Comment comprendre le succès des séries TV scandinaves ?

Comment comprendre le succès des séries TV scandinaves ?

Broen, Real Humans, Lilyhammer, Borgen, The Killing… Depuis quelques années, il n’est plus possible de parler de séries TV sans évoquer les séries scandinaves. Comment expliquer le succès de ces fictions venues du froid ?
Temps de lecture : 8 min

Broen, Real Humans, Lilyhammer, Borgen, The Killing… Une série de titres scandinaves semble déterminée à se faire une place sur le petit écran international, à le dynamiser et à conquérir son public. Ces fictions plurielles viennent tout droit d’Europe du Nord et plus précisément de la péninsule scandinave rassemblant, au sens le plus courant, le Danemark (5,6 millions d’habitants), la Suède (9,6 millions) et la Norvège (5,1 millions). De petits pays donc, qui témoignent ces cinq dernières années d’une incroyable créativité audiovisuelle à la renommée internationale. Tout débuta en 2010 avec Millenium, série en six épisodes adaptée de la trilogie du suédois Stieg Larsson, qui cristallisa les intentions de productions de ces formats et leur exportation. Dès lors, les séries scandinaves rencontrèrent un succès grandissant, au point de concurrencer, dans une certaine mesure, la suprématie des productions hollywoodiennes et la fantaisie de la production britannique. De quoi la présence des séries TV scandinaves est-elle le symptôme ? Comment expliquer leur succès croissant ? Qu’est-ce qui fait leur spécificité ? Tour d’horizon des facteurs culturels et stratégiques à l’origine de l’engouement pour ces productions.

Un succès récent dans un contexte compétitif

Real Humans -  Äkta Människor Ina GlobalLes séries TV représentent aujourd’hui les programmes les plus performants, piliers de programmation des diffuseurs mondiaux, avec une récente tendance de créations originales européennes et, depuis 2010, la présence de la Scandinavie devenue fournisseur incontournable de séries locales. Pourtant, le marché de la série TV est aujourd’hui bouleversé par l’arrivée de nouveaux entrants (Netflix, Hulu, Amazon…) qui proposent des formats et contenus originaux, et poussent les acteurs traditionnels de l’audiovisuel à repenser leur offre. C’est précisément dans ce contexte compétitif, que les Scandinaves prospèrent et développent des productions locales s’exportant de façon conséquente dans le monde : Lilyhammer a été vendue dans 178 territoires, Real Humans (Äkta Människor) dans plus d’une cinquantaine de pays dont la Corée du Sud, et Borgen dans 80 pays – occidentaux mais aussi en Corée du Sud, en Turquie, au Maroc ou au Mexique) . Cette évolution est illustrée en France ces cinq dernières années par Arte, devenu diffuseur engagé en terme de fiction scandinave. Une conviction européenne revendiquée notamment par une diffusion massive de séries dans les cases du jeudi et vendredi soir et une ligne éditoriale en surprenante concordance avec la politique d’écriture scandinave. Elle se caractérise en effet par un travail sur de grands axes thématiques tels qu’incarner le monde d’aujourd’hui et de demain, aller au plus près de thématiques de société, mettre en place de nouvelles écritures de fiction, une volonté d’affirmer la singularité du regard de l’auteur, de faire émerger les concepts d’humanisme et de démocratie. Le diffuseur franco-allemand fut d’ailleurs la première télévision étrangère à programmer la série danoise The Killing, en 2010. Une orientation vers les Nordiques s’expliquant notamment par une habituelle ouverture culturelle vers des programmes allemands, et une entité germanique déjà tournée vers l’international. Depuis les années 1990, les Scandinaves ont une habitude de coproduction et de préachat entre leurs différents petits territoires et marchés afin de se soutenir financièrement et de créer des programmes ambitieux. L’Allemagne, marché limitrophe, permit ainsi que des passerelles aient lieu très naturellement.

La coproduction au cœur de la stratégie scandinave

L’intelligence économique des chaînes de télévision scandinaves a été tout d’abord de s’appuyer sur des auteurs de best-sellers et de construire à partir d’une œuvre existante et rayonnante, ayant un public conquis et captif, des œuvres audiovisuelles (Henning Mankell et son personnage Wallander produit par Yellow bird). D’autre part, il existe en Scandinavie une tradition de coproduction bien ancrée qui correspond à une ambition politique encourageant les chaînes locales à s’entraider mutuellement, et à travailler directement avec les auteurs afin qu’ils portent leurs histoires à bras-le-corps. Ce système leur garantit une qualité de création et permet de rivaliser sur le plan mondial avec d’autres fictions. Broen et Lilyhammer sont deux exemples emblématiques de coproductions scandinaves usant toutes deux d’un scénario basé sur le choc des cultures et la rivalité entre deux nations. La première est une véritable matrice universelle pouvant être transposée à l’infini dans d’autres pays. Coproduction suédo-danoise (entre DR et SVT), Broen prend comme point de départ un cadavre découvert au milieu du pont de Malmö reliant Suède et Danemark, engendrant une enquête policière binationale. La série met à l’honneur le classique duo bancal de personnages permettant une dynamique scénaristique basée sur le choc des personnalités. Un modèle d’opposition poussé à l’extrême où l’adaptation d’un personnage à un autre vient apporter de la légèreté et du piment au réalisme sombre de l’habituel polar scandinave. Deux remakes existent à ce jour : The Bridge, version américaine et Le Tunnel franco-anglaise diffusée sur Canal+ en 2013. Lilyhammer quant à elle, témoigne d’un impact international et pas seulement européen : Netflix et NRK sont en effet partenaires – ce qui n’est pas une surprise puisqu’il s’agit littéralement d’un « Soprano » lâché sur le sol norvégien (personnage mafieux issu de la série américaine Soprano diffusée en 1999 et dont l’acteur faisait déjà partie de la distribution).La nationalité américaine du protagoniste et le partenariat avec les États-Unis permettent de cibler une large audience à l’international et de garantir une distribution au-delà des frontières européennes. Lilyhammer s’est exportée sur 178 territoires, un chiffre qui témoigne d’un retentissement international certain(1). Un pari gagné pour exporter la culture norvégienne, créer un dialogue autour d’elle, et plaire au public américain. Avec un humour décalé, un certain cynisme, la création d’un univers et de personnages étrangement proches du thriller glacé des frères Coen Fargo (1996),
  la série se moque d’une culture américaine dominante  
la série se moque d’une culture américaine dominante et de la fragilité de la culture norvégienne. Le sujet de l’immigration est mis à nu au travers du comique de situation, un registre abordé très récemment par les pays nordiques. Cela marque une forte évolution depuis les années 1970, où 50 % de la fiction était représentée par des films policiers. 

Peut-on modéliser la création sérielle scandinave ?

Existe-t-il une recette scandinave ? Le talent nordique peut-il être modélisé ? Christian Wikander (directeur de la fiction chez SVT) semble avoir la formule magique : « Glocalité : global + local »(2). Les prémices de la conception d’une histoire sont cruciales et mises au centre de la création de l’œuvre sérielle. Celle-ci doit être forte et profonde mais devra toucher le plus grand nombre, sans aucune frontière. Il en résulte des thèmes universels tels que celui de Borgen, ou de Real Humans : quel est le prix à payer pour une femme qui veut réussir sa vie professionnelle ? Comment accepter l’Autre ?
 
Pour comprendre cette patte nordique particulière, un retour aux sources s’impose afin d’analyser l’héritage de ces séries et la façon dont elles l’ont transcendé. Tout débute avec le 7e art, Lars von Trier et ses acolytes, puis vint le succès international du polar nordique insufflé notamment par Stieg Larsson. Un cocktail de créativité présent aujourd’hui sur le marché audiovisuel international. Les héritières du dogme 95 et du thriller scandinave sont de véritables créations originales, nées d’un mariage d’auteurs manipulateurs d’intrigue et du suspens, et d’un idéalisme cinématographique scandinave (collectif Dogme 95, mouvement ou charte de qualité marqués par une volonté de purification du cinéma, une esthétique proche du documentaire, une quête d’authenticité travaillée dans une logique de renouvellement formel...). L’école du polar (Henning Mankell, Kjell Eriksson, Camilla Läckberg, Stieg Larsson…) influence la production télévisuelle depuis les années 1950 où certaines œuvres commencent à être adaptées.
 
La trilogie Millenium marque ensuite, à partir de 2005, un tournant incontestable permettant à la Suède et à l’industrie audiovisuelle scandinave d’être sur le devant de la scène. Cette noirceur littéraire au réalisme brut spécifique aux pays nordiques va dès lors se conjuguer systématiquement à la contemporanéité des scénarios des séries TV. The Killing est un très clair hommage au classique polar scandinave. Comme dans sa littérature, la série s’attache au rayonnement du crime pendant 20 épisodes, une construction réfléchie qui tient le spectateur en haleine et dont aucun élément constitutif ne manque : que provoque-t-il du côté du policier, de la famille en deuil ou de l’homme politique ? Le récit accorde le temps nécessaire à tous ses personnages. L’approche de la figure marginale du policier (Sarah Lund) est exploitée à l’excès, la violence sanglante est rare, l’atmosphère sombre et dramatique pesante, et le rythme peu pressé mise sur l’évolution de l’enquête et non sur son dénouement. Un récit sériel aux antipodes de la normalisation américaine de l’enquête policière en perte d’audace, d’investissement psychologique et de dimension humaine, et qui pourrait bien lasser le spectateur français …

Des créations originales qui transcendent leur héritage

Broen Séries scandinaves Ina GlobalNéanmoins, les séries TV tendent vers des créations originales qui refusent l’uniformisation culturelle, et transcendent véritablement le traditionnel thriller noir. En matière télévisuelle, les scandinaves osent et tendent à se différencier de ce courant tout en gardant la matière première de leurs œuvres littéraires : la tension dramatique. C’est ce mélange entre créativité télévisuelle et acquis littéraire qui les rendent intéressantes. Les diffuseurs publics tels que DR ou SVT produisent environ 15 à 25 h de séries par an – un volume qui pourrait laisser peu de place à la créativité. Ils s’imposent donc l’obligation de ne pas étirer leurs séries à l’infini et de stopper la production après deux ou trois saisons, dans le but d’innover. La troisième saison de Borgen a été poussée par le succès international et la renommée d’Adam Price, quant à Real Humans une troisième saison est toujours en cours de réflexion…
 
 Les scénaristes réinventent ainsi des genres épuisés tels que la science-fiction où Real Humans transcende le genre en parlant d’humanité. L’intrigue se déroule dans une Suède contemporaine alternative où les androïdes (hubots) cohabitent avec les humains, mise en scène d’une société dans laquelle ils tentent de s’adapter à l’autre. Plusieurs univers fictionnels se fondent pour composer un univers dramatique unique. En fusionnant une réalité quotidienne familiale à l’esthétique pastel, une vision pessimiste et noire rappelant les polars nordiques d’une part, et une hypothèse futuriste telle que la robotique d’autre part, la série trouve un équilibre inattendu entre drame et comédie. Ce travail formel de convergence des genres n’est pas une nouveauté dans l’histoire des séries scandinaves, le cinéaste danois Lars von Trier avait en effet auparavant signé une série hallucinatoire et psychédélique comportant des codes esthétiques très marqués, intitulée L’Hôpital et ses fantômes (1994-1977 ; diffusée sur Arte en 1998). Fantastique, horreur, comédie noire, soap-opéra de l’étrange convergeaient alors à travers une surenchère d’effets esthétiques et stylistiques frôlant presque la satire des séries de genre.

Des séries morales, vecteurs de valeurs

Modernes et visionnaires, s’emparant des sujets de société, ces programmes se révèlent séries d’anticipation. Cette nécessité narrative à puiser dans l’actualité crée une collusion, une complicité avec le spectateur.

Dans Real Humans, série philosophique sur nos sociétés contemporaines, véritable thèse sur l’humanité agrémentée de métaphores sociales fortes, le choix du genre permet, outre sa fonction première de divertissement, d’aborder de façon non-frontale des questions de société largement débattues telles que l’homophobie, le mariage homosexuel, l’immigration, ou encore l’esclavagisme. Une série d’anticipation qui constitue allégoriquement un miroir de nos propres existences, une réflexion sur la signification propre de l’individu.
 
L’exercice du pouvoir, très en vogue, fascine les scénaristes – une inspiration marquée par la crise économique et sociale actuelle. La politique embrase les médias, fait débat, concerne tout citoyen et passionne les foules. C’est un véritable moteur dramatique. Borgen met en scène à Christiansborg les coulisses du pouvoir où travaille la centriste Birgit Nyborg, héroïne morale aux antipodes d’un certain Franck Underwood (House of Cards). Sur fond d’intrigues politiques et d’un récit pédagogique affirmé, chaque épisode est le miroir subtil de la scène politique européenne. La fiction transcende le réel : alors que le personnage principal rappelle étrangement l’actuelle Premier ministre danoise Helle Thorming,
 certains enjeux politiques abordés font polémique en France et en Europe 
certains enjeux politiques abordés font polémique au même moment en France et en Europe. Dans cette perspective, la série frôlerait presque le genre docu–fiction.
 
Les séries scandinaves remplissent d’une certaine façon un rôle dans l’éducation populaire, influencent les sociétés qui les regardent et dialoguent en même temps avec elles. Elles portent des valeurs (famille, égalité hommes-femmes, acceptation de l’Autre, démocratie, écologie, …), une morale et des modèles de comportement sur cette complexification de la société. Notre époque adopte le récit qui lui convient pour faire passer des messages. Tous les sujets ont déjà pu être abordés, mais les Scandinaves combinent les genres, les renouvellent, provoquent le débat, s’intéressent en profondeur aux personnages… Une expérience spectatorielle active ou passive, sans modération donc, d’autant que le petit écran français se prépare à une nouvelle vague nordique : Jour polaire (SVT-Canal+), 1864 (DR-Arte), Occupied (série créée par l’écrivain Jo Nesbo- NRK-Arte) …

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Crédits photos :
DR DK
SVT / Johan Paulin
Red Arrow International
DR DK / Caroline Romare

(1)

Chiffre annoncé lors du débat « Adaptation et création originale : ennemis intimes ? » au Festival Séries Séries (Fontainebleau-Edition 2014), discussion entre Stefan Baron (producteur -Nice Drama), Tone C. Ronning (directrice des programmes fiction et arts -NRK), Bénédicte Lesage (productrice-Mascaret), Claire Lemaréchal (scénariste).

(2)

Propos de Christian Wikander lors de son intervention au Festival Séries Séries à Fontainebleau, 2014.

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