Par le jeu des transferts (partages), qui en masquent l’origine, la propagande russe circule sur Telegram dans la sphère complotistes de différents pays.

Par le jeu des transferts (partages), qui en masquent l’origine, la propagande russe circule sur Telegram dans la sphère complotiste de plusieurs pays.

© Crédits photo : Telegram / Captures d'écran

Guerre en Ukraine : comment la Russie s'appuie sur la sphère complotiste pour diffuser sa propagande

À partir d’une importante collecte de données issues de Twitter et Telegram, Dusan Bozalka cartographie et retrace, pour la première fois dans une dimension multiplateforme, le parcours de fausses informations élaborées en Russie. Celles-ci circulent particulièrement sur les réseaux sociaux via des comptes complotistes qui en gomment l'origine.

Temps de lecture : 9 min

Le 20 février 2023, Florian Philippot laisse entendre que le fils de Joe Biden se serait livré à des activités illégales sur le territoire ukrainien. Ce message ne doit rien au hasard. Les milieux complotistes américains et européens abhorrent Hunter Biden, qu’ils dépeignent comme la marionnette d’un supposé État profond qui serait impliqué dans le financement de laboratoires de production d’armes biologiques en Ukraine. Mais le tweet de l’ancien vice-président du Front national trahit également l’instrumentalisation croissante des communautés complotistes en ligne par les acteurs pro-Kremlin, un phénomène observable dès les premières heures du conflit russo-ukrainien.

La genèse d’une théorie complotiste et pro-Kremlin

La Russie préparait déjà le terrain. Quelque mois avant le début de l’invasion, ses dirigeants cherchent à justifier l'« opération militaire spéciale » par la diffusion de plusieurs récits de propagande. L'Ukraine est alors décrite comme corrompue, néonazie, avec un gouvernement à la solde des États-Unis. Un autre récit est lui aussi véhiculé : l’Ukraine abriterait des laboratoires financés par Washington et destinés à la production d’armes biologiques. Il trouverait son origine dans les publications dès la fin du mois de février de certains comptes complotistes bien connus, tels que ceux de WarClandestine. Ce récit découle en réalité de l’un des axes de propagande pro-russe en circulation depuis les dix dernières années, spécifiquement dédié à la critique de laboratoires financés par les États-Unis et localisés dans les anciens satellites soviétiques. Les communautés complotistes l’intègrent ensuite à leurs propres discours, comme l’a relevé Foreign Policy. En dépit de nombreuses variantes, la version la plus répandue de cette théorie complotiste soutient que des élites machiavéliques au service d’une organisation vague et liberticide, décrite comme un État profond (deep state), contrôleraient des laboratoires capables de produire des pathogènes nocifs. Les principaux coupables en sont des figures récurrentes du complotisme, pour la plupart de richissimes philanthropes ainsi que des membres influents du Parti démocrate américain.

Ce récit initial est amplifié, le 6 mars 2022, par un communiqué du porte-parole du ministère russe de la Défense, Igor Konashekov, puis par les médias d’État russes et d’autres acteurs institutionnels. Les agences gouvernementales américaines ont quant à elles rapidement réfuté les allégations russes. Elles expliquent que cette collaboration, largement documentée, est purement scientifique et instituée dans un programme officiel de réduction des risques biologiques. La convergence narrative entre l’idéologie complotiste et la propagande pro-Kremlin donne néanmoins lieu à une boucle de rétroaction, souligne le Guardian. Les médias complotistes (comme InfoWars) et la chaîne Fox News relaient la prétendue existence de laboratoires d’armes biologiques en Ukraine, tandis que les médias d’État et acteurs gouvernementaux russes, comme l'agence Tass, s’appuient sur Fox News, et notamment Tucker Carlson, pour crédibiliser leurs allégations. Cette tendance semble entérinée par le ministère de la Défense russe qui, au cours des mois de mars et avril, publie sur son site internet un premier puis un second diagramme établissant des liens directs entre les laboratoires et les entreprises administrées par les familles Rockefeller, Biden, ainsi que George Soros, cible récurrente de l’extrême droite et des complotistes . Des liens financiers existent bel et bien, mais ces derniers sont extrapolés et se fondent sur des détails erronés voire détournés, explique le Washington Post

Ce type de propagande n’est pas nouveau et rappelle l’Opération Denver. Initiée en 1983 par le KGB en collaboration avec la police secrète est-allemande, cette campagne de désinformation vise alors à imputer aux Etats-Unis la création, à Fort Detrick (Maryland), du virus du SIDA. Au même moment où l’épidémie bat son plein, ce récit est repris par des théoriciens du complot accusant la CIA de fomenter l’extermination des minorités africaines et sexuelles aux États-Unis. Plus récemment, le Kremlin a diffusé, avec l’aide de Pékin, des récits soutenant que le Covid-19 aurait été créé… à Fort Detrick.

Une instrumentalisation des écosystèmes multiplateformes

Comment expliquer cette convergence ? Une partie du puzzle réside dans la notoriété dont bénéficient les acteurs pro-russes parmi les communautés complotistes en ligne. Celles-ci sont bâties sur un ensemble multiplateforme de sites internet, de groupes Facebook, de chaînes Telegram, YouTube Rumble et Odysee, ainsi que sur la mobilisation de comptes Twitter. Initialement circonscrites dans le giron des mouvances complotistes américaines, ces structures se sont exportées en Europe grâce à la création d’écosystèmes nationaux, indique NewsGuard. Ceux-ci ont pour vocation de relayer les théories en provenance du continent américain et de les adapter aux environnements politiques et culturels des pays dans lesquels ils sont actifs.

La collecte d’un grand nombre de données cartographie leur étendue, longtemps restée difficilement visible en l’absence d’outils adaptés, mais aussi leur proximité avec les sphères pro-russes. Les sites internet des médias d’Etat russes RT et Sputnik, de même que le site officiel du Kremlin, figurent ainsi parmi les sources les plus citées dans la galaxie des sites caractérisés par une ligne éditoriale complotiste, antivaccin ou antisystème. On y retrouve aussi plusieurs sites diffusant du contenu pro-Kremlin, à l’image du site multilingue Donbass Insider. Leurs articles sont alors présentés dans les écosystèmes complotistes comme des preuves irréfutables issues de sources sûres, tandis que d’autres articles tirent leur crédibilité d’un partage antérieur effectué par d’autres sites complotistes connus.

Cartographie réalisée avec le logiciel Hyphe de 100 sites complotistes, antivaccin, antisystème et pro-Kremlin.
Cartographie réalisée avec le logiciel Hyphe de 100 sites complotistes, antivaccin, antisystème et pro-Kremlin. Cliquer ici pour zoomer

Les pages liées à ces sites internet (noeuds) sont crawlées, c’est-à-dire collectées et examinées, pour en extraire leur interconnection entre les liens sortants contenus dans les contenus textuels. Cette opération est réalisée en profondeur trois, ce qui signifie que les pages des liens sortants identifiées au premier niveau sont elles-aussi crawlées (profondeur deux) pour être soumises au même processus (profondeur trois). Comment lire ce graphe ? Exemple : Un article du siteExoportail.com contient un lien vers une page du site Qactus.fr, qui redirige le lecteur vers le site officiel du Kremlin. Modélisés par le logiciel Gephi, les résultats obtenus comprennent près de 1 500 liens et indiquent que les sites des médias d’État et des agences gouvernementales sont les plus souvent cités dans les articles des sites recensés. 

La circulation de ces contenus est également visible dans les chaînes Telegram et les comptes Twitter dont disposent la quasi-totalité de cette galaxie d’acteurs. Sur la plateforme de messagerie instantanée Telegram, les chaînes pro-Kremlin comme celles du ministère russe de la Défense (mod_russia) et de Oplot TV se situent en marge de plusieurs écosystèmes complotistes. Un réseau de chaînes cumulant des centaines de milliers d’abonnés sert toutefois de connecteurs entre les écosystèmes complotistes et les relais officiels du gouvernement russe. 

En traduisant les messages dans la langue adaptée à l’écosystème, ces chaînes intermédiaires en favorisent la réception. Par la même occasion, le transfert (ou partage) entraîne l’effacement de la source originelle du message. C’est notamment le cas de la chaîne Rybar, proche du FSB russe et du Groupe Wagner comme l'a révélé Meduza, dont les messages sont transférés, traduits et anonymisés vers les écosystèmes complotistes. Une fois dotée d’une affiliation moins controversée, les récits pro-russes sont repris par des théoriciens du complot (Silvano Trotta et Astrid Stuckelberger). L’amplification sur le reste des écosystèmes complotistes est ensuite effectuée par des chaînes dotées d’un grand nombre d’abonnés et chargées de synthétiser l’actualité complotiste, telles que VeriteDiffusee ou StoryOfBlackBond.

Cartographie réalisée avec la plateforme Crystal et l’outil de métriques Telegram conçus par le centre Geode. Les messages de 10 chaînes sélectionnées sont collectés via l’API de Telegram afin de tracer les effets de transferts entre chaînes.
Cartographie réalisée avec la plateforme Crystal et l’outil de métriques Telegram conçus par le centre Geode. Cliquer ici pour zoomer

Les messages de dix chaînes sélectionnées sont collectés via l’API de Telegram afin de tracer les effets de transferts entre chaînes. Cette opération, dont les résultats sont modélisés sur Gephi, est aussi réalisée en profondeur trois et représente un total d’environ 8 500 chaînes (noeuds) pour 20 000 transferts (liens). Comment lire ce graphe ? Les messages de la chaîne lesdeqodeursinfo sont collectés et, lorsque certains résultent d’un transfert de la chaîne Anaïs Lefaucheux, les messages de cette seconde chaîne sont aussi collectés (profondeur deux) et son détecté comme émanant de chaînes pro-Kremlin (profondeur trois.

Message Telegram traduits du russe à l'anglais puis à l'italien par des chaînes complotistes
Montage de quatre captures d'écran faites sur Telegram. De gauche à droite : un message en italien posté en juin 2022 sur la chaîne complotiste Guerrieri per la libertà. Celui-ci est traduit de la chaîne anglophone pro-Kremlin Russian Head. Cette chaîne reprend telle quelle la version anglaise d’un message de la chaîne d'actualité militaire pro-russe Rybar initialement publié en russe. Cliquer ici pour zoomer

Sur Twitter, une circulation accrue de l’information signale un degré élevé d’homophilie entre les communautés antisystème anglophones, recouvrant les principaux comptes complotistes, et la communauté pro-russe. Contrairement à la structure fermée de Telegram, ces communautés s’inscrivent en confrontation directe avec les communautés pro-Ukraine. Si la mobilisation — mesurée par les tweets et retweets — de ces dernières était autrefois systématiquement plus forte, les comptes affiliés aux communautés pro-Kremlin ainsi que la communauté antisystème sont parvenus à la dépasser depuis au moins février 2023. Le compte le plus influent en est celui de l’americain Rogan O’Handley (@DC_Draino), militant pro-Trump connu pour relayer les thèses de l’État profond et des laboratoires ukrainiens.

Ce renversement du rapport de force sur Twitter est susceptible d'accroître la visibilité conférée aux récits complotistes et pro-russes concernant l’Ukraine. Les algorithmes de recommandation de Twitter augmentent en effet la portée de certains messages selon leur popularité et la mobilisation qu’ils génèrent. Et c’est dans les communautés Twitter germanophone et francophone que les comptes associés à des personnalités complotistes ou proches de l’idéologie du Kremlin sont les plus retweetés. Au sein de la communauté francophone, Florian Philippot (@f_philippot) et Silvano Trotta (@silvano_trotta) occupent respectivement la première et troisième place des comptes les plus retweetés.

Les communautés pro-Kremlin et antisystème se coordonnent également pour amplifier artificiellement, grâce à des bots (comptes automatisés), la visibilité de certains messages ou comptes, tels que ceux évoquant les laboratoires ukraniens. 

2 100 000 tweets multicolores Ukraine
Analyse de réseaux sur la base de 2 100 000 tweets contenant le mot « Ukraine » publiés entre le 03/01/2023 et le 01/03/2023 . Cliquer ici pour zoomer

Les tweets ont été collectés grâce à l’API de Twitter. Modélisé via le logiciel Gephi, cet échantillon est ensuite découpé par un code Python pour en séparer 650 000 comptes (noeuds) de 1 600 000 retweets (liens). L’algorithme de modularité de Gephi permet de tracer des communautés ainsi que de chiffrer en pourcentage leur mobilisation respective sur la base des interactions entre comptes. Le graphique ci-dessus signale la présence d’une communauté antisystème en violet (22%), d’une communauté pro-Kremlin en bleu (12%), d’une communauté pro-Ukraine ukrainienne en vert (19%), d’une communauté pro-Ukraine internationale en jaune (9%) et deux communautés linguistiques francophone en orange (7%) et germanophone en beige (3%). Comment lire ce graphe ?  Ces pourcentages indiquent une mobilisation, sous la forme de retweets, des communautés antisystème et pro-Kremlin en nette augmentation depuis le début du conflit. La position rapprochée de ces deux communautés révèle quant à elle un flux bidirectionnel et conséquent de retweets, et donc un degré d’homophilie élevé. 

L’intégration des récits pro-russes dans l’idéologie complotiste

Plus largement, l’étude lexicométrique du contenu complotiste diffusé sur plusieurs chaînes Telegram révèle une incorporation croissante des récits pro-Kremlin, tels que ceux des laboratoires ukrainiens, dans l’idéologie complotiste. Le Grand Réveil, principale chaîne Telegram complotiste francophone (93 000 abonnés) autrefois dotée de son propre site, relaie ainsi plusieurs théories liant le conflit en Ukraine à la mise en place d’un nouvel ordre mondial.

Le mouvement complotiste et pro-Trump QAnon a joué, de ce point de vue, un rôle central. Dans leurs forums de discussion, ses adhérents mélangent les principales théories complotistes en circulation depuis la Révolution française et les récits idéologiques de l'extrême droite, ce qui les conduit à défendre l’existence d’une cabale pédosataniste, dont seul Donald Trump pourrait libérer le monde. Les membres de cette cabale supposée, tels que George Soros ou Bill Gates, formeraient un État profond œuvrant en secret à l’instauration d’un nouvel ordre mondial à travers l’établissement progressif d’une dictature.

L’approbation initiale de Vladimir Poutine à la campagne de Donald Trump et son ultraconservatisme religieux lui valent d’être perçu dans les milieux complotistes comme l’un des ses alliés dans son combat contre la cabale. Les premiers appels à établir des liens potentiels entre l’Ukraine et la famille Clinton remontent d’ailleurs à l’année 2018, suivie par la famille Biden deux années plus tard. Ces « recherches » conduisent les écosystèmes complotistes à voir l’Ukraine comme la victime de l’État profond : les élites du Parti démocrate auraient installé un gouvernement proche des mouvements néonazis et orchestreraient de surcroît un réseau pédophile. 

Analyse lexicométrique réalisée grâce au logiciel Iramuteq et à un corpus de 265 000 messages publiés sur la chaîne Telegram Le Grand Réveil entre le 20/02/2022 et le 01/06/2022.
Analyse lexicométrique réalisée grâce au logiciel Iramuteq et à un corpus de 265 000 messages publiés sur la chaîne Telegram Le Grand Réveil entre le 20/02/2022 et le 01/06/2022. Cliquer ici pour zoomer

Modélisés sur Gephi, les résultats de l’outil analyse de similitudes d’Iramuteq offrent une représentation en couleurs des récits véhiculés en identifiant des liens sémantiques entre les mots ou les groupes de mots. Comment lire ce graphe ? Le graphique indique l’imbrication de la propagande pro-Kremlin dans l’idéologie complotiste, au-delà du seul conflit russo-ukrainien.

Cette grille d’analyse facilite l’appropriation, par les adhérents de QAnon, des récits de propagande pro-russes opposés aux mesures de soutien à l’Ukraine prises par l’administration Biden (ce qui vaut également pour d’autres écosystèmes non-affiliés à QAnon). Ces derniers, comme Le Grand Réveil, restent en effet fortement influencés par l’idéologie de la mouvance transnationale. Malgré un éloignement après la défaite de Donald Trump en 2020, la chaîne continue d’exploiter des vocables constitutifs de l’idéologie de QAnon qu’elle véhicule au côté d’éléments de langage pro-Kremlin. QAnon est ainsi parvenu à façonner et à exporter une idéologie partisane combinant propagande pro-Kremlin et vision complotiste de l’actualité géopolitique, dont les conséquences se font sentir dans le débat politique américain. Le soutien à l’Ukraine s’affaiblit dans la population et suscite l’opposition des républicains les plus conservateurs, relève le Guardian. Quelle est la responsabilité des communautés complotistes dans ces calculs d'ordre politique ? Au moins celle de donner à la propagande pro-russe une plus grande visibilité à travers ses écosystèmes et, qui sait, d’en favoriser la réception auprès d'une audience plus large.

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