Ludivine Bantigny est historienne, maîtresse de conférences à l’Université de Rouen et spécialiste de l’histoire de Mai 68. Elle est autrice de plusieurs ouvrages, dont La France à l’heure du monde. De 1981 à nos jours (Éditions Seuil, 2013) et Révolution (Anamosa, 2019). Elle est intervenue dans le cadre d’une conférence des Lundis de l’INA intitulée « La classe ouvrière à la télévision : histoire d’une disparition ».
Lors de votre intervention, vous avez dressé le constat d’une disparition des ouvriers et ouvrières des écrans de télévision. Quelle est l’ampleur de ce phénomène et comment le mesurer ?
Ludivine Bantigny : Des mesures précises proposées par le CSA (Conseil supérieur de l'audiovisuel) établissent que 4 % des personnes interviewées et/ou visibles à la télévision sont des ouvrières et des ouvriers et 60 % des cadres. Des mesures équivalentes n’existaient pas il y a 50 ans, mais la représentation n'était pas non plus très importante. Mais la différence, c’est que dans les années 1960, une partie des journalistes de l’ORTF avait le souci de montrer les ouvriers et de prendre le temps de les interroger. La sociologie de celles et ceux qui font la télévision a aussi changé.
Comment s’est déroulé ce processus ?
Ludivine Bantigny : La société a connu un tournant dans les années 1980, qui a eu des effets dans la représentation télévisuelle. C’est une période au cours de laquelle s'est imposée, au niveau médiatique et politique, l'idée qu'il fallait en finir avec les conflits sociaux, les classes sociales, la lutte des classes, en prétendant qu’elles avaient disparu. Il a été répété qu'il fallait accepter le capitalisme et qu'il n'y avait pas d'alternative. Une partie de la gauche gouvernementale s’est aussi convertie au néolibéralisme. Elle s’est mise à défendre l’esprit d’entreprise, comme si les entreprises étaient des entités non conflictuelles. Il y a eu tout un discours de la gauche gouvernementale sur le marché, supposément « ni de gauche ni de droite ».
« Il n’est pas question de la disparition du monde ouvrier, mais de sa non-représentation »
Ce processus s'est accompagné de délocalisations, de recours à la sous-traitance et, peu à peu, d'un chômage de masse. Selon l’Insee, il y avait 8 millions d’ouvrières et ouvriers en 1975, contre 5,5 millions aujourd’hui, soit un passage de 33 % de la population active à 24 % aujourd'hui. Cela reste notable : il n’est donc pas question de la disparition du monde ouvrier, mais de sa non-représentation.
Comment évoluent les termes employés à la télévision pour qualifier les ouvriers ?
Ludivine Bantigny : Dans les années 1960 et 1970, le mot « ouvrier » est encore clairement évoqué et à la télévision, les ouvrières et ouvriers se revendiquent ainsi. Quand certains journalistes leur demandent s’ils et elles veulent devenir bourgeois, leur réponse est non : ce sont des ouvriers, avec cette fierté, cette conscience, cette histoire, la transmission d’une culture commune par-delà la variété des situations. Ce mot disparaît dans les années 1980, mais pas simplement dans les médias : ils relaient une transformation du vocabulaire qui est aussi politique.
En oubliant le milieu ouvrier, ce discours hégémonique pense qu’il est possible, du point de vue sociologique, de faire disparaître ce monde. Il y a une dimension performative à penser que les mots auront une efficacité agissante. Le mot « ouvrier » sera ainsi transformé par des euphémismes : les femmes de ménage deviennent des « techniciennes de surface », les ouvriers deviennent des « opérateurs », les salariés deviennent des « collaborateurs »… En faisant disparaître les mots, on prétend aussi faire disparaître cette conflictualité.
« La représentation médiatique porte à croire qu’avec la délocalisation, le monde ouvrier n’existe plus »
Ces ouvriers et ouvrières ne supportent pas ce vocabulaire, qui ne rend pas véritablement compte de leurs conditions de travail et parfois de la violence sociale qu'ils et elles subissent. La représentation médiatique porte ici à croire que, maintenant que tout est délocalisé, le monde ouvrier n’existe plus. C'est évidemment faux, une grande partie de la production est encore en France. La manière de parler des entreprises a changé, comme, par exemple, la façon de parler des réformes. « Réforme » est un mot abîmé : dans la tradition politique, la réforme améliore le sort des gens, leur bien-être individuel et collectif, alors qu'aujourd'hui, par les « réformes », on s'attaque au régime des retraites, à l'école, aux hôpitaux... Tout ce vocabulaire a aujourd’hui un sens qui n’a plus rien à voir avec sa signification historique.
Au-delà du champ lexical, la façon dont est montrée la classe ouvrière à la télévision a-t-elle évolué ?
Ludivine Bantigny : On retrouvait avant une vraie densité, une émotion incroyable. Les intervieweurs avaient la volonté de laisser parler, de garder les silences, avec une parole spontanée et populaire qui n'était pas faite de codes médiatiques. Aujourd’hui, ce n'est plus possible. Les formats sont plus courts, le montage plus rythmé, les silences ont disparu. Il y a aussi ces ouvrières et ouvriers qui arrivent par effraction sur les plateaux de télévision. Pour eux et pour elles, c'est le seul moyen de s'exprimer.
Dans les années 2000 et 2010, avec la crise et les « plans de sauvegarde de l'emploi » —cela renvoie au vocabulaire dont nous parlions, car ce sont en réalité des plans de destruction d'emplois —, des luttes importantes ont eu lieu, avec des occupations d’usines pour éviter les fermetures. Il y a eu, par exemple, la lutte des ouvriers de l’usine Continental ou la très longue grève des ouvriers de Goodyear. Il y a aussi eu des tentatives de Scop (Société coopérative et participative)... Ces femmes et ces hommes en lutte pour leurs emplois et leur dignité voulaient donner leur propre représentation, mais à la télévision, quand ces grèves étaient abordées, c’était pour parler de la violence.
Cette représentation des mouvements sociaux est structurelle, toujours dénigrante et disqualifiante. De « Nuit debout » aux manifestations des « gilets jaunes », les scènes de violence sont représentées à la télévision, alors que ces images ne sont généralement pas représentatives du mouvement dans son ensemble. Dans la séquence télévisée au Grand journal, en 2015, Xavier Mathieu (ancien délégué CGT de Continental à Clairoix et désormais comédien) est très ému, très en colère, bouleversé par le traitement qui a été réservé aux grèves des salariés d’Air France que de nombreux discours ont traînés dans la boue après l’affaire de la « chemise arrachée » alors que ce sont des vies qui sont brisées avec les destructions d’emplois. Les télévisions n’ont retenu que cette chemise arrachée d’un DRH et pas du tout la violence que ces salariés subissent en perdant leur emploi avec, comme conséquences, des dépressions, des burnout ou des tentatives de suicide. Cette représentation s’explique par deux dimensions : d'un côté, la violence est représentée parce qu'elle est dramaturgique et fait du « buzz » télévisuel, de l’autre, elle permet de disqualifier le mouvement social.
Quelles conséquences cette « invisibilisation » des ouvriers à la télévision engendre-t-elle ?
Ludivine Bantigny : Aujourd’hui, quand la classe ouvrière est évoquée, on pense souvent que c'est du passé, que le travail à la chaîne ou le taylorisme n’existe plus... Invisibiliser cette classe et laisser entendre que ce monde a disparu est la première conséquence, or ce n’est pas vrai : le travail à la chaîne existe et s'est étendu à différents secteurs comme l’agroalimentaire ou la parachimie par exemple. Le monde ouvrier n'est pas qu'à l'usine, il est aussi très présent dans le secteur tertiaire. Par-delà le discours sur la supposée « moyennisation » de la société, les inégalités sociales et salariales n'ont cessé de se creuser.
La deuxième répercussion est la colère du monde ouvrier et des classes populaires, mêlée à un grand désarroi face à sa non-représentation et sa déformation. Le mouvement des « gilets jaunes » est aussi pour cette raison un moment très important : celles et ceux dont les médias ne parlaient pas ont pris la parole. Nombre de « gilets jaunes » ont de la défiance mais aussi de la colère à l’égard des médias comme les chaînes d’information continue qui diffusent une image partielle et déformée du mouvement, en l’accusant de tous les maux. Ce dénigrement est vécu comme une trahison. C’est aussi pour cette raison qu’ils et elles se sont réapproprié une parole sur les réseaux sociaux et par les occupations d'espaces (rues, ronds-points, cabanes, assemblées…). Cette représentation a également jeté le trouble sur le fonctionnement médiatique lui-même.
De par son ampleur, la médiatisation du mouvement des « gilets jaunes » ne revêt-elle pas un caractère exceptionnel ?
Ludivine Bantigny : Elle est paradoxale. D'un côté, ce mouvement est beaucoup plus médiatisé que ne l'ont été les précédents mouvements sociaux comme les grèves des cheminots ou l’opposition à la « loi Travail » de 2016. Visuellement, c’est intéressant : certaines personnes n'avaient jamais manifesté et se sont rendues visibles, ont occupé des lieux. D’un autre côté, et ce n'est pas contradictoire, le discrédit est jeté sur ce mouvement. Les médias ont pris quelques cas, des individus isolés, comme lors de l’agression contre Alain Finkielkraut, qui était en effet indigne et antisémite, pour en faire une généralité sans rapport avec l'ampleur du mouvement.
Pour ce qui est du traitement médiatique de la violence, David Dufresne, un journaliste indépendant, a répertorié et tenu les comptes exacts des blessures au cours du mouvement des « gilets jaunes » en parlant de « violences policières ». Cette question des violences policières s'est ainsi posée dans le champ médiatique, y compris dans les médias qui n'auraient jamais employé cette expression il y a un an. Ce changement de discours s'explique aussi par la présence de nombreux journalistes sur le terrain, qui ont vu cette violence et l'ont subie, avec les gaz lacrymogènes, les matraques, les tirs de LBD… Pendant ces manifestations, il y a aussi eu un contraste de représentation, une frontière sociale entre les reporters de terrain précaires et les éditorialistes de bureaux, aux salaires souvent sans rapports et parfois même avec des différences abyssales. La dimension sociologique du milieu médiatique explique aussi ces contrastes.
Voyez-vous des solutions pour remédier à cette invisibilisation ?
Ludivine Bantigny : Il faut d’abord une prise de conscience pour tirer le signal d’alarme notamment grâce aux études du CSA, aux enquêtes... Mais les solutions ne sont pas internes au monde médiatique. Par exemple, actuellement, l’espace médiatique est envahi par ce débat sur le port du voile et cette sorte de traque contre les femmes qui le portent. Dans les médias, le conflit de classe social est occulté au profit d’une stigmatisation des musulmanes et musulmans. Or, on peut en faire remonter les prémisses au début des années 1980, dans un contexte de montée du Front national, dont Pierre Bérégovoy confiait que c’était une opportunité pour faire obstacle à la droite aux élections. Plusieurs facteurs se sont imbriqués et expliquent ce déplacement.
« Le conflit de classe social est occulté au profit d’une stigmatisation des musulmanes et musulmans »
En 1982, lors des grèves de l'usine Talbot de Poissy, les ouvriers spécialisés (OS) en grève ont été évoqués par une partie du pouvoir politique (Pierre Mauroy, Gaston Defferre) comme des musulmans. Cette occultation du conflit des classes sociales s'est beaucoup accélérée.
Il faut surtout des changements structurels dans la société pour que les médias évoluent. Précisément, les luttes sociales changent les choses. Si certains médias s’interrogent sur les violences policières, c'est parce qu’elles sont liées à un mouvement social. C'est un écho à la prise de conscience que ce mouvement suscite. Je ne crois pas qu'il y ait de solutions miracles, comme pour les représentations de personnes victimes de discrimination raciste. Les médias promeuvent une présentatrice ou un présentateur noir, mais cela reste une politique au compte-goutte pour avoir bonne conscience, sans incidence sur la structure. Pour la modifier, il faut des changements profonds dans le corps social.
Le financement des médias doit aussi être remis en question. Quelques grands actionnaires polarisent le secteur médiatique. Même si l'indépendance des journalistes est défendue, elle n'est pas toujours garantie. Il faut soutenir les médias alternatifs et indépendants qui proposent une autre vision, le contre-champ de ce que diffusent les chaînes d'information en continu.