En Colombie, 48% des radios publiques sont tenues par l'armée ou la police.

© Illustration : Benjamin Tejero

En Colombie, la moitié des radios publiques appartiennent à l'armée et à la police

Héritage du conflit avec les Farc, les radios de la police et de l’armée ont gardé une mainmise importante sur les nombreuses stations du pays. Considérées comme une arme stratégique pendant la guérilla, leur persistance interroge le pluralisme et la construction de la paix.

Temps de lecture : 7 min

Avant de devenir le journaliste « constructeur de paix » qu’il entend être désormais, Pedro Arias a longtemps participé à ce qu’il nomme « la guerre des microphones ». De 2000 à 2013, cet ex-combattant des Farc a opéré dans l’une des éditions régionales de La Voz de la Resistencia. La radio clandestine a été tenue pendant vingt ans par la principale guérilla du pays, que l’État colombien a affrontée durant soixante ans jusqu’à la signature, en 2016, d’un accord de paix historique. Ce dernier a donné lieu (entre autres) à la création de plusieurs radios dédiées à la paix comme celle où travaille désormais Pedro Arias, à Mesetas dans le centre du pays. 

La radio étant « historiquement le seul média à avoir pénétré tout le territoire colombien », c’était une arme de propagande redoutable, comme l’explique Juan Pablo Madrid-Malo, chercheur à la Fondation pour la liberté de la presse (Flip). Raison pour laquelle dans les années 1990, alors que la guérilla est à son apogée, le gouvernement d’Ernesto Samper décide à son tour de s’en saisir en inondant le territoire de radios contrôlées par l’armée ou la police. Il s’agit alors de saper l’assise dont jouissent les Farc dans les territoires qu’ils occupent et de combattre un discours révolutionnaire qui trouve un écho au sein d’une population rurale délaissée par l’État. « Nous, on expliquait aux paysans pourquoi ils devaient se soulever et aux soldats pourquoi ils devaient arrêter d'être la chair à canon de l'État, résume Arias. Eux proposaient des récompenses aux guérrilleros qui se démobiliseraient ».

Une guerre idéologique et psychologique 

Dans ce combat hertzien, tous les moyens sont bons pour atteindre la population locale et discréditer l’adversaire, et chacun livre sa version des nouvelles du front. À en croire les ex-combattants, la Voz de la resistencia — bien que tributaire de l’état du conflit, du fait de sa clandestinité — offrait une grande diversité de programmes. « Il fallait se déplacer parfois plusieurs fois dans une même journée, et changer souvent de fréquence. Mais quand c’était possible, nous diffusions de 6 heures à 18 heures ». Discussions politiques et lectures marxistes pour convaincre le campesinado du bien fondé de la cause, journaux d’informations, émissions musicales et culturelles… 

« J’aimais bien écouter, ils nous informaient sur nos droits en tant que paysans, sur les violations qu’on subissait de la part de l’État », se souvient Don Eduardo, paysan d’une cinquantaine d’années dans le Caqueta, au sud du pays. « Au début c’était très théorique. Les gens s’ennuyaient, donc ils ont rendu ça plus vivant », complète Adriana, ex-guérillera dans la même région. Pendant un temps, Pedro Arias a même tenu une émission matinale baptisée « Réveiller les paysans », pour leur « prodiguer des conseils d’agriculture »

Dans les radios de la force publique, qui maillèrent peu à peu tout le territoire national, la programmation musicale alternait avec les appels à la démobilisation des guérilleros et à la dénonciation, ou la promotion des faits d’armes militaires. « C’était une guerre psychologique », estime Adriana. Elle se souvient, hilare, que les militaires faisaient par exemple  « circuler des rumeurs, racontant que tel commandant de la guérilla était trompé par sa compagne ». « Au début on écoutait pour la musique… Après on nous l'a interdit, ça créait trop des divisions et poussait certains à se démobiliser. »

Mais l’adversaire armé n’était pas la seule cible : « Un jour, l'armée m'a nommément signalé à la radio comme guérillero, j’ai dû prouver que c’était faux », raconte Don Eduardo, attablé dans la cuisine de sa maison en bois. Le paysan pointe là un amalgame récurrent dans l’histoire du conflit, dont la traduction la plus extrême est le phénomène des « faux positifs » — dans les années 2000, au moins 6 402 civils ont été déguisés en guérilleros et tués par les soldats qui obtenaient une prime à chaque combattant abattu.  « Pour le seul fait de cohabiter avec la guérilla, nous n’avons cessé d’être stigmatisés par l’armée». 

« C'est le seul pays au monde où la force publique est dotée d'un tel réseau de radios »

À partir de 2010, plusieurs éditions de La Voz de la Resistencia s’éteignent, bombardées par les militaires. Les autres, comme celle de Pedro Arias, cessent définitivement d’émettre lors de la démobilisation en 2016. 

Les radios de la force publique n'ont, elles, jamais cessé de s'étendre sous les gouvernements suivants. En décembre 2022, la Flip dénombrait dans un rapport 150 radios fixes appartenant à la force publique : 93 contrôlées par l’armée de Terre, 36 par la police, 18 par la Marine et 3 par l’armée de l’Air. Soit 45 % des 328 radios dites « d’intérêt public » du pays — catégorie qui englobe par exemple la radio publique colombienne (RCN). « À ma connaissance, c'est le seul pays au monde dont la force publique est dotée d'un tel réseau de radios », souligne Juan Pablo Madrid-Malo.

Et c’est sans compte les nombreuses radios itinérantes que la force publique déploie de façon temporaire pour des opérations ponctuelles, sans avoir à les légaliser. « Beaucoup d’entre elles sont officieusement devenues des radios fixes » poursuit le chercheur. Leur nombre est classé secret, mais dépasserait la centaine selon la Flip. « Une partie ont déposé une demande pour être légalisées en tant qu’émissions fixes », précise Jonathan Bock, directeur de la Flip. « Nous soulevons le sujet avec le ministère des Technologies, mais jusqu'ici, il n’y a pas vraiment de volonté de s’attaquer à la question ».

Saturation des ondes 

En Colombie, tout le monde s’est habitué à l’existence de ces radios, présentes partout y compris dans les grandes villes. La plupart du temps, elles se contentent de diffuser de la musique, de valoriser les bonnes actions de l’armée ou de la police et de relayer des événements locaux. « Leur musique est d’ailleurs excellente », plaisante un jeune Colombien, loin d’être un grand sympathisant de l’armée. 

Moins qu’un outil de guerre, ces radios présentent désormais un risque pour le pluralisme dans les territoires affectés hier, ou pour certains encore aujourd’hui, par le conflit armé. « Dans le Norte Santander, nous avons quatre radios de l'armée et une de la police, c’est de la saturation », estime quant à lui Geovanny Mejia, journaliste au sein de la radio pour la paix de Convención, dans le nord-est colombien. Pire, « dans certaines municipalités, la radio de l’armée ou de la police est la seule disponible », ajoute le chercheur, critiquant un monopole qu'il juge contraire à la Constitution.

Les radios communautaires, censées faire entendre la voix des populations locales, en sont les premières victimes. « C’est une concurrence extrêmement inégalitaire : les radios communautaires sont des organisations sociales de base, qui doivent se battre pour se financer, obtenir la licence, payer le loyer », analyse Madrid-Malo. « Tout est fait pour maintenir les radios communautaires dans une bulle de très faible amplitude. »

Journaliste dans une de ces radios à Puerto Carreno, dans le département du Vichada à la frontière vénézuélienne, Isaac Beltran est écœuré. « Ici, il y a une fréquence de la police et une de l’armée : comme cela ne coûte rien aux institutions de diffuser leurs messages sur ces radios, elles ne nous paient rien à nous. » 

Quant aux annonceurs privés, c’est-à-dire les commerçants locaux, « ils ne peuvent pas en théorie acheter de la publicité aux radios de la force publique. Mais ils s’arrangent parfois avec les militaires en leur offrant des produits pour qu’ils en fassent la réclame sur leurs ondes ». Les radios de la force publique permettent en effet aux annonceurs d’atteindre beaucoup plus de monde que les radios communautaires qui « n’ont légalement le droit d’émettre que 250 watts, quand certaines radios de la force publique émettent jusqu’à 15.000 watts ! », explique Madrid-Malo. 

Incompatible avec la « paix totale »

En 2018, les radios militaires ont changé de giron au sein de l’armée, passant de la Direction stratégique au Commandement d’appui d’action intégrale et de développement, « une entité censée renforcer les liens entre l’armée et la population ». Mais, analyse Juan Pablo Madrid-Malo, cela ne fera pas oublier aux populations rurales que « cette radio leur disait il y a quelques années de se démobiliser, et les invitait à aller voir des tas de corps empilés au milieu du village pour les avertir de ce qu’ils risquaient à se rapprocher de la guérilla. Ce ne sera jamais pour eux un espace de libre expression. »

Un exemple illustre les limites de l’ouverture au dialogue qu’affichent les radios militaires. En 2016, alors que l’accord de paix est en passe d’être signé, la population locale de la ville d'Uribe organise une marche pour la paix. « La radio de l’armée — seule radio de la municipalité — a refusé de transmettre l'événement ». À Puerto Carreño, la radio communautaire s'est précisément créée « pour qu'enfin la population ait un espace où dénoncer des violations de droits humains, y compris de la part de l’armée », souligne Isaac Beltran. 

Il reste aussi plusieurs régions où le conflit n’a jamais pris fin, ou bien s’est reconfiguré avec l’arrivée de nouveaux groupes illégaux. « Il y a des lieux dans le pays où le seul fait de se rendre à la radio militaire vous met en danger », souligne Juan Pablo Madrid Malo. Dans le département du Cauca, l'armée avait en 2013 appelé sur les ondes la communauté indigène Nasa voisine à collaborer avec elle. Quelques jours plus tard, un explosif était déposé à l’entrée de la radio indigène. « À la suite de cet épisode, la Cour constitutionnelle a ordonné à l’armée de ne plus faire mention des radios indigènes ni de ces communautés car elle les avait mises en danger. »


Alors que le nouveau président Gustavo Petro entend faire appliquer l’accord de paix – dont son prédécesseur Ivan Duque avait freiné la mise en œuvre — et mener des négociations pour la « paix totale » avec l’ensemble des acteurs armés en présence, les défenseurs locaux de la liberté de la presse appellent à questionner le maintien d’un réseau de radios de la force publique de cette ampleur et à redonner à la radio les moyens d’être « un forum démocratique ».

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