Anatomy of a killing. Capture d'écran. BBC Africa Eye

© Crédits photo : Anatomy of a killing. Capture d'écran. BBC Africa Eye

Comment la BBC a identifié les auteurs, date et lieu d’une exécution filmée

Le 18 juillet 2018, une vidéo montrant l’exécution sommaire de deux femmes et leurs enfants devient virale sur internet. Deux mois plus tard, la BBC publie un reportage qui situe précisément le lieu des crimes et identifie les assassins. Retour sur cette enquête avec ses deux producteurs.

Temps de lecture : 9 min

Les images sont choquantes : un groupe d’hommes, certains armés, quelques-uns vêtus de treillis, avancent sur une piste, dans un pays non identifié. Au milieu de ceux-ci, qui semblent être des militaires, deux femmes, accompagnées chacune d’un enfant sont maintenues et poussées par le groupe. Après deux minutes d’errance filmées par la caméra, les deux femmes sont tuées, ainsi que les enfants.

À première vue, peu de détails permettent de déterminer où cette vidéo a été filmée, et il semble difficile d’identifier ceux qui ont perpétré cette exaction. Mais les journalistes d’Africa Eye, le service d’investigation de BBC News Africa ouvert en 2017, ont non seulement réussi à découvrir où tout cela s’était passé (dans le nord du Cameroun), mais ils ont aussi réussi à dire à quelle organisation appartenaient les tireurs (l’armée régulière du pays) et même à dévoiler leur identité. Si la vidéo et les méthodes employées dans l’enquête sont saisissantes en elles-mêmes, leur exposition sur Twitter via un thread (une succession de tweets liés les uns aux autres) leur a conféré un impact encore plus important. Entretien avec Aliaume Leroy, journaliste d'enquête à la BBC, spécialisé dans les enquêtes à l’aide de sources ouvertes, et Daniel Adamson, producteur au sein d’Africa Eye.
 
 

Anatomy of a killing : le reportage de la BBC retraçant comment les journalistes de BBC Africa Eye ont pu identifier le lieu, la date et les auteurs des exactions. Source : BBC/YouTube
 

Comment BBC Africa Eye en est-elle venue à travailler sur ce sujet et à enquêter sur cette vidéo ?
 
Aliaume Leroy :

BBC Africa Eye avait déjà mené une enquête sur le Cameroun, qui s'appelle Cameroon Burning. Donc nous avions déjà quelques contacts au Cameroun. Lorsque la vidéo a commencé à être partagée sur les réseaux sociaux le 10 juillet 2018, elle a tout de suite été virale, partagée partout. L'atrocité du crime nous a déjà beaucoup choqués, c'est une des pires vidéos que j'ai eues à regarder dans le cadre de mon travail. Nous avons travaillé avec des gens d’Amnesty International pour notre enquête, ils ont vu beaucoup de choses de ce genre et ils m’ont dit la même chose.
 
Ce qui nous a aussi donné envie d’enquêter sur la vidéo, c’est que très rapidement après sa mise en ligne, des gens ont dit que la scène s’était déroulée au Cameroun, d’autres que c’était au Mali. Un débat a débuté et c’était intéressant à observer. Le lendemain, un communiqué du gouvernement camerounais taxait la vidéo de fake news, c’est ce qui nous a décidé à travailler dessus : nous devions vérifier cette vidéo pour savoir si le gouvernement avait raison ou tort. En l’occurrence il s’est avéré que cette vidéo n’était pas une fake news.
 
 
Vous avez enquêté en suivant les méthodes de l’OSI - comprendre open source investigation (enquête à l’aide de sources ouvertes en ligne) -. Pourriez-vous nous expliquer de quoi il retourne ?
 
Aliaume Leroy : L’OSI, c’est tout simplement appliquer une méthode d'analyse scientifique à des informations publiques, que l'on peut trouver en ligne partout. Nous faisons appel à des outils que l'on peut trouver sur internet. Pour ce que nous appelons la géolocalisation, nous utilisons des images satellites que l'on peut trouver sur Google Maps, Google Earth ou DigitalGlobe. Pour Facebook, lorsque l'on fait de la social media intelligence, tout simplement de la recherche sur internet, il y a certains outils qui peuvent être utilisés comme Intel techniques. Tout le monde peut accéder à ces informations et utiliser ces outils. Après il y a la partie de l’enquête où l’on fait notre travail de journaliste, qui est de résoudre des puzzles, en appliquant une méthode, en partant du principe qu'il faut que ce soit très scientifique. Nous avions une scène de crime et nous l’avons approchée comme la police judiciaire l’aurait fait, en disant : « nous avons quelques informations, il faut recouper des preuves pour comprendre où ça s'est passé, quand et qui sont les responsables ».
 
 
À vous écouter, cela paraît simple. Quels ont été vos moyens, humains, techniques et financiers, pour mener à bien cette enquête ?
 
Aliaume Leroy : Ce que j'aime beaucoup dans les enquêtes en sources ouvertes, c'est qu’au niveau du matériel il y a juste besoin d'un ordinateur. Nous accédions à des images satellites que l'on peut trouver en ligne, ou à des informations sur Facebook, Twitter, YouTube, tout cela étant accessible gratuitement. Mais cela dit, beaucoup de cerveaux ont travaillé sur cette enquête. Nous étions quinze : au sein de la BBC, mes collègues et moi, mais aussi des analystes open source qui sont sur Twitter (comme @Sector035 ou @obretixet) avec qui nous avons joint nos forces pour avancer plus vite, ainsi que des chercheurs d’Amnesty International et de Bellingcat. Car c’est la première étape de l’enquête qui a été le plus difficile : trouver où tout ça s’est déroulé. Nous pensions, vu les habits des soldats, la couleur du camouflage, le fait qu'ils disaient « BH » pour Boko Haram, qu’il y avait de grandes chances pour que ça se soit passé dans l'extrême nord du Cameroun, où l'armée camerounaise se bat contre Boko Haram. Mais cela restait une énorme zone de recherche.

La seule piste que nous avions était la ligne de crête d'une montagne. Nous pensions vraiment que c’était ce qui pouvait nous aider à déterminer le lieu précis du crime, et cela a bien été le cas. Dans un premier temps nous nous sommes partagés la zone entre nous, pour essayer de voir si on pouvait retrouver cette montagne. Finalement une source nous a donné une information qui nous a permis de la trouver. Donc en termes de budget et d'argent, le coût est presque de zéro pour ce qui est des outils, mais ça demande beaucoup de travailet évidemment des moyens humains.
 
 
Quels sont les types de profils qui ont travaillé sur cette enquête à la BBC ? 
 
Aliaume Leroy : Il y a les journalistes de la BBC, mon producteur et moi-même qui suis spécialisé dans les enquêtes en sources ouvertes. Mais nous avons aussi travaillé avec un membre de Bellingcat ainsi qu’avec deux enquêteurs d’Amnesty International, avec qui nous avons partagé nos infos. Et puis, il y avait en plus une dizaine d’analystes indépendants, dont certains totalement anonymes, qui sont sur Twitter et qui étaient intéressés à travailler sur ce sujet dès que la vidéo est sortie.
 
 
Combien de personnes au total ont travaillé sur cette enquête et la production de la vidéo ?
 
Aliaume Leroy :

Sur l'ensemble il y quinze personnes qui ont travaillé sur l'enquête, qui a duré à peu près un mois, un mois et demi, plus cinq autres personnes qui ont travaillé pour la production pendant encore un mois. Donc en tout deux mois de travail et vingt personnes ont été nécessaires pour enquêter et ensuite produire cette vidéo. 
 
 
Ce sont donc tout de même des méthodes qui demandent beaucoup de temps et des moyens humains non négligeables. Pensez-vous que beaucoup de rédactions peuvent se permettre ce genre de choses en dehors de la BBC ou du New York Times, que vous avez cité ?
 
Aliaume Leroy :

Ça dépend à quel niveau de l'open source investigation on pense. Il y a toute la partie du fact checking, de la vérification qui est aussi incluse dedans et ça, certaines newsrooms en France le font déjà, comme les observateurs de France 24. Mais c'est vrai, j'ai l'impression que le type d'enquête qui a mené à notre vidéo demande beaucoup plus de temps, et plus d'argent du coup, car s'il y a plus de personnes qui travaillent dessus, c'est tout de même un plus gros budget.
Nous aurions pu passer 6 mois sans finalement rien trouver d’intéressant, et ne rien publier
Mon unité à la BBC a de la chance d'avoir des postes et des éditeurs qui sont prêts… parce que c'est un risque aussi, nous aurions pu y passer six mois sans finalement rien trouver d'intéressant et ne rien publier. C’est donc un risque à prendre et il faut certains moyens, il y a un coût, il y a un risque. Mais il y a aussi toute cette communauté de personnes sur Twitter qui fait ça jour après jour, bénévolement, et sur laquelle on peut s’appuyer à condition, bien sûr, de les créditer pour leur excellent travail.
 
 
Ce n’est pas la première fois qu’on entend parler de l’OSI mais n’est-ce pas la première fois qu’une enquête qui fait appel à ce genre de méthodes fait autant parler ?
 
Aliaume Leroy : Les méthodes d'enquête open source existent déjà depuis quelques années, en tout cas de manière publique. Il existe par exemple l’organisation Bellingcat, avec qui j’ai travaillé et qui m’a formé, qui a notamment fait la grosse enquête sur le vol MH17 qui a été abattu au-dessus de l'Ukraine par un système de missile russe, ce qu’ils ont prouvé en traçant le chemin qu'il avait pris pour venir de Russie et pour ensuite revenir une fois l’acte commis. Des communautés d’analystes en sources ouvertes existent aussi. Cela doit donc faire depuis 2011 que ces méthodes ont commencé à être adoptées, notamment avec la guerre en Syrie et l’afflux de vidéos et d'images sur les réseaux sociaux qu’elle a engendrées et sur lesquelles ces analystes open source pouvaient travailler. Cela doit faire un an qu’une espèce de storytelling est appliquée à ces méthodes. Avant, cela restait relativement de niche, à destination d’experts qui écrivaient sur ces sujets, pas vraiment pour le grand public. Il y a une équipe au New York Times qui fait ça depuis un an à peu près, en proposant des vidéos d'une à dix minutes à peu près comme celle que l'on a fait pour le Cameroun, pour justement engager une large audience de manière plus directe. Au niveau de la BBC, avec Africa Eye, c'est une des premières fois, peut-être la première, que c’est fait.
 
 
Pensez-vous que ces méthodes gagneraient à être adoptées plus largement par de grands médias ?
 
Aliaume Leroy : Oui, je pense que c'est très important, non seulement parce qu'elles apportent aux journalistes de nouvelles possibilités, de nouvelles méthodes à utiliser dans leur boîte à outils pour enquêter. Ce qui est très bien avec l'open source investigation, c'est que c'est accessible au public car c'est gratuit, et parce que ça ne demande finalement pas tant d'expertise, beaucoup de gens peuvent les utiliser et vérifier des informations. Évidemment cela prend du temps, il faut donc de la patience. Je pense que les groupes médiatiques, que ça soit en Angleterre, en France, aux États-Unis, à travers le monde, gagneront à les adopter, car cela leur permet d'analyser une masse de données qui est aujourd'hui accessible en ligne, de la vérifier et de trouver des histoires dans ces masses de données que, sinon, ils rateraient en n’utilisant pas ces méthodes. 
 
 
Ce genre d’enquête requiert quels types de compétences ?
 
Aliaume Leroy : Tout d’abord beaucoup de curiosité, de patience et  surtout de la détermination, c'est vraiment ça le plus important. Il faut aussi avoir suivi un peu la communauté d’enquêtes en sources ouvertes, pour comprendre les outils et y être formé, même s’il est possible de se former tout seul, très facilement. Il y a des méthodes qui sont plus compliquées, c’est vrai, mais certaines prennent deux secondes et tout le monde peut apprendre rapidement, pour vérifier une image par exemple, avec la recherche inversée de Google notamment. C'est le genre d'outil qui peut être partagé à travers le monde et qui ne demande pas vraiment d'expertise élevée.
 
 
Parallèlement à la diffusion du reportage, un thread a été publié sur Twitter. A-t-il été pensé en même temps que la vidéo, ou plus tard ? D’où est venue l’idée ?
 
Aliaume Leroy : C'est Daniel Adamson, producteur à BBC Africa Eye, qui a eu l'idée de faire le thread, mais c'est arrivé tout à la fin. Et nous avons été assez surpris, car ça a vraiment bien marché. Nous pensions que c'était un thread comme on en voit partout, mais il a reçu des réactions très positives, beaucoup de gens ont trouvé ça très bien. Et maintenant que j'y pense, la structure de la vidéo fonctionne bien une fois passée sous forme de thread, où chaque bout d'information est lié à un autre, ce qui donne une histoire passionnante à suivre. Ce qui est bien avec un thread c'est qu’il permet de couper, d'avoir des respirations, de bien suivre, de se poser, alors que la vidéo continue à se jouer, en sachant qu’il y a exactement la même information dans les deux contenus. Mais le thread permet de passer plus d'informations qu'une vidéo ne le pourrait. Dans notre cas le thread a suivi la vidéo mais nous aurions pu ajouter plus d'informations à certains endroits. Cela dit, il fallait tout de même qu’il ne soit pas trop long, car sinon vous risquez de perdre des gens.
 
 Thread Twitter détaillant l'enquête menée par les deux journalistes de BBC Africa Eye

 
Daniel Adamson : 

Comme l’a dit Aliaume, nous avons d’abord fait la vidéo et une fois celle-ci terminée, j'ai pensé que Twitter serait un bon moyen de raconter l'histoire, étant donné que l'enquête comporte de nombreux éléments de preuve individuels, établis un à un, qui une fois réunis en une chaîne, mènent à la conclusion. La structure du fil Twitter permettait de refléter la structure de l'enquête, elle permet aux lecteurs de suivre votre logique et votre raisonnement à leur propre rythme. Nous n'avons pas de données exactes, mais nous estimons que 50 000 personnes ont retweeté ce fil de discussion et que les vidéos ont été vues deux millions de fois sur Twitter. Ce qui est super pour nous.
 
 
Pensez-vous que vous ferez d'autres threads dans le futur ? 
 
Daniel Adamson : Oui, nous recommencerons parce que ça a été un vrai succès. Je pense qu'en fait, on pourrait réussir à raconter des histoires sur Twitter, même dans le cadre de documentaires plus classiques. D’habitude, Africa Eye propose des films documentaires pour la télévision. Je pense que nous allons essayer de prendre d'autres enquêtes et de les diviser en sections. Le public aime voir notre méthodologie, il veut comprendre comment nous travaillons en tant que journalistes. Les gens ne veulent pas seulement qu'on leur donne la conclusion et qu'on leur dise de l'accepter, non. Ils veulent le voir de leurs propres yeux, ils veulent savoir comment on a fait, ils veulent vérifier par eux-mêmes que ce que nous leur disons est vrai. Et Twitter est excellent pour cela, donc je pense que c’est très utile et que nous allons l'expérimenter davantage.

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