même de promouvoir leurs blockbusters que la moyenne des distributeurs français. La mesure, loin de faire l’unanimité dans le secteur, vise là encore à réparer des incohérences : Netflix pouvait déjà promouvoir ses films à la télévision, et cet interdit ne s’appliquait pas aux replays des chaînes de télévision…

« Les jours interdits de cinéma reflétaient un certain archaïsme »reconnaît Marc Le Roy. L'interdiction de la publicité pour les films également : elle était contournée de toutes les manières possibles. Outre les parrainages de films, les chaînes qui n'émettent pas en France, comme MTV, n'étaient pas soumises à cette restriction. C’était totalement illisible. Il y a aujourd'hui des chaînes thématiques sur à peu près tous les sujets, et pour toutes les communautés : faire de la pub à un horaire tardif sur une chaîne comme TCM ne coûte pas le même prix qu'un spot avant un match de Ligue des Champions... Je pense que les petits distributeurs y trouveront aussi leur compte : de toute façon, ils ne ciblent clairement pas le téléspectateur de TF1. » 

Ailleurs aussi, les verrous sautent

L’été fut donc mouvementé pour cette industrie qui intrique la salle de cinéma, les chaînes et les plateformes, et la France n’a pas été la seule à colmater hasardeusement les brèches ouvertes par un contexte inédit. Face à la fermeture des salles, Disney a fait le choix de sortir son film phare de l’année, Mulan, directement en streaming, au prix fort de 29,99 dollars en plus d’un abonnement à Disney+ (le film était par ailleurs accessible sur d’autres plateformes de VOD). Qu’un film ayant coûté près de 200 millions de dollars se passe d’une sortie en salle en dit long sur la reconfiguration d’un secteur miné par l’incertitude : les recettes du box-office mondial devraient chuter de 65 % en 2020 selon les prévisions du cabinet PwC. Dans une lettre adressée au Sénat américain le 30 septembre, exploitants, studios, réalisateurs et producteurs du pays en appellent même aux aides publiques pour relancer l'économie des salles.

« Si Mulan avait cartonné, on aurait pu envisager un basculement de l'industrie. Mais ce n'est manifestement pas le cas. Les blockbusters coûtent 150, 200, 300 millions de dollars et en rapportent beaucoup plus grâce aux recettes de la salle. On est encore loin d’avoir trouvé un modèle économique équivalent pour la VOD : la salle reste le meilleur endroit du casino, celui qui brille le plus, le ruisseau où il y a le plus d'or… Pas de raison que cela s’arrête une fois que les spectateurs regagneront la salle », observe Marc Le Roy, moins cassandre que bien des commentateurs.

Le monde d’après, un copié-collé du monde d’avant ? En juillet dernier, un accord passé entre Universal et ACM (numéro un des salles de cinéma aux États-Unis avec 8 043 écrans) a fait grand bruit. Dans ce pays où la chronologie des médias n’est inscrite ni dans la loi ni dans un accord interprofessionnel, mais fluctue selon les cas, l’usage majoritaire veut qu’un délai de quatre-vingt dix jours s’écoule entre la première projection d’un film et sa sortie sur un quelconque format numérique. L’accord ramène ce délai à dix-sept jours, ne laissant donc que les trois premiers week-ends avant de laisser les plateformes prendre le relais… Bien loin des trente-six mois qui séparent, en France, la sortie en salle d’une première diffusion sur Netflix.

Alors que la directive SMA, contraignant notamment les plateformes à investir dans la création hexagonale, doit être transposée cette année dans le droit français, les chaînes françaises s’accordent pour réclamer des droits moins limités sur les œuvres qu’elles financent : « On ne peut pas financer des œuvres et les amortir sur le monde entier comme le font les plateformes », déplorait Maxime Saada en septembre au Festival de la fiction de La Rochelle. D’autres craignent que le gouvernement peine à imposer aux plateformes cette base de 25 % du chiffre d’affaires à injecter dans les œuvres françaises et européennes, et que la montagne accouche d’une souris… Une directive qui monopolise tous les regards et qui pourrait bien retarder la tant attendue réforme de la chronologie des médias.

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