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© Crédits photo : The Walt Disney Company.

Disney, un capitalisme culturel des divertissements mondiaux

En entretenant la diffusion de ses univers par le biais de ses diverses filiales, Disney se présente comme la firme idéale typique du capitalisme culturel hollywoodien.

Temps de lecture : 15 min

Lorsque nous menons une recherche approfondie sur la compagnie Disney, nous nous confrontons à un voile d’innocence protégeant la firme qui se manifeste par des interrogations dubitatives ou amusées. En effet, une analyse de relations internationales à ce sujet semble pour beaucoup inconcevable(1) . Il s’agira de percer ce voile d’innocence et d’observer comment ses savoirs devenus communs jouent en faveur de la prospérité de la firme.

Souvent reléguée bien après les activités diplomatico-militaires sur la scène mondiale, la « structure des savoirs »(2) doit être considérée comme une dimension à part entière de la puissance car elle façonne les pratiques et les représentations collectives des populations. À cet égard, nous pouvons dresser un parallèle avec le « soft power » de Joseph Nye(3) . Aussi importe-t-il d’étudier dans cet essai l’aspect fondamental des imageries, univers et savoirs que diffusent les firmes hollywoodiennes au premier rang desquelles Disney(4) .

Un capitalisme culturel de l’entertainment

La compagnie Disney se rapproche de la forme idéal-typique du capitaliste culturel. Avec un fondateur légendaire et une accumulation de capital cinématographique, elle a développé des narrations mondialement reconnues et une marque à la notoriété inégalée. Elle s’est bâtie grâce aux succès de ses créations et de ses déclinaisons commerciales réussies qui lui ont conféré des actifs colossaux sur les plans tant artistiques que financiers. Alors que beaucoup la réduisent à ses parcs, à ses productions ou à ses biens dérivés, il est crucial de la percevoir comme un ensemble qui se maintient par lui-même, stand-alone. À la différence des autres studios, elle ne s’est pas adossée à une firme l’englobant telle que Columbia au sein de Sony ou Universal de General Electric et maintenant Comcast(5) . De surcroît, contrairement à la Warner et la 20th Century Fox, elle ne constitue qu’un développeur de contenus et non un fournisseur d’accès au câble ou au satellite. Ce faisant, la puissance de Disney reflète la force du capitalisme culturel fondé sur la commercialisation des productions créatives.
 
Le développement de la firme Disney
Source : Alexandre Bohas, Disney. Analyse du capitalisme culturel d’Hollywood, soutenu le 15 déc. 2010 à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne sous la direction de Madame Josepha Laroche.

De nos jours, basée à Burbank, elle emploie de manière permanente 144 000 salariés avec un chiffre d’affaires de 38 milliards de dollars en 2010. Elle s’est diversifiée de manière spectaculaire, ce que reflètent les quatre principaux pôles de l’entreprise, the Walt Disney Studio (17 % du chiffre d’affaires) qui regroupe toutes les filiales directement liées au septième art ; Disney Media Networks (45 %) devenu une composante centrale rassemblant les instruments de diffusion audiovisuelle ; Walt Disney Parks and Resorts (29 %) responsable du développement des parcs et de leurs bases hôtelières ; et Disney Consumer Products (7 %) en charge des produits dérivés et des licences vendues dans le monde(6) .

En somme, la firme se compose tout d’abord sous le label Walt Disney Pictures, de puissantes sociétés de production (Walt Disney Feature Animation, Pixar, Touchstone Pictures, et Hollywood Pictures). En outre, elle dispose d’une major — longtemps appelée Buena Vista renommée Walt Disney studios — qui forme un des plus grands réseaux internationaux de distribution. Malgré la spécialisation de ces entités dans le cinéma, elles sont également impliquées dans les sphères télévisuelles et musicales. Dans le domaine des médias, le groupe comprend l’un des trois networks américains, ABC, qui compte un riche bouquet de chaînes comprenant ABC Daytime, ABC News, ABC Sports et ABC Kids. Par ailleurs, de nombreux programmes thématiques comme ESPN, Disney Channel, ABC Family, Toon Disney et SOAPnet sont diffusés à l’international par l’intermédiaire du câble. Enfin, les 11 parcs et resorts ont reçu en 2009 pas moins de 119 millions de visiteurs dans le monde(7) . Nous allons voir que ce vaste ensemble d’activités diversifiées et hétéroclites tient sa cohérence et sa logique des stratégies synergiques Disney.

Un modèle hollywoodien de synergie économico-culturelle


La société de production Disney s’est établie en Californie en octobre 1923, quelques années après la constitution des grandes compagnies hollywoodiennes. Arrivée tardivement, elle est restée à part dans le secteur cinématographique car, en se concentrant sur les dessins animés et les films destinés aux enfants, elle ne s’érige pas en major au sens classique, c’est-à-dire en une société disposant de moyens de production, de distribution et d’exploitation cinématographiques. Tandis qu’elle n’a jamais détenu de salles de cinéma, ses réseaux de distribution nationale puis internationale se sont développés bien plus tard, respectivement dans les années 1950 et 1990. Ses créations et ses biens dérivés précèdent nettement les structures de distribution ; en revanche ces dernières se sont avérées nécessaires pour capitaliser ses succès et maximiser les gains économiques ainsi générés. Autant dire que la réussite de Disney ne résulte pas des procédés traditionnels utilisés par les studios d’Hollywood.

La structuration globale de la firme Disney

Source : A.Bohas, op. cit.
Au contraire, elle provient de la synergie opérée entre économique et culturel dans les vastes domaines de l’entertainment. En fait, elle découle davantage de la déclinaison de narrations attrayantes sur de multiples supports audiovisuels et dans de nombreux divertissements — chacun se renforçant l’un l’autre — que de la simple possession de capacités de production et de diffusion. Depuis les années 1920, les studios développent des dessins animés qui rencontrent un succès proprement international grâce à des univers originaux, des personnages attachants, à l’image de l’emblématique Mickey Mouse, et des technologies innovantes comme l’emploi de la couleur et du son. En effet, avec la sortie de Steamboat Willie en novembre 1928, l’emploi du son pour la première fois dans ce genre de divertissement provoque un enthousiasme international en faveur de la fameuse souris. Puis, la firme Disney réalise en 1932 le premier dessin animé en couleur, Flowers and Trees appartenant à la série des Silly Symphonies. L’utilisation du technicolor lui vaut à cette époque son premier Oscar(8) . De manière déterminante, en initiant en 1937 un nouveau type de bien cinématographique — le film d’animation — Disney capitalise un avantage concurrentiel majeur. Coûtant la somme, colossale pour l’époque, de 1,5 million de dollars, Blanche Neige et les Sept Nains est présenté en avant-première le 21 décembre au Carthay Circle. Toutefois, ces courts, puis longs métrages, exigent de nombreuses ressources que les seuls revenus de producteur ne permettent pas de couvrir(9) . En effet, l’animation mobilise sur plusieurs années des centaines de personnes sur une même œuvre sans compter que les majors en charge de la distribution et de l’exploitation prélèvent des revenus conséquents.
 
C’est la raison pour laquelle bénéficiant d’une adhésion internationale en faveur de ses personnages, l’entreprise Disney développe dès ses premières sorties cinématographiques des lignes de produits dérivés. Sous l’impulsion d’Herman Kamen, ces derniers connaissent une croissance sans précédent. Par la suite, avec l’expansion de Disney durant les années 1980, les Disney stores sont lancés et comptent jusqu’à 747 centres en 1999. Par ailleurs, des activités comme le Club Mickey Mouse sont très rapidement proposées pour les enfants. Des réunions sont organisées durant la semaine, les enfants regardent ensemble des dessins animés Disney, récitent un credo et portent un serre tête avec les célèbres oreilles de Mickey Mouse. Retenons que ces associations organisent un vécu collectif qui constitue un moment privilégié pour la diffusion des films, des biens dérivés ainsi que des univers narratifs. En outre, cette expérience a également annoncé les parcs à thèmes et les programmes télévisés.
Les activités non-audiovisuelles de Disney
Source : A.Bohas, op. cit.


Une étape décisive dans l’utilisation synergique des créations cinématographiques a lieu en 1954-1955 avec la mise en relations des univers Disney au cinéma, à la télévision et dans les parcs d’attractions. En effet, Walt Disney fait appel au nouveau médium télévision pour rassembler les fonds nécessaires au lancement du parc Disneyland. Alors que le milieu hollywoodien se refuse à l’époque à produire pour le petit écran, le producteur de génie conclut avec ABC un accord pour des émissions sur la construction du parc intitulé Disneyland en échange d’une prise de participation dans le capital du parc à hauteur de 35 %. Aussi la popularité du programme contribue-t-elle à promouvoir le parc de la même manière que le Club Disney a participé en son temps aux succès des productions et des biens dérivés. En juillet 1955, Disneyland Anaheim (Californie) connaît d’emblée le succès qui ne s’est pas démenti depuis. Comme l’a écrit Douglas Gomery, « la nature fondamentale du système des studios a changé au cours de cette chaude journée de juillet [17 juillet 1955] où Disney et ABC ont lié le cinéma, la télévision et les parcs à thèmes »(10) . Ainsi les synergies culturelles d’ordre transnational Disney conduisent-elles les visiteurs/consommateurs/spectateurs d’une activité à une autre au cours de déclinaisons multimédias d’un même univers narratif.

La constitution mondiale d’une civilisation des loisirs

Les biens et loisirs Disney revêtent un caractère civilisationnel. En effet, ils constituent des ensembles d’imaginaires narratifs, de divertissements et de symboliques qui se déclinent de manière idéelle et matérielle dans le quotidien des individus à l’échelle transnationale. Ils s’apparentent à des structures structurantes qui en se diffusant encouragent des savoirs pratiques, des comportements et des habitudes spécifiques. Pesant considérablement sur ce qui détermine les continuités socio-économiques, ils « dictent les attitudes, orientent les choix, enracinent les préjugés » sociaux(11) .
 
Quant à leurs manières d’agir sur les comportements soco-économiques, nous en comptons deux types : par le message et par le medium(12) . Tout d’abord, l’entreprise façonne les représentations collectives par ses contenus audiovisuels en sensibilisant les publics à ses symboliques, activités et narrations. Nous pouvons même parler de processus de socialisation. Dès les années 1920, elle met en scène des personnages jeunes ne vivant que de divertissements et s’amusant entre eux. Comme les enfants s’inspirent par mimétisme de ces figures narratives, cette posture avant-gardiste pour l’époque, contribue à la promotion des loisirs. À cet égard, d’après certains chercheurs, Disney aurait même favorisé la culture jeune et l’émergence de la contre-culture(13) . Ensuite, le studio influence aussi ses publics spectateurs/visiteurs par le médium employé. En mettant en scène ses narrations à travers des loisirs diversifiés, l’attraction de ses symboliques encourage les publics à des usages qui leur sont peu courants. À titre d’exemple, Disneyland Paris a rassemblé en 2010 15 millions de visiteurs, ce qui en fait la première destination touristique en Europe. Pourtant, cette sorte de loisir est peu répandue sur le vieux continent. Il faut se rappeler qu’à l’époque de sa construction en 1992, les parcs à thème européens avaient une fréquentation annuelle relativement modeste : 0,4 millions pour La Mer de Sable ou Nigloland, 1,8 millions pour le parc Astérix(14) . Autant dire que ce genre de divertissement semblait en décalage avec les mœurs et habitudes de vie européennes. C’est la raison pour laquelle malgré les critiques formulées à l’encontre de ce complexe, l’affluence exceptionnelle qu’il a connue nous conduit à reconnaître l’attractivité des symboliques Disney. En effet, celle-ci ne peut pas venir uniquement des capacités médiatiques et financières de la major américaine. Il demeure essentiel de souligner l’attrait de ses imaginaires, résultat d’une aura artistique et d’un processus de socialisation intergénérationnelle. De même, les croisières Disney connaissent une affluence considérable avec la venue en nombre de familles qui restaient auparavant peu présentes dans cette activité. Autant dire que les symboliques encouragent des comportements consommatoires spécifiques. À travers les générations, les dessins animés Disney ont accompagné et favorisé l’émergence des loisirs dans les sociétés occidentales. Ils encouragent de nouveaux usages par l’attrait que produisent leurs contenus et leurs mondes imaginaires. Ainsi perçus sur la longue durée ils façonnent les mentalités et les modes de vie dans de nombreux pays. Ce caractère civilisationnel de l’emprise de Disney lui confère une suprématie symbolique sur les marchés de la grande consommation.

L’avantage compétitif d’une proximité symbolique à l’échelle transnationale

La firme Disney a réussi à développer et entretenir de manière intergénérationnelle auprès de ses publics une sensibilité transnationale à ses symboliques, narrations et univers. Grâce à des facteurs ayant trait au champ artistique comme les techniques de création, la richesse de ses narrations, l’entretien d’une magie autour de son nom et de ses personnages, Disney a su constituer des références dans la culture commerciale mondiale. Cet avantage économico-culturel ne dépend pas simplement de stratégies économiques mais des soubassements socio-culturels du marché qui agissent pleinement au moment de l’acte d’achat, en d’autres termes sur le comportement des populations. Qu’est ce qui distingue une tasse ordinaire d’une autre griffée Disney avec le personnage de Nemo ? Cette dernière se différencie de la première par le caractère culturel et émotionnel attaché à la marque comme au jeune poisson. En dehors de toute considération quant à la qualité, l’objet brandé pourra être introduit sur le marché à un prix supérieur à l’article quelconque. En outre, telle figure populaire sur un objet pourra même susciter des ventes. Pour reprendre notre exemple, la tasse griffée se vendra grâce à la force du symbole même si le consommateur n’a pas l’utilité immédiate de l’article. Autrement dit, les biens dérivés de succès créatifs créent leur propre demande. Bien que toutes les majors hollywoodiennes aient réussi à générer des profits commerciaux grâce à leurs contenus audiovisuels, seule Disney a entretenu à travers le temps une telle proximité symbolique et narrative dans le monde. Elle a réalisé une réelle patrimonialisation de son nom, de son fondateur et de ses chefs d’œuvres. Aussi s’est-elle livrée à la mise en valeur de son histoire et de ses univers narratifs par des émissions spéciales sur Walt Disney, les reprogrammations périodiques de ses œuvres et la sortie de sequels (suites de films). Par exemple, le film emblématique Blanche Neige et les Sept Nains a été reprogrammé en salles en 1944, 1952, 1958, 1967, 1975, 1983, 1987 et 1993. Puis il est sorti en 1994 en vidéo et récemment en DVD Blu-Ray. Son univers a été utilisé en 1983 pour un film à portée éducative Snow White : A Lesson in Cooperation tandis qu’il a fait l’objet de nombreuses émissions télévisées comme The Fairest of Them All (1983) et pour le cinquantenaire de sa sortie Golden Anniversary of Snow White and the Seven Dwarfs (1987)(15) . Loin de se réduire aux téléspectateurs américains, ces émissions télévisées ont connu une large audience à l’étranger comme en France où elles ont été programmées sur TF1. Cette politique firmale s’est accompagnée également d’un contrôle sur l’usage des personnages. À cet égard, Disney montre une opposition à toute utilisation de ses narrations sans son autorisation et une volonté de les contrôler car toute apparition dégradée ou irrespectueuse pourrait entraîner la perte de valeur de ses intangible assets(16) qui constituent ses actifs les plus précieux. Cette supériorité concurrentielle résulte du caractère artistique et émotionnel de sa culture commerciale et donc dépend de l’attrait de ses productions.

Une firme vulnérable aux pertes de créativité récurrentes

Disney s’est trouvée à deux reprises en proie à des essoufflements créatifs majeurs qui ont durement atteint sa rentabilité et par conséquent sa survie comme société de cinéma. Ils témoignent de l’importance de la création pour ces compagnies hollywoodiennes dont les ventes sont rythmées par leurs capacités créatives. Il est possible d’identifier deux périodes durant lesquelles Disney a connu un déclin : Après la mort de Walt Disney, l’entreprise continue de produire selon les principes de son fondateur érigés en dogme. Elle ne tient aucun compte des évolutions sociales et des nouvelles générations. Rencontrant des échecs en matière d’animation comme Tron (1982), elle a envisagé de se retirer complètement de cette activité pour se consacrer aux parcs à thèmes. Toutefois, lorsque Michael Eisner arrive à la tête de Disney, Jeffrey Katzenberg, nouveau directeur de la production, décide de réinvestir la filière de l’animation. Innovant dans les technologies productives et bénéficiant d’une inspiration venue de Broadway, les studios renouent avec le succès.
 
La deuxième période d’atonie artistique reste la fin de l’ère Eisner, à partir de la deuxième partie des années 1990. Des investissements hasardeux comme le lancement du moteur de recherche Go.com ou Disneyland Paris(17) , les rachats coûteux tels qu’ABC, des visions créatives dépassées et des échecs cinématographiques ont entraîné des pertes financières énormes. Bien qu’il soit toujours aisé de juger a posteriori de l’opportunité ou non de tel ou tel investissement, il est révélateur que la trilogie Pirates des Caraïbes, le plus grand succès cinématographique de Disney avec un box office cumulé de 2,6 milliards de dollars, ait été produite sans l’accord et même contre l’avis de Michael Eisner. Au contraire, les films annoncés comme les nouveaux hits tels que Pearl Harbor (2001, 400 millions de dollars) ont déçu les publics comme les critiques. En matière d’animation, les sorties d’œuvres comme Hercule (1997, 250 millions de dollars) ou Atlantide (2001, 186 millions) se sont traduites par des échecs retentissants. Simultanément des films produits par d’autres studios ont été couronnés de succès avec l’avènement de l’animation par ordinateur comme Toy Story II (1999, 485 millions) et Nemo (2003, 867 millions) de Pixar(18) . Souvent négligés par les théoriciens des industries culturelles, les aléas de la créativité nous conduisent à reconsidérer l’invulnérabilité et la puissance des firmes hollywoodiennes à l’instar de Disney qui a même perdu son leadership dans ses créneaux privilégiés.

Un monopole sur la culture enfantine battu en brèche

Disney a entretenu durant plusieurs générations un pré carré sur la culture occidentale destinée aux enfants. À cet égard, les parcs à thèmes, les biens dérivés comme les contenus audiovisuels ont contribué à conforter l’assise du groupe sur l’ensemble des loisirs et narrations proposés aux plus jeunes, constituant des barrières à l’entrée sur ce marché. Toutefois, ce quasi-monopole maintenu par une avance technologique et créative est confronté à un double défi de nature sectorielle et géo-culturelle : d’une part le succès d’autres entreprises dans ces domaines ; d’autre part le manque de notoriété des symboliques Disney dans les pays émergents.
 
Durant la décennie 2000, la firme Disney a manqué le tournant de la technologie 3D et perdu le souffle créatif qui la caractérisait. En effet, ses narrations sont devenues de plus en plus vieillottes et fades. Par conséquent, l’ensemble du groupe a pâti du déclin de sa notoriété notamment auprès des nouvelles générations. Profitant de cet essoufflement, des sociétés plus réduites comme DreamWorks, Pixar ou Blue Sky sont parvenues au succès mondial grâce à des films innovants. Concernant leurs personnages et leurs univers, ils se sont imposés à travers les figures de Shrek, Nemo et le rongeur obstiné Scrat. Leur style loufoque, leurs narrations renouvelées et leurs innovations technologiques ont fasciné les audiences tandis qu’ils ont contribué à vieillir d’autant les personnages du monde merveilleux de Disney. Par exemple, le style loufoque de Shrek avec ses ogres gentils, « ugly-cute (affreux mais mignons) » pour reprendre l’expression de Jeffrey Katzenberg(19) et ses princes lâches apparaît comme une parodie réussie de Disney et attire l’attention sur les histoires surannées développées par cette dernière. Cet univers novateur a davantage attiré les publics avec un box office mondial de 2,5 milliards de dollars sur 4 films contre 186 millions de dollars seulement pour l’Atlantide. Puis utilisant les mêmes savoir-faire que Disney, ces rivaux ont diffusé leurs univers narratifs dans l’ensemble des sphères de l’entertainment à l’instar des parcs à thèmes d’Universal Studios, les croisières DreamWorks et les productions dérivées(20) . Aussi le domaine réservé de Disney s’est-il réduit puis a été occupé par des firmes rivales. À ce manque de réactivité, la compagnie de Burbank a répondu en acquérant le studio, Pixar, en 2006. Ce dernier a produit en 2010 Toy Story III qui est devenu le plus grand succès mondial en matière de dessins animés avec plus d’1 milliard de dollars de recettes en salles. Cette volonté de Disney de regagner sa prépondérance dans la sphère de la culture commerciale destinée aux enfants s’est également traduite en 2009 par le rachat de Marvel dont les personnages tels que Spider Man, Iron Man, X-Men ont fait le succès de nombreux blockbusters.

Une pénétration incertaine des pays émergents

À cette concurrence infra-sectorielle, il faut ajouter l’ouverture de nombreux marchés potentiels en Asie dont les nouvelles classes moyennes s’ouvrent aux loisirs et à l’entertainment. Dans cette perspective Disney est confrontée à des chocs culturels, à des comportements de consommation et à des savoirs pratiques radicalement différents. À titre illustratif, les campagnes publicitaires lors de l’ouverture de Disneyland Hong Kong vantant l’amusement en famille avec plusieurs enfants ont été mal perçues dans une société chinoise où les relations parents-enfants restent encore hiérarchisées et où seul un enfant par famille est autorisé. Par ailleurs, le même parc a éprouvé dans un premier temps des difficultés à atteindre ses objectifs d’entrées car l’omniprésence de l’anglais, l’ignorance des visiteurs à propos des narrations Disney ainsi que le manque d’adaptation à la culture chinoise ont constitué autant d’obstacles à la visite et à la fréquentation du parc(21) . De manière plus large, ces échecs de lancement reflètent des écarts culturels considérables du fait du manque d’imprégnation et d’intégration socioculturelles des symboliques et des univers narratifs Disney dans les représentations collectives de la Chine. Remarquons bien que la question de la socialisation culturelle, bien avant les structures de distribution ou la concurrence économique, est fondamentale pour la prospérité de la major hollywoodienne. Souhaitant accélérer ce processus, cette dernière a décidé de s’implanter massivement sur le plan audiovisuel mais aussi commercialement avec l’ouverture de nombreux Disney Stores dans tout le pays. En 2010, elle a conclu avec Pékin un accord sur la construction d’un nouveau parc à Shanghai, les attractions comme les films fonctionnant comme un médium de diffusion et de façonnement culturel.

En conclusion, la major Disney demeure idéale typique du capitalisme culturel d’Hollywood tant son sort apparaît lié à sa capacité à renouveler sans cesse sa créativité et à préserver la magie de ses productions. En effet, sa prospérité dépend de son caractère artistique et de l’« aura »(22) qu’elle génère ainsi. Envisagé sur le long terme, ce groupe a réussi à entretenir des univers narratifs et des références culturelles sur plusieurs générations au plan mondial, ce qui explique sa puissance économico-culturelle et son avantage concurrentiel comparé aux autres entreprises de loisirs. Toutefois, il ne faut pas négliger les risques qu’encourt cette firme car l’émergence d’autres studios d’animation populaires et la pénétration des nouveaux pays industrialisés s’avèrent constituer de grands défis pour sa pérennité.

Références

  • BOHAS Alexandre, Disney. Un capitalisme mondial du rêve, Paris, L’Harmattan, 2009.
  • BOHAS Alexandre, « DreamWorks Animation SKG ou le triomphe mondial de la posture anti-Disney », InaGlobal, nov. 2010.
  • BRODE Douglas, From Walt to Woodstock: How Disney Created the Counterculture, Austin, University of Texas Press, 2004.
  • BRYMAN Alan, The Disneyization of Society, Londres, Sage, 2004.
  • The Disney Company, Annual Report 2009, 2010, p. 1 obtenu sur le site de l’entreprise.
  • GOMERY Douglas, The Hollywood Studio System: a History, Londres, British Film Institute, 2005, p. 265.
  • MARTEL Frédéric, Mainstream. Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, Paris, Flammarion, 2010.
  • NYE Joseph S., Soft Power. The Means to Success in World Politics, New York, Public Affairs, 2004.
  • STRANGE Susan, States and Markets, 2ème éd., Londres, Pinter, 1994.

---
    (1)

    Cf. propos recueillis lors de la thèse de l’auteur : Disney. Analyse du capitalisme culturel d’Hollywood, soutenue le 15 déc. 2010 à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. 

    (2)

    Cf. Susan Strange, States and Markets, 2ème éd., Londres, Pinter, 1994, p. 119. 

    (3)

    Pour davantage d’informations surJoseph S. Nye, cf. Soft Power. The Means to Success in World Politics, New York, Public Affairs, 2004 et la note de lecture sur cet ouvrage, InaGlobal. 

    (4)

    Pour une analyse de la firme Disney contemporaine, cf. Alexandre Bohas, Disney. Un capitalisme mondial du rêve, Paris, L’Harmattan, 2009. 

    (5)

    Notons que le même phénomène reste vrai pour la Paramount, cf. Caroline Nataf, « Paramount : Prisonnière de son patrimoine ?, InaGlobal, 7 janvier 2011. 

    (6)

    Cf. The Disney Company, 2009 Year in Review, 2010, p. 1. 

    (7)

    Cf. « Disney Parks See Big Attendance Jump in 2009 », OC Register, 27 April 2009. 

    (8)

    Steven Watts, The Magic Kingdom: Walt Disney and the American Way of Life, Boston, Houghton Mifflin, 1997, p. 64.

    (9)

    Tous les box office cités dans la présente étude proviennent des sites Internet boxofficemojo.com, the-numbers.com et imdb.com. 

    (10)

    Douglas Gomery, The Hollywood Studio System : a History, Londres, British Film Institute, 2005, p. 265.

    (11)

    Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Paris, Arthaud-Flammarion, 1987, p. 47, 50, 54. 

    (12)

    Différence inspirée par le fameux ouvrage de Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias. Les prolongements technologiques de l’homme, trad., Tours/Paris, Éditions Mame/Seuil, 1968. 

    (13)

    Cf. Brode Douglas, From Walt to Woodstock : How Disney Created the Counterculture, Austin, University of Texas Press, 2004. 

    (14)

    Alexandre Bohas, Disney, op. cit., p. 141. 

    (15)

    Pour davantage d’informations sur les productions Disney, cf. Smith Dave, Disney A to Z. The Updated Official Encyclopedia, 2ème éd., New York, Hyperion, 1998, pp. 508-509. 

    (16)

    "Pouvant se traduire par « actifs impalpables », cette notion comptable fait référence aux ressources non-monétaires qui ne peuvent être ni vues, ni touchées, ni physiquement mesurées. Elles sont créées à travers le temps et sont identifiables comme des actifs séparés. 

    (17)

    Pour davantage d’informations sur ces investissements hasardeux, cf. Alexandre Bohas, Disney, op. cit., p. 202. 

    (18)

    Sur l’ascension du concurrent DreamWorks Animation, cf. Alexandre Bohas, « DreamWorks Animation SKG ou le triomphe mondial de la posture anti-Disney », InaGlobal, nov. 2010. 

    (19)

    Frédéric Martel, Mainstream. Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, Paris, Flammarion, 2010, p. 70. 

    (20)

    Alexandre Bohas, "DreamWorks Animation", op. cit., p. 4 sq. 

    (21)

    Les objectifs de fréquentation du parc n’ont pas été atteints. En septembre 2006, un an après son inauguration, 5,2 millions de visiteurs l’avaient visité, alors qu’on en attendait 5,6 millions. Cf. William Foreman, « Hong Kong Park Misses Visitor Goal », Orlando Sentinel, 6 sept. 2006. 

    (22)

    Pour plus de développements sur la notion d’« aura », cf. Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », in : Walter Benjamin, Œuvres, t. III, trad., Paris, Gallimard, 2000. Coll. Folio/essais, pp. 68-143. 

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